Chapitre 5. Conclusion

« Pascal a fait remarquer, dans une métaphore planétaire, que la connaissance est comme une sphère dans l’espace : plus on apprend, c’est-à-dire plus la sphère est grosse, plus on est en contact avec l’inconnu (la surface de la planète). C’est vrai. Mais n’oublions pas le principe des surfaces et des volumes. Plus la sphère est grosse, plus le rapport du connu (volume) à l’inconnu (surface) est élevé. Souhaitons que l’accroissement de l’ignorance continue à se développer dans ce rapport à l’accroissement de la connaissance. »
Stephen Jay Gould, Darwin et les grandes énigmes de la vie

Tout au long de ce travail, j’ai tenté d’offrir une vision multifactorielle à l’analyse du système consonantique en développement de Marilyn, en intégrant des facteurs externes à une analyse strictement phonologique. Une telle approche, laquelle demande une observation précise du comportement des consonnes dans divers contextes phonologiques ainsi qu’un croisement systématique des comportements observés, a été facilitée par la taille du corpus étudié (plus de 22000 occurrences) et par la méthodologie employée pour la classification des données. Ainsi, les consonnes sous investigation ont été étudiées en fonction de leur position dans le mot et dans la syllabe, ce qui a permis de mettre à jour des effets de cooccurrences comme les harmonies, ou des calendriers d’acquisition pour chacune des positions étudiées. La taille du corpus a aussi permis l’utilisation d’analyses statistiques révélant certains des aspects quantitatifs caractérisant ces données.

L’analyse proposée à partir de ces données comporte plusieurs éléments de preuve qui montrent que les facteurs externes pouvant influencer les productions de l’enfant doivent être pris en compte, en plus des aspects phonologiques généralement considérés dans des analyses plus classiques. En effet, la considération de ces facteurs externes a permis de rendre compte de certains patrons de production difficilement analysables dans un cadre phonologique stricto sensu. De plus, cette intégration constitue une démonstration que les facteurs externes et internes à la phonologie de l’enfant interagissent de manière dynamique et évolutive pour produire les formes attestées dans le corpus à chaque stade d’acquisition.

Dans la première partie de mon analyse, j’ai considéré l’ordre d’acquisition des consonnes en finale de mot et en rime branchante à l’intérieur du mot. J’ai montré que deux analyses pour la syllabation des sonantes en finale de mot étaient possibles. Première possibilité, les sonantes en finale de mot sont syllabées à l’intérieur de rimes branchantes, suivant en cela une tendance typologique. Deuxième possibilité, la syllabation de ces mêmes consonnes se fait en attaque de syllabe à noyau vide, se conformant ainsi à la syllabation postulée pour la langue adulte. On a pu observer que Marilyn n’acquiert pas au même âge les obstruantes et les sonantes en finale de mot, et que l’ensemble de ces consonnes n’est acquis que bien plus tard (2;07) en position de rime branchante à l’intérieur de mot. À partir de ces deux observations, j’ai proposé que Marilyn a d’abord syllabé ces sonantes finales à l’intérieur de rimes branchantes (elles étaient donc élidées), avant de les syllaber en attaque de syllabe à noyau vide, ce qui permis leur production à partir de 2;04, soit avant que les rimes branchantes ne soient permises en output par la grammaire de l’enfant (à 2;07). Enfin, j’ai également mis en évidence le caractère singulier de la non acquisition des fricatives labiales et du /ʁ/ dans ces positions.

Dans la deuxième partie de mon analyse, je me suis penché sur les différentes interactions de lieu d’articulation qui prennent place entre consonnes non adjacentes dans les productions de Marilyn. Trois processus ont été observés : une métathèse des formes cibles CVCV [Dor…Lab], une harmonie labiale régressive des formes cibles [Cor…Lab] et une harmonie dorsale bidirectionnelle affectant les formes comportant une dorsale et une coronale. J’ai proposé que les deux premiers processus avaient pour origine commune une contrainte d’ordre prosodique qui force le trait Labial à se trouver à gauche du mot prosodique. Cette contrainte, liée à son interaction avec différentes contraintes de préservation de traits, a permis de rendre compte de la différence de traitement entre la forme CVC [Dor…Lab], qui n’est affectée par aucun processus, la forme CVCV [Dor…Lab], qui subit une métathèse, et les formes CVCV et CVC [Cor…Lab], lesquelles sont harmonisées. L’harmonie dorsale bidirectionnelle, quant à elle, est analysée comme le produit d’une contrainte articulatoire forte militant contre les séquences d’articulateurs linguaux différents au sein d’un même mot.

Similairement, j’ai proposé, dans la troisième partie de mon analyse, qu’une contrainte articulatoire est responsable de la substitution des fricatives par /l/ en attaque de syllabe pleine. Cette contrainte encode formellement l’hypothèse que la production de segments continus en attaque de syllabe pleine (position prosodique forte) exige une plus grande tension des mouvements articulatoires, ce qui rend ces mouvements plus imprécis. L’appui articulatoire de l’apex sur les alvéoles requis par l’articulation de /l/ permet, dans ce contexte, la préservation du trait de continuité des fricatives cibles. Contrairement à ceci, en finale de mot, c’est-à-dire dans un contexte prosodiquement faible où les consonnes sont produites avec un relâchement, un tel appui n’est pas requis ; les fricatives coronales sont donc réalisées sans substitution aucune.

