I.2.2. Le cas 大白兔 (da bai tu) « Grand lapin blanc » en Chine 

大白兔奶糖
[da bai tu nai tang]
Traduction : Caramel au lait Grand lapin blanc.

« Caramel au lait Grand lapin blanc », un produit chinois de confiserie, est né à Shanghai en 1959. Dès sa création, le produit comme le nom et le logo rencontrèrent un grand succès auprès des Chinois. « Caramel au lait Grand bapin blanc » fut même choisi comme un symbole de réussite lors du 10e anniversaire de la fondation de la République Populaire de Chine. Dans les premières années de sa production, on n’en fabriquait que 800 kg par jour, et certains maillons de la chaîne de fabrication se faisaient à la main. Pendant les années difficiles (début des années soixante), seuls les malades avaient le droit d’en avoir avec leur ticket de rationnement. Cela n’empêcha ni le slogan, ni la publicité, car en Chine comme partout, il existait bien des manières de détourner le rationnement. Le slogan était « sept grands lapins sont égaux à un verre de lait » pour mettre en avant la valeur nutritive du produit. Les Shanghaiens étaient très fiers de cette marque locale et les Chinois qui passaient à Shanghai s’arrangeaient pour en faire provision pour eux et leurs amis.

« Caramel au lait grand lapin blanc  » était tellement célèbre qu’en 1972, le premier ministre Zhou Enlai en a offert au président Nixon. Aujourd’hui, « Caramel au lait grand lapin blanc» est un produit d’exportation diffusé dans une quarantaine de pays dans le monde. Il est un des favoris permanents du marché des confiseries sur le plan national et sur le plan international. Le chiffre d’affaires atteint annuellement 600 milliards de yuan. Avec son image de marque inchangée depuis 40 ans, « Caramel au lait grand lapin blanc » a gagné au total 160 milliards de dollars et l’on trouve sa trace aux Etats-unis, en Europe et à Singapour….

En ce qui concerne la publicité de « Grand lapin blanc », il nous faut indiquer qu’il était impossible de faire la publicité de ce produit, parce que la Chine pratiquait dans les années cinquante et soixante le système de l’économie planifiée. Tout ce que l’on pouvait faire comme publicité, c’était le « packaging », l’emballage. Il fait l’objet de soins de plus en plus nombreux: le conditionnement comme l’image de marque sont de plus en plus sophistiqués.

Sur le plan culturel, « Grand lapin blanc » et son succès posent deux questions : pourquoi avoir choisi le nom et l’image du lapin comme marque ? Pourquoi un tel succès alors qu’en Chine, traditionnellement, les Hans (ethnie majoritaire en Chine) ne consomment pas de produits laitiers ?

Dans la tradition culturelle chinoise, le lapin est un animal bénéfique. Il est le gage d’une grande longévité. Cette réputation vient d’une légende profondément ancrée dans l’imaginaire chinois. Il s’agit de la légende de « Chang E qui s’envole vers la Lune » 30 / 31 .

On rapporte que jadis, il existait dix soleils et que chaque soleil allait à son tour éclairer le monde de manière régulière comme le fait le soleil aujourd’hui. Mais au bout de mille ans, les dix soleils se lassèrent de leurs vies bien ordonnées et décidèrent de se rebeller. Ils apparurent tous ensemble dans le ciel, causant une terrible sécheresse sur la Terre. L’Empereur Yao (2356-2258 avant J.-C.), qui régnait à cette époque sur la Chine, fut obligé d’intercéder pour son peuple auprès de l’Empereur céleste. Obéissant à l’ordre de l’empereur céleste, Yi, l’archer céleste, prit son arc et ses flèches et descendit immédiatement sur Terre en compagnie de son épouse Chang E. Cependant, alors que l’Empereur Jun lui avait simplement demandé d’effrayer les soleils, Yi décida de son propre chef de les tuer. Sa flèche partit comme une étoile filante. Une violente déflagration se produit dans le ciel, le soleil touché par la flèche de Yi se changea en une boule de feu et tomba au fond de la mer. Et ainsi de suite. Après la disparition de neufs soleils, la température redevint normale et la paix revint sur terre.

