VII.1.2. La publicité française et « la vie » « l’amour » et « la jeunesse »

La vie comme thème publicitaire

Le mot « Vie » est un mot qui revient souvent dans les publicités : il y dépasse la stricte définition que l’on peut trouver pour ce mot dans les dictionnaires ou quand il est inséré dans un discours quotidien, dans des expressions figées ou dans desslogans : c’est la vie! Quelle vie ! Ce n’