Enfin, une contrainte articulatoire joue également un rôle central dans l’émergence d’harmonies de mode et la présence de substitutions d’obstruantes en finale de mot dans les productions de Marilyn. Cette contrainte, qui empêche l’apparition de séquences de consonnes possédant des modes d’articulation différents, interagit avec la grammaire de l’enfant, produisant différentes harmonies en fonction de la forme du mot cible. Comme pour la contrainte portant sur les séquences d’articulateurs linguaux, cette contrainte se base sur l’hypothèse qu’un mot présentant une séquence articulatoire contenant plusieurs articulations consonantiques distinctes est plus difficile à produire pour l’enfant qu’une séquence au sein de laquelle les mêmes articulations se répètent. On constate ainsi, pour les formes CVC contenant une fricative coronale et une occlusive labiale ou dorsale, une harmonie bidirectionnelle du trait [cont]. Selon la direction de l’assimilation, régressive ou progressive, cette harmonie est sujette à un conditionnement positionnel. Ainsi, l’harmonie progressive est liée à une contrainte qui milite en faveur de la préservation du trait [±cont] de la consonne située en tête de pied, ici la première consonne des mots CVC [Occ…Fric]. Dans le cas de l’harmonie régressive, les contraintes causant les harmonies de lieu discutées ci-dessus jouent un rôle déterminant dans les formes produites par l’enfant. Cette analyse est également motivée par un patron d’élision des obstruantes en finale lorsque celles-ci sont précédées d’une consonne nasale en attaque de syllabe accentuée. En effet, la réalisation des obstruantes est possible en finale de mot. Cette élision émerge donc d’une tentative d’harmonisation de mode des séquences [Nas…Obs] par Marilyn. Comme l’harmonie régressive du trait [nas] est bloquée par une contrainte de préservation du trait de nasalité contenu dans l’input, une forme comportant une harmonie progressive du trait [+nas] pourrait constituer un candidat optimal. Or, pendant cette période, Marilyn syllabe encore les sonantes post-vocaliques à l’intérieur de rimes branchantes, lesquelles ne sont pas encore admises dans les formes de surface. L’élision est donc la seule stratégie disponible afin d’éviter une séquence de consonnes possédant des modes d’articulations différents.

Ainsi, comme on peut le constater à partir de cet exemple et des autres exemples similaires discutés durant l’analyse, les contraintes articulatoires interagissent avec la grammaire de l’enfant, et notamment les contraintes de préservation, faisant émerger des processus phonologiques complexes mais néanmoins systématiques.

Par ailleurs, j’ai discuté du fait que certains autres facteurs externes, comme la fréquence de la langue adulte ou la fréquence des consonnes tentées par Marilyn, ne semblent pas jouer un rôle significatif dans les processus phonologiques observés dans les formes produites par cette enfant. Malgré ceci, il demeurait possible que ces facteurs aient eu une influence sur l’ordre d’acquisition des consonnes de la langue adulte. Cette éventuelle influence a été récusée dans la cinquième partie du chapitre 5. J’ai tout d’abord mis en évidence le fait que l’enfant n’utilisait pas de stratégie d’évitement pour les mots contenant des consonnes avec lesquelles elle avait des difficultés. J’ai ensuite montré que, dans la première partie du corpus étudiée, c’est-à-dire de 1;10.17 à 2;02.29, étant donné le faible nombre de mots du lexique de Marilyn à cet âge, ce dernier ne reflétait pas les fréquences des consonnes observées dans la langue adulte. Il ne peut donc y avoir une influence des fréquences des consonnes dans la langue sur les fréquences de ces mêmes consonnes tentées par Marilyn. De même, j’ai démontré que, pour les occlusives et, dans une moindre mesure, pour les fricatives, l’ordre d’acquisition des consonnes n’est influencé par aucun de ces deux types de fréquences. Cette démonstration renforce l’hypothèse centrale défendue dans cette thèse que le calendrier d’acquisition est plutôt largement déterminé par une interaction entre considérations grammaticales et articulatoires.

À la lumière des propositions formalisées au sein de cette étude de cas, il est maintenant indispensable, afin de dégager des schèmes généraux d’acquisition, d’étendre ce type de travail à un plus grand nombre d’enfants apprenant le français en langue maternelle, et de comparer ces données à celles basées sur d’autres langues cibles. On pourra ainsi répondre à une question émergeant des présentes conclusions, à savoir si des contraintes articulatoires telles que mises au jour s’appliquent à la population d’apprenants en général ou si elles n’affectent qu’un nombre limité d’enfants. Étant donnée l’importance des contraintes articulatoires sur les productions de Marilyn, l’influence d’autres facteurs tels les fréquences de l’input sur le processus d’acquisition de la langue est logiquement limitée. Par conséquent, on peut légitimement se poser la question de l’existence de plusieurs catégories d’enfants, certains dont le développement langagier serait influencé par des contraintes articulatoires dominantes, comme c’est le cas pour Marilyn, et d’autres chez qui des facteurs tels la fréquence de l’input seraient plus prépondérants. Quoi qu’il en soit, la recherche de ces schèmes généraux du développement langagier n’en est qu’à ces prémisses et doit donc être encouragée et développée pour des fins aussi bien théoriques que pratiques.