I.2.1. Le cas « Banania » en France

La marque « Banania » est née en novembre 1914, et a été créée par Pierre-François Lardet, ex-banquier, ex-journaliste, amateur d’art lyrique. Tout commence par sa fascination pour le voyage : en 1909, à son retour d’un voyage au Nicaragua, il tente, avec l’aide d’un ami pharmacien, de restituer la saveur puissante et tonique d’une boisson brésilienne. En 1912 il obtient un breuvage qu’il juge délicieux, composé de farine de banane « nourrissant au plus haut point », et de cacao « savoureux et parfumé », de crème d’orge et de sucre. Il se lance en 1914 dans la fabrication industrielle de cette boisson à Paris. Il restait à la nommer: plusieurs noms se succédèrent : Bacao, Bana-Cacao, Bananette, Bananose, Banarica, et, enfin, Banania.

« A partir de la fin 1915, sur tous les murs de France, [apparaît] un tirailleur sénégalais en uniforme coiffé de sa chéchia rouge à pompon bleu, son fusil à ses côtés, qui déguste dans sa gamelle le ‘délicieux’ breuvage » 27 . Nous sommes en pleine guerre et Pierre Lardet profite de la grande popularité des troupes coloniales pour lancer son produit. L'invention du slogan « Y'a bon » s'inspire de la représentation du langage « petit nègre » des tirailleurs sénégalais. On voit partout sur les murs de France, le visage toujours souriant du bon tirailleur.

Depuis la naissance de la marque, les temps ont changé, l’histoire est passée et le colonialisme a petit à petit disparu avec son cortège d’idées reçues, de stéréotypes envers les noirs. Aujourd’hui, le caractère méprisant, voire insultant de ces stéréotypes qu’il faut bien appeler racistes est devenu insupportable. Les publicités pour Banania témoignent de cette évolution.

Dans cette première affiche, datée de 1915, on trouve les trois couleurs qui resteront emblématiques de la marque jusqu'à aujourd'hui. Le fond jaune rappelle la banane, le rouge et le bleu l'uniforme des tirailleurs. Une affiche exotique donc, mais un texte qui rappelle que Banania est un « aliment français ». Le bleu et le rouge présents dans l’image publicitaire sont d’ailleurs dans les couleurs nationales. Notre tirailleur se nourrit d’un aliment français. Ici aussi la France fait œuvre de « civilisation » comme le voulait la propagande colonialiste. Bien évidemment le fameux « y’ a bon » réfère au « petit nègre ». Le petit nègre est ce français incorrect, sommaire ou rudimentaire censé être parlé par les indigènes des colonies françaises et qui déclenche à la fois malaise, gêne, une forme d’ironie méprisante et aussi amusement.

La figure va évoluer. Le décor « africain » et le corps du militaire disparaissent au profit du seul visage coiffé de la chéchia emblématique. Ce qu’on peut appeler un logo restera ainsi jusqu'au milieu des années 1950. Le texte abandonne « l’aliment français » pour un « petit déjeuner familial ». Mais le « y’a bon » demeure. Le visage du tirailleur évolue : il passe d’une représentation relativement réaliste à la représentation d’un Oncle Tom mâtinée de Louis Armstrong ou Sydney Bechet.

Il faut dire que la figure du noir a évolué après la seconde guerre mondiale, avec l’arrivée des troupes américaines en France. Avec elles sont arrivées le jazz, les negro-spirituals et une autre vision du noir : musicien, jovial, bon vivant et opprimé dans son pays.

En 1957, la figure change encore une fois. Nous quittons le tirailleur sénégalais pour une autre figure célèbre du « nègre » : celle du serveur de café coiffé d’une chéchia qui vous apportait le café ou le chocolat dans les cafés de luxe (celui du Café de Paris, Place de l’Opéra, était célèbre et nombre de gens venaient dans l’établissement juste pour se faire servir par lui). Le corps quant à lui est stylisé sous forme de deux bananes opposées. L’ambiance proprement coloniale disparaît (nous sommes au seuil de la décolonisation en Afrique subsaharienne) ; elle est remplacée par uneambiance « métropolitaine ». En quelque sorte notre tirailleur devient un immigré !

En 1959, le corps fait de bananes disparaît. On revient à la seule image du visage, toujours avec la chéchia. Notre homme déguste une tasse de Banania fumant. Il redevient le consommateur alors qu’en 1957, il était serveur mais, dans les deux images, ses yeux ne quittent pas le breuvage. Notons le geste de sa main qui attire de manière prescriptive l’attention sur la qualité de Banania.

En 1967, le visage se stylise pour devenir réellement un logo. Y’a bon devient un slogan identificateur lié au logo.

