III.4. Poésie et « sentences parallèles »

A l’origine de toutes les littératures, la forme versifiée a été utilisée en relation étroite avec la tradition orale. Les pauses et les récurrences qui la caractérisent sont liées aux nécessités de la vocalisation, de la mémorisation et de la communication. Les répétitions et le parallélisme ont permis au récitant d'alléger sa tâche et à l'auditeur de graver plus facilement desformules dans son esprit. Les rythmes des versépousent les mouvements du corps parlant, chantant, voire dansant.  Tous ces traits concourent à distinguer la parole ainsi mise en forme de son usage ordinaire, à lui conférer une valeur esthétique, souvent soulignée par un accompagnement musical. Il lui donne parfois une valeur idéologique : le poète est, en effet, souvent dépositaire d'une forme de vérité, profane ou sacrée.

L’utilisation poétique de la forme et de sens est fournie par toutes les variétés linguistiques qui cherchent à motiver le signe linguistique par une ressemblance entre le signifiant et le référent lui-même. Dans la plupart des traditions, ce principe d'équivalence commande plusieurs niveaux d'organisation formelle du poème, au premier rang desquels : la métrique (reprise d'un nombre égal de pieds ou de syllabes), la rime (répétition de sonorités identiques en fin de vers), la strophe, où mètres et rimes sont eux-mêmes combinés et disposés selon un schéma récurrent.

Ces effets de sens sont de l'ordre de la connotation, qui ajoute au sens dénoté des traits de signification fluctuants, propres à l’énonciateur et au destinataire. Alors que le fonctionnement de la signification est habituellement différentiel, celui de la connotation est associatif. Il repose sur les relations qu'un mot peut nouer avec les signifiés et les signifiants qui l'entourent. 

Il n'est donc pas possible de résumer, de paraphraser ou de traduire un poème sans lui faire perdre non seulement sa musicalité, mais aussi une part de sa signification. Le traducteur d'un poème ne saurait se borner à en restituer le « contenu » ; il doit tenter de donner dans sa propre langue un équivalent de sa physionomie rythmique et phonétique. Il nous est vraiment difficile d’effectuer une traduction impeccable dans notre travail en raison de notre niveau linguistique et littéraire. La traduction du poème chinois que nous proposons ne vise donc qu’à la compréhension globale de son sens afin de soutenir notre analyse.

Le langage poétique, alliant des mots rayonnants, des mots de lumière, avec un rythme et une musique, n’est pas seulement là pour faire passer un message, mais également pour faire ressentir au public quelque chose de l’invisible, du sensible. Nous allons maintenant faire l'analyse d’une publicité de style poétique afin de déceler comment le publicitaire cherche à donner un souffle nouveau à la communication en utilisant le rythme, les sons et les images.

安居寻常百姓家
[an ju xun chun chang bai xing jia]
Installer/simple/habitant/famille

Traduction libre : « mener une vie paisible dans la maison d'un citoyen ordinaire »  

Cette publicité repose sur ce vers du poème composé par LIU Yuxi, poète de la dynastie Tang (772-842) intitulé aussi « mener une vie paisible dans la maison d'un citoyen ordinaire ». Elle exprime l’idée selon laquelle Bank of China s’adresse aux gens simples, ayant peu de moyens, pour les aider à devenir propriétaires.

Cette publicité concerne un prêt individuel proposé par cette banque pour permettre l’achat d’un logement. Cette politique ne se pratique que depuis l'an 2000. Avant, c’était l’Etat qui se chargeait de distribuer des logements aux habitants en fonction du nombre des générations et des personnes composant la famille, du niveau de salaire et de la place dans lahiérarchie professionnelle du chef de cette famille, car, en principe, c’était à lui qu’était attribué le logement. Depuis une vingtaine d’années, le gouvernement chinois et les investisseurs ont construit énormément de logements pour améliorer la situation de l’habitat en ville.

Le publicitaire a sélectionné en le modifiant légèrement le dernier vers d'un poème célèbre constitué de 4 éléments et dont le titre est :

乌衣巷/wu yi xiang /allée de Wu yi:
朱 雀 桥 边 野 草 花,
[Zhu que qiao bian ye cao hua]
On voit des fleurs et des herbes sauvages autour du pont ZHU QUE 60 ,
乌 衣 巷 口 夕 阳 斜。
[Wu yi xiang kou xi yang xie]
A l'entrée de l'allée de Wu yi, le soleil est en train de se coucher.
旧 时 王 谢 61 堂 前 燕,
[Jiu shi wang xie tang qian yan]
Les hirondelles étaient autrefois devant le hall de familles influentes,
飞 入 寻 常 百 姓 家。
[Fei ru xun chang bai xing jia]
Elles se posent maintenant sur les maisons des citoyens ordinaires.’