Sa mission remplie, Yi s’apprêtait à rentrer avec son épouse. Cependant, à la surprise de Yi et à la colère de Chang E, le dieu Jun repoussa le couple : Yi pour avoir tué neuf de ses dix enfants et son épouse pour avoir donné ses longs cheveux pour faire les cordes de l’arc de Yi. Ils furent condamnés à vivre sur terre en tant que mortels.

Pour vivre éternellement avec son épouse sur terre, Yi demanda une pilule d’immortalité à la Reine-mère d’Occident 32 qui la lui donna.

Chang E, à la beauté extraordinaire, était une femme très curieuse, et pendant que Yi dormait profondément, elle goûta furtivement sa moitié de pilule. Ne sentant rien, elle avala l’autre moitié. Immédiatement, elle s’éleva dans les airs et s’envola vers la Lune. Là, en guise de châtiment, elle fut transformée en crapaud et condamnée à broyer éternellement des plantes médicales sous un cannelier (arbre dont l’écorce donne la cannel) devant le Palais de la Lune. Sous les Jin (265-420), la légende originelle se modifie et c’est un lapin qui prend la place de Chang E. Dans le palais lunaire, ce lapin broie éternellement du jade pour préparer des médicaments d’immortalité.

Mais ce n’est pas tout. Chang E a une réputation de beauté céleste. On la représente souvent vêtue d’habits royaux et portant le disque lunaire dans sa main droite. Son nom est souvent cité dans les romans ou les poésies pour désigner une femme d’une beauté parfaite. On dit couramment : « Belle comme la femme céleste qui serait descendue de la Lune ». Le couple symbolique Chang E et le Lapin alliant beauté féminine et immortalité est devenu le symbole de la fécondité, de la reproduction et de la longévité ainsi que de l'éternelle renaissance de l'astre des nuits.

Choisir le lapin comme marque de confiserie, c’est donc faire appel au lapin légendaire et à sa charge symbolique qui vit dans la mémoire collective chinoise.

On peut, au premier abord, s’étonner du lancement et du succès d’un produit chinois contenant du lait, en effet, les la plupart des Chinois ne boivent pas de lait et encore moins de produits laitiers. On le sait tellement que c’en est devenu une sorte de cliché. Cliché qui comme tous les clichés contiennent de la vérité mais la caricature et la généralise. Le fait de ne pas boire de lait et de ne pas manger de produits laitiers n’a rien à voir avec une interdiction de type religieux ou un tabou comme on le laisse penser en Occident trop souvent. En fait, seuls les Han traditionnellement n’apprécient pas les produits laitiers tandis que les autres ethnies chinoises en consomment ou peuvent en consommer de temps en temps. Les Mandchous, par exemple, ne dédaignent pas le lait, loin de là, et l’on trouve dans les recettes des repas impériaux de la dynastie Qing un grand nombre de préparation contenant du lait, à tel point que le lait est devenu pour certains chinois synonyme de luxe impérial, voire symbole de pourvoir. Il est probable qu’une partie du succès du Lapin est due à cette symbolique. D’un autre point de vue, la lait, dans la médecine traditionnelle, est un aliment réservé aux enfants (allaitement) et bénéfique aux personnes âgées: un aliment de santé pour organismes en construction et les organismes en déconstruction. Enfin, n’oublions pas que la marque Lapin est né à Shanghai, la ville qui, depuis l’implantation des concessions occidentales, est devenue la ville la plus occidentalisée de Chine. Le lait, sans être une boisson ou un aliment très répandu y est une composante possible de l’alimentation. Cette convergence de données peut expliquer et la création du produit et son succès, notamment auprès des personnes âgées et des enfants.

