2.3. L’apport des connaissances du lecteur dans l’élaboration et la mise à jour d’un modèle de situation

2.3.1. Le modèle de Construction-Intégration de Kintsch (1988)

Le modèle de Construction-intégration s’attache précisément à la façon dont les connaissances de l’individu peuvent intervenir sur la mise en place de la représentation textuelle. Les connaissances générales sur les mots, la syntaxe, les relations spatiales, le monde, etc. contraignent et rendent possible la construction des différents niveaux de représentation du discours: structure de surface, micro- et macrostructure sémantiques, modèle de situation (voir van Dijk & Kintsch, 1983). L’avantage de ce modèle repose sur l’idée que la représentation textuelle évolue et se construit au fur et à mesure que les informations textuelles sont rencontrées ce qui lui confère un aspect dynamique. Les connaissances proviennent en partie du contexte dans lequel un discours est interprété. Deux étapes principales sont présentées et sont directement liées à ces connaissances et à leur mode d’organisation: la phase de construction et la phase d’intégration. Dans la phase de construction, les connaissances sont représentées sous forme d’un réseau constitué de nœuds interconnectés, chaque nœud référant à des propositions ou des concepts. Ces nœuds sont reliés entre eux avec des forces de connexion variables en tenant compte de la place de chaque élément dans le texte et dans le réseau de connaissances. Les interconnexions possibles entre les nœuds sont nombreuses et différentes d’où la nécessité de les représenter dans une matrice de connectivité avec des valeurs allant de –1 à +1. Les concepts ne sont pas clairement établis dans ce réseau de connaissances mais leur signification peut être construite et élaborée selon leur position dans le réseau. Leur signification va être principalement déterminée par la force qui les relie à leurs voisins les plus proches dans le réseau.Afin d’obtenir une signification complète, il y a nécessité d’explorer les relations qu’ils entretiennent. Ainsi, la signification d’un concept est toujours dépendante de la situation et du contexte dans lequel il se trouve. Dans ce modèle, une partie seulement du réseau peut être activée en même temps en raison du caractère limitée de la mémoire. La signification élaborée devient donc vite instable. Selon Kintsch (1988), il y aurait possibilité de rajouter des nœuds au sein du réseau afin d’obtenir une signification du concept mais au risque de désactiver d’autres nœuds présents dans le réseau.

Ainsi, lors de cette première phase de construction, des représentations pertinentes, incorrectes, et parfois même contradictoires sont activées par l’intermédiaire de règles «lâches». Ces règles mettent en place un ensemble d’éléments qui ne seront pas tous appropriés. La première règle est de former des concepts et des propositions qui correspondent directement aux entrées linguistiques. La deuxième prévoit que chacun des éléments est élaboré en sélectionnant un petit nombre de voisins proches dans le réseau.

La troisième règle suppose d’inférer certaines propositions additionnelles. Enfin, la dernière consiste à assigner des forces de connexions à toutes les paires d’éléments qui ont été crées.

Le résultat de l’application de ces règles produit une base de texte enrichie mais avec des incohérences possibles d’où l’intervention d’une phase d’intégration pour former une structure plus cohérente.

Une fois le réseau construit, la phase d’intégration prend place avec intervention d’une relaxation (intégration) des éléments pertinents et inhibition des éléments non pertinents afin de faire converger le réseau vers un état stable. La représentation est alors mise à jour de façon cyclique.

Les noeuds contextuellement non pertinents sont désactivés. Les nœuds les plus activés, quant à eux, sont maintenus en mémoire. Par ailleurs, les nœuds très actifs présents dans les cycles précédents sont intégrés à la représentation en cours d’élaboration. Au final, le résultat de la compréhension de textes sera représenté par les nœuds dont la valeur d’activation est élevée alors que ceux qui ont un faible niveau d’activation seront écartés.

Selon Kintsch, la représentation obtenue est alors proche d’un modèle de situation car elle inclut les propositions textuelles, les élaborations du réseau de connaissances, ainsi que les macropropositions.

Ainsi, ce modèle a la particularité de souligner l’interaction entre les éléments textuels et les connaissances du lecteur. Les connaissances du lecteur sont mises en avant quant à leur participation active dans l’élaboration d’une représentation.

Par l’intermédiaire des connaissances, la représentation est modifée et constamment mise à jour. Si dans la littérature, la majorité des théories s’accordent sur l’existence d’un processus de mise à jour, elles diffèrent cependant à propos de l’intervention temporelle de ce processus.

La mise à jour peut intervenir en cours de lecture (i.e processus on-line) (voir Zwaan & Radvansky, 1998). D’autres auteurs comme de Vega (1995) postulent que la mise à jour de la représentation est un processus rétroactif qui se produirait après un délai permettant de vérifier la pertinence de l’information rencontrée par rapport aux informations subséquentes du texte.