Mais ce n’est pas tout. Nous sommes dans les années où les préoccupations de santé et de diététique s’imposent progressivement en France. Le petit déjeuner « familial » devient un petit déjeuner « dynamique » : le produit cesse d’être social (la famille) pour devenir un produit de santé. Cela correspond à une évolution de la société française en cours (nous sommes autour de 1968) où le lien familial s’affaiblit au profit d’un recentrement de l’individu sur lui-même ; un individualisme où le sujet se doit d’être dynamique, sain, dans une société tout aussi dynamique et en pleine phase de croissance. Le discours « Le petit déjeuner dynamique » assure une bonne santé, en d’autres termes, la dynamique des consommateurs.

En 1977, changement radical. Le tirailleur disparaît, et surtout le « y’ a bon » disparaît : le « racisme » disparaît. A sa place, un enfant aux joues rebondies et rouges, qui fait un clin d’œil de connivence. Le message s’adapte au souci de santé qui commence à dominer une société qui médicalise de plus en plus la vie. Il en résulte une approche diététique qui vise à faire évoluer les mœurs alimentaires des Français. Le petit déjeuner traditionnel devient un vrai « repas du matin ».

En 1991, L’homme à la chéchia a disparu, l’enfant aussi. A leur place, voici un « soleil enfant » directement inspiré de Georges Méliès - L’image du « voyage dans la lune », premier film de fiction (Georges Mélies, 1902), regardant avec gourmandise le bol de Banania fumant. Les boîtes de métal ont fait place à des boîtes de carton.

En 2003, l’inspiration traditionnelle est de retour, mais notre tirailleur s’est transformé en enfant à la chéchia : le tirailleur « colonial » n’a plus sa place, mais tous ses éléments d’identification constituent le déguisement par un enfant. En d’autres termes, l’enfant à la chéchia est le descendant du tirailleur. Le message s’est complètement médicalisé : Banania est devenu un « alicament » 28 . Le petit déjeuner est « équilibré » (le rêve des temps modernes) et, le voici enrichi en magnésium et en fer !

Pierre- François Lardet n’est pas un doux inventeur : c’est un industriel qui sent le vent et qui sait user des situations pour valoriser son produit. Avec Banania commence une véritable saga publicitaire, toujours en prise avec l’actualité. Banania naît dans les premières semaines de le Première Guerre Mondiale. A cette époque, l’armée d’Afrique arrive en métropole. Elle jouera un rôle important dans toutes les batailles du conflit, servant bien souvent de « matelas » en première ligne. La « force noire » devient célèbre et les tirailleurs entrent très vite dans la légende. Il en sera de même après le débarquement en Provence, en 1944. Au cours des deux conflits, on entendait souvent les foules hurler, au passage des troupes coloniales « Vive la France ! Vivent les Sénégalais ! ». Lardet a su saisir d’emblée cette situation. Tout comme il a su faire sa propagande en envoyant sur le front, dès 1914, 14 wagons chargés de Banania soit 1430 tonnes par an de ce petit déjeuner idéal, une nourriture riche sous un moindre volume.

Après le conflit, l’intérêt pour la figure de l’enfant (né à la fin du XIXe siècle) grandit : sa santé devient l’objet de toutes les préoccupations et l’on retrouve cet intérêt dans la publicité de Banania comme on la retrouvera dans celle des savons « Cadum » avec leur célèbre « bébé Cadum ». Avec le « baby-boom » de l’après-guerre dans les années 1950, Banania valorise le caractère « bon pour les enfants » de son produit.

Certes, Banania n’est pas le seul produit reconstituant de l’époque : les chocolats en poudre Poulain, Van Houten sont sur le marché. Mais Banania a su dépasser le cadre de la simple marque pour devenir un « objet de civilisation » pour reprendre le nom donné par Pierre Francastel 29 à certaines peintures ou icônes et qui peut s’appliquer à nombre d’objets, d’images, de produits devenant autant de faits sociaux.

La boisson d’origine coloniale témoignant de la vitalité de l’empire à ses débuts, est devenue « Aliment délicieux pour les estomacs délicats », boisson dynamique et équilibrée et qui « tient au ventre ». Même si Banania a su épouser toutes les idéologies du siècle et imprégner l’imaginaire de pratiquement quatre générations, il reste malgré tout porteur d’une idéologie conformiste à relent raciste du début du XXe siècle.