Le publicitaire a remplacé le dernier vers par : « Elles se posent maintenant sur les maisons des citoyens ordinaires ». Le remplacement du mot飞入/fei ru/se poser sur par le mot安居an ju/mener une vie paisible procure un sentiment de sécurité. Le vers ainsi modifié reste facile à retenir : car il s’inscrit dans la culture traditionnelle et dans la dimension interculturelle lorsqu’il prévoit que les individus modestes de la société moderne peuvent mener une vie agréable comme le faisaient les riches de la société classique. Cette publicité a utilisé une métonymie pour exprimer l’idée selon laquelle Bank of China peut apporter sécurité et sérénité aux habitants. La Banque de Chine se décline en une signification culturelle : la persistance des modes traditionnels de représentation comme le lavis ou les anciens dessins, une représentation sociale : l’ambition des ménages d’acheter leur logement, la recherche de la stabilité, la progression d’un niveau de vie, et une ambition politique : la représentation de la propriété.

En plus de la forme de la poésie, nous pouvons apprécier dans la communication publicitaire une autre forme littéraire issue de la poésie jouant le rôle important dans la culture chinoise en écrit : les sentences parallèles.

Les sentences parallèles, 对联 duì lián (phrases/sentences se faisant face) ou 春联 chūn lián (sentences du printemps, écrites pour le Nouvel An) sont un des traits spécifiques de la culture chinoise et remontent à la plus haute antiquité. Aujourd’hui en papier, les premières sentences, à l’époque Printemps et Automnes (770 - 476 avant J.C) et à celle des Royaumes Combattants (475 - 221 avant J.C.) étaient inscrite sur des tablettes de bois de pêché (le pêché et la pêche sont des symboles de longévité, voire d’immortalité) que l’on accrochait aux battants des portes en guise de protection contre les malheurs ou pour que la nouvelle année soit propice. C’est à l’époque Song que l’on est passé du bois au papier. D’abord tradition urbaine et han, les « duì lián » se sont répandus à tout l’empire, principalement sous le règne de Zhu Yuanzhang (1368 – 1398) fondateur de la dynastie des Ming (1368-1644)

Traditionnellement formés de deux bandes de papier rouge portant des caractères calligraphiés en jaune ou or, les « duì lián » sont des phrases parallèles et convergentes, grammaticalement identiques portant des messages de bonheur, d’hommage, d’annonce, …

On les trouve aux portes ou aux fenêtres d'habitations, des commerces, de temples, de lieux de mémoire ou de lieux particuliers.

Au carrefour de la poésie, de la sémiologie, de la pédagogie et des pratiques propitiatoires ou festives, les « duì lián » ont l’art de tisser des liens de complicité émotionnelle entre des gens de passage et un lieu. Composer un « duì lián » de valeur n’est pas simple : il faut maîtriser la technique (属对/shu duì) qui consiste à inventorier et classer le plus possible d'appariements de mots symétriques.

Voici, par exemple, une paire de sentences écrite pour une boutique, sous la dynastie des Ming, par le premier savant littéraire du Sud du Yangzi :

生 意 如 春 草,
[sheng yi ru chun cao,]
affaire semblable aux herbes printanières, 

财 源 似 水 泉。
[cai yuan si shui quan.]
ressources financières évoquant une source naturelle.

Cette forme se présente commeunenfant du mariage de la littérature et de la publicité, rendu possible par la richesse lexicale chinoise et la rigueur de la prosodie poétique. L’usage de sentences parallèles dans le discours publicitaire permet de mettre en œuvreun style concis, et plein d’esprit qui plaît beaucoup au peuple chinois. Il n’est donc pas étonnant de trouver ce style dans la création publicitaire chinoise. Nous en choisissons ici deux exemples :

  • (1) (Publicité chinoise pour une boutique qui vend des pousses de soja dans une rue de Nanjing)

长长长长长长长 ;

长长长长长长长。

[Zhǎng cháng zhǎng cháng zhǎng zhǎng cháng

Cháng zhǎng cháng zhǎng cháng cháng zhǎng]

(Pousser long pousser long pousser pousser long,

Long pousser long pousser long long pousser -

Plus les pousses de soja poussent, plus elles sont longues)

Le chinois a quatre tons fondamentaux appelés respectivement: premier, deuxième, troisième et quatrième ton, chaque ton produisant une signification différente. Prenons l’exemple de la prononciation de MA : le premier ton induit le sens de « mère », le deuxième de « lin », le troisième de « cheval » et le quatrième d’« insulter ».