La première image que nous présentons date d’avant la révolution culturelle, avant 1966 donc. En ce temps-là, le seul support publicitaire potentiel était le papier du caramel. Ci-contre nous avons composé l’image pour l’occasion avec quatre sortes de papiers de bonbon différents. Au centre, encadré par deux bandes présentant des lapins en vis-à-vis, on trouve le « Lapin » en position assise avec, lui faisant une sorte d’auréole, une palette de peintre portant du rouge et du bleu. Simple en apparence, cette mise en scène n’est pas sans rappeler la mise en scène des « sentences parallèles » : deux bandes longitudinales et une bande plus large en position frontale. Les « sentences parallèles » sont une antique tradition chinoise que l’on trouve encore aujourd’hui sur les portes d’appartements, les devantures de magasins et elles proposent toujours des phrases « porte-bonheur » ou des sentences morales. Probablement sans projet réellement publicitaire (au sens moderne du terme, c'est-à-dire plus proche de la « réclame » que de la publicité), les concepteurs de l’emballage ont su créer une ambiance familière, donner une dimension culturelle pour présenter le produit. Sans établir nécessairement un lien explicite avec les sentences parallèles, le consommateur chinois se retrouvait en milieu de connaissance. Reste à comprendre le rôle de la palette. Elle porte du rouge, du bleu et du blanc (le lapin). Une palette est l’outil du peintre, il y dépose ses couleurs et les mélanges. On a donc ici l’allusion à la préparation d’un mélange (celui des différents ingrédients qui feront le caramel). Pourquoi du bleu, du rouge et du blanc ? En Chine, dans la tradition comme dans la culture chinois, les couleurs des aliments jouent un rôle fondamental dans l’alimentation. Réunir des aliments de plusieurs couleurs n’est pas seulement esthétique mais contribue aussi à la valeur alimentaire du repas. Ainsi, le vert et le bleu sont censés favoriser la circulation du sang, la digestion, l’imagination et l’activité sexuelle. Le rouge tonifie et a une vertu stimulante de l’activité affective et intellectuelle. Quant au blanc, son action est une mise en réserve et une intériorisation. D’une part, le bleue met en réserve l’énergie vitale (气qi) et d’autre part, il harmonise (和he) l’intérieur du corps. Au point social et culturel, le blanc (plus exactement l’écru) symbolise le retour à une nature qui échappe à l’homme. C’est en ce sens, qu’il est la couleur du deuil et, en même temps, qu’il exprime une force particulière, supérieure à la force ordinaire des hommes.Lui correspondent le riz, l’orge, les farines et le sucre.

La deuxième image date d’après la révolution culturelle (après 1976). Sur le paquet, le premier tiers de l’image, cette place dans l’image qu’on appelle en chinois « la place d’or » – angle supérieur gauche – est occupée par un lapin plein d’énergie, l’air malicieux, sautant, courant. Le deuxième tiers central est occupé par le nom de la marque en deux langues : chinois et anglais 大白兔奶糖, Caramel au lait Grand Lapin et White Rabbit en couleur rouge et noire ; le dernier tiers inférieur est rempli par un amas de bonbons Grand Lapin en couleurs– bleue, blanche et orange.

La troisième image est contemporaine dans les années 90: l’arrière plan est un fond bleu. Le plan moyen montre une vague de lait au sommet de laquelle se trouve le nom de la marque – 大白兔鲜乳奶糖, [da bai tu xian lu nai tang], Caramel au lait frais Grand Lapin. Au premier plan, notre lapin, plein de joie, fait du surf sur la vague de lait. Cette image déborde d’énergie et de modernité, s’adressant à des consommateurs jeunes et « branchés », des surfeurs potentiels ou réels.

Dans l’évolution de la présentation du produit, on note que la publicité passe de l’image traditionnelle d’un lapin sage (en chinois on ne dit pas sage comme une image, mais sage comme un lapin) à un lapin qui court pour aboutir à un lapin surfeur.

A elle seule, cette série symbolise mieux que les discours, l’évolution de la Chine au cours des dernières décennies : une certaine entrée dans la modernité avec, malgré tout, la persistance du vieux fonds culturel chinois d’une part et la montée en puissance économique de la Chine d’autre part.

Notes
30.

Certaines sources sont extraites de L’histoire et la civilisation chinoise, Feng Bai Cai, etc, Beijing, édition de l’université des langues étrangères de Beijing, N°2, p.70-76.

31.

Ce qu’on raconte ici est une des versions les plus connues.

32.

西王母, Xi Wangmu, personnage de la mythologie chinoise antique, devenu sous la dynastie Han une divinité taoïste.