Dans cette optique, seul le contenu final de la représentation est évalué en fin de lecture. Blanc et Tapiero (2001) ont réalisé une étude visant à clarifier le cours temporel de ce processus de mise à jour. Les auteurs voulaient démontrer que les connaissances du lecteur permettent de déterminer la mise en place d’un processus de mise à jour d’un point de vue temporel. Les sujets ayant des connaissances spécifiques construirait un modèle de situation plus précis que ceux qui ont des connaissances plus générales et ceux-ci suivraient également mieux les déplacements des personnages. Des sujets ayant peu de connaissances auraient de la difficulté à mettre à jour leur représentation finale. Elles s’attendaient ainsi à ce que très peu de différence apparaisse entre les participants pour une tâche réalisée en cours de lecture, en revanche pour une tâche réalisée en fin de lecture, de meilleures performances devraient apparaître pour les sujets qui possèdent des connaissances spécifiques sur la situation. Les auteurs supposaient également que ces connaissances interviendraient sur la qualité de la mise à jour. Enfin, les auteurs voulaient prouver que le type de tâche utilisé pouvait modifier le cours du processus de mise à jour.

Pour répondre à ces différents questionnements, les auteurs ont observé la façon dont les lecteurs parviennent à suivre les déplacements de trois personnages principaux dans un décor de théâtre et ainsi à mettre à jour leur représentation au fur et à mesure où il avance dans le texte. Les participants devaient intégrer l’évolution des mouvements des personnages dans ce décor (ex : John allant dans le living room pour allumer le feu annonce à Juliette que Marie va épouser un riche duc), mais également le mouvement des objets (ex : le livre initialement posé sur la table de salon est maintenant situé à côté d’une pile de bois). De plus, chaque sujet recevait des connaissances spatiales sur la scène décrite avant la lecture du texte par l’intermédiaire d’une introduction qui était très spécifique, peu spécifique ou générale par rapport au texte expérimental présenté.

Le texte a été divisé en deux parties afin d’étudier le cours temporel de la représentation. La première partie permettait de contrôler le modèle original mis en place, la deuxième partie permettait de manipuler le modèle de situation spatial en y ajoutant des transformations. La procédure était la suivante : les participants lisaient l’une des trois introductions (très spécifique, peu spécifique, générale) puis lisaient la première partie du texte expérimental. Ils réalisaient ensuite la première phase test. La représentation construite était évaluée à l’aide d’une première épreuve d’inférences pour la moitié des participants de chacun des trois groupes, l’autre moitié effectuait une tâche distractrice qui consistait à remplir un questionnaire d’imagerie visuo-spatiale. Ceci permettait d’étudier les effets des épreuves intermédiaires sur l’intégration de modifications au modèle initialement construit. Ensuite, tous les participants lisaient la seconde partie du texte et réalisaient simultanément une épreuve de jugement spatial. Elle consistait en la présentation de couples de mots désignant des objets de l’environnement. La tâche des participants consistait à dire si les couples d’objets présentés se trouvaient dans la pièce dans laquelle se rendaient le ou les personnage(s). De façon à accomplir cette épreuve, les lecteurs devaient donc se focaliser sur les informations relatives aux déplacements des personnages. Enfin, tous les participants effectuaient une épreuve d’inférence en fin de lecture.

Les principaux résultats ont démontré que les lecteurs avec des connaissances très spécifiques (introduction spécifique) sur la situation ont construit un modèle de situation très précis. En effet, ils ont intégré les informations relatives au cadre situationnel mais également relatives aux personnages comparativement aux lecteurs qui ont reçu des connaissances peu spécifiques et générales via l’introduction.

De plus, tous les participants ont réussi à intégrer l’information en cours de traitement (i.e on-line) mais l’intégration ultérieure de ces informations n’apparaît que pour les lecteurs qui ont reçu des connaissances très spécifiques. Alors que les performances augmentent de la tâche de jugement spatial à l’épreuve de vérification d’inférences finale pour les participants qui disposaient de connaissances spécifiques, elles diminuent pour ceux qui ne possédaient que très peu de connaissances. Il semble également que les connaissances antérieures des lecteurs déterminent le cours temporel du processus de mise à jour mais également sa qualité ou sa durée. Des différences de performances sont apparues pour la représentation des déplacements des objets uniquement durant l’épreuve de vérification d’inférences finale, et pas durant la tâche de jugement spatial. Les participants qui disposaient de peu de connaissances sur la situation ont intégré de façon seulement temporaire les déplacements des objets alors que ceux qui possédaient des connaissances spécifiques les ont incorporées de façon permanente.

Enfin, il apparaît que les exigences de la tâche déterminent le cours temporel et la qualité du processus de mise à jour. Lorsque les participants ont réalisé l’épreuve de jugement d’inférence avant la lecture de la deuxième partie du texte, les temps de lecture augmentaient de la première partie à la deuxième partie. De plus, les résultats ont prouvé que les sujets mettaient à jour leur modèle de situation au cours de la lecture de la seconde partie du texte, alors que ceux qui ont réalisé lequestionnaire d’imagerie mettaient à jour leur modèle de situation immédiatement et de façon tardive.

Ainsi, comprendre la manière dont un individu construit un modèle de situation cohérent requiert de prendre en compte le décours temporel ou l’évolution de la représentation mentale et il est donc essentiel de dissocier les processus on-line (en temps réel) des processus off-line (postlecture).