Dans ce discours publicitaire, le caractère chinois « 长a deux prononciations différentes: si on désigne le troisième ton Zhang (sens « pousser ») par A, le deuxième Cháng (sens « longue ») par B, on crée une nouvelle forme de parallélisme en utilisant une succession différente de tons dans les deux phrases. La structure de la première phrase est A B A B A A B, et la deuxième, BA B A B B A. Entre les deux phrases, la structure verticale se présente sous la forme suivante:

Cette publicité a une forme originale car elle utilise un seul caractère 长 avec deux prononciationsZhǎng et Cháng. La répétition du syntagme et le parallélisme des deux phases rendent cette publicité agréable à entendre. Elle est originale, car sa forme est en harmonie avec le processus de croissance des pousses de soja. Le discours et l’image du produit laissent aux lecteurs une impression inoubliable.

  • (2)(Une publicité chinoise pour le thé de Mao jian cueilli avant la saison pluviale)

九曲夷山采雀舌

[jiu qu yi shan cai que she]

Cueillir des pousses de thé dans les montagnes pleines de chemins qui serpentent,

一溪活水煮毛尖

[Yi xi huo shui zhu mao jian]

Préparer du thé avec l’eau courante.

Autrefois, des ancêtres appelaient les pousses de thé que she (langue d’oiseau), parce que cette sorte de thé est très tendre. Ce thé cueilli avant la Pluie de Céréales (une des 24 quinzaines de l’année solaire qui tombe entre le 19 et le 21 avril) s’appelle le thé de Mao jian. Les pousses de thé sont belles, de couleur vert émeraude et de même taille. Le breuvage est vert et parfumé. La première phrase de ce discours indique l’endroit où il faut cueillir le thé, la deuxième présente la façon de le préparer.

Dans ce discours les expressions suivantes s’opposent - 九曲 (des montagnes qui ondulent) et 一溪 (un courant d’eau), - 夷山(la montagne Yi Shan) contre 活水(eau courante), - le verbe de 采(cueillir) contre l’autre verbe 煮(préparer), - 雀舌(la langue d’oiseau) contre 毛尖(des pousses de thé).

1 2 3 4
jiu qu
Montagnes qui ondulent
yi shan
la montagne de Yi Shan
cai
l’acte de cueillir
que she
la langue d’oiseau
contre contre contre contre
Yi xi
une rivière sinueuse
huo shui
eau courante
zhu
l’acte de préparer
mao jian
des pousses de thé
Montagnes qui ondulent et rivière sinueuse se correspondent La montagne correspond harmonieusement au courant de l’eau Cueillir d’abord et préparer ensuite Comparer les pousses du thé à la langue d’oiseau pour décrire des choses tendres

Dans ce discours, il y a seulement quatorze mots en deux phrases, mais il nous transmet beaucoup d’informations pour que nous puissions connaître le processus de la cueillette et de la préparation du thé : montagne et courant d’eau nous font penser aux chemins tortueux dans les montagnes et nous suggèrent des images aussi belles que celles représentées sur un tableau ; les verbes cueillir et préparer du thé évoque une scène où des femmes cueillent du thé en fredonnant de petites mélodies en vogue ; et langue d’oiseau qui signifie pousses du thé témoignent de sa qualité.

Cette forme de parallélisme dans le discours publicitaire consiste à nous présenter un spectacle harmonieux entre l’homme et la nature, en fondant son objectif sur l’esthétique. Elle est source d’inspiration et d’une jouissance esthétique, elle nous invite à acheter et à goûter cette variété de thé si appréciable.

Notes
60.

Le nom d’ancien pont.

61.

Wang et Xie sont deux grands représentants de bureaucrates féodales à la Dynastie des Jin Occidentaux (265-316)