La figure centrale de la marque est bien évidemment le soldat noir, le tirailleur sénégalais. Lui aussi va épouser l’évolution de l’histoire des rapports de la France avec ses colonies. De l’Africain « réaliste » des débuts, on passe à une image stylisée qui met en scène le « bon noir », le « grand enfant », « la Case de l’Oncle Tom » d’Harriet Beecher Stowe, a paru en 1851 – devient rapidement un classique de la littérature enfantine montrant le « bon noir » et surtout le « bon blanc » dans un décor de plantation sudiste et offre le pendant masculin de la « Mamma » d’Autant en emporte le vent.. L’Oncle Tom fixe dans l’imaginaire occidental l’image du bon noir, doux, un peu naïf et dévoué, image dont joueront d’ailleurs les musiciens de jazz installés en France (comme Sydney Bechet). Il faut dire aussi que le tirailleur de Banania a bénéficié de la mode nègre des années folles : art nègre, jazz et, bien sûr, Joséphine Baker et sa ceinture de bananes, que rappelle l’affiche Banania de 1957. Puis le noir s’éclipse un instant, décolonisation oblige, pour faire place à un éphémère soleil-enfant. Il ne tarde pas à revenir avec des traits changés: la chéchia rouge et bleue demeure, certes, mais le grand niais aux grosses lèvres bien rouges, aux dents bien blanches, aux yeux exorbités de plaisir, fait place à un enfant aux trait plus fins. Dans la première image, le soldat noir armé de pied au cap évoque la guerre et la dernière image nous montre un jeune garçon arborant la même tenue que celui qui pourrait être son grand-père est devenue déguisement.

Le fameux sourire du tirailleur a aussi changé de sens. Le tirailleur est sympathique, chaleureux, réconfortant, courageux et vigoureux. Toutes ses qualités sont symbolisées par son sourire sut l’affiche initiale, le « sourire vrai d’un homme vrai », c'est-à-dire une sorte de recours au « bon sauvage ». Et puis, cet éternel sourire devient celui de l’Africain jovial et naïf par nature. A son dernier avatar, le voici devenu le sourire béat du consommateur satisfait et repu. Il n’en reste pas moins que, malgré ses modifications, le tirailleur de Banania est devenu une figure aussi célèbre que le diable crachant le feu de Capiello pour la réclame de la ouate thermogène ou encore le Bibendum de Michelin.

Sur le plan linguistique, il est plus que probable que le célèbre « y’a bon » n’était pas à sa création une formule humoristique mais la simplification réductrice que ce que l’on appelait le « petit nègre », c'est-à-dire la manière de parler le français des Africains et un véritable stéréotype. Ce n’est que petit à petit que le publicitaire a opéré une sorte de mise à distance humoristique de l’expression qui se moque d’elle-même. In fine, le syntagme figé est devenu un slogan lié au visage africain devenu logo.

Enfin la qualification du produit Banania a elle aussi suivi l’évolution de la société : on est passé du « petit déjeuner familial » à «un repas le matin », puis, apparurent le « dynamisme » et l’« l’équilibre ». Banania se transforme en « alicament » enrichi en fer et en magnésium. La marque agit ici par remplacement au contraire de Ricoré qui a choisi d’emblée d’allier la famille et la santé, l’harmonie familiale et le tonus.

Banania est devenu plus qu’une marque. Il est un pan de la culture française, une sorte de symbole des relations coloniales qui fait partie de l’héritage français. Aujourd’hui, avec le retour de la nostalgie coloniale liée à la nostalgie des années d’enfance, on se met à collectionner les boîtes de Banania anciennes comme les produits publicitaires dérivés.

Les formes originaires de la publicité (le tirailleur) sont réduites à leur dimension sémiotique, et, de ce fait, sont désormais portées par un jeune enfant, comme déguisement. Cela signifie un déplacement des caractéristiques du personnage, de ses attributs sémiotiques, du soldat originaire vers un enfant, ce qui définit, justement, leur sémiotisation. Ce costume devient une sorte de déguisement : il n’est plus un marqueur d’identité, il est un signe, une forme sémiotique comme les autres, qui représente l’identité de la marque « Banania », dans n’importe quel contexte – en l’occurrence un jeune enfant. « Banania » comme identité sémiotique. Au lieu d’être seulement mis en scène avec le tirailleur des origines, le produit devient, désormais, porteur d’une identité sémiotique : le costume et l’apparence du tirailleur sont désormais un signe identitaire qui peut être porté par n’importe quel personnage – en l’occurrence, par exemple, un enfant. Cela signifie que « Banania » n’est plus seulement un produit, il devient pleinement une marque, c’est-à-dire un objet sémiotique dont le sens est intelligible dans l’espace symbolique que représente le marché.

Notes
27.

Jean Garrigues, Banania – Hisoire d’une passion française, Paris, Du MAY Editieur, 1991, p.43.

28.

Néologisme formé à partir de « aliment » et de « médicament ».

29.

Pierre Francastel (1900-1970), historien de l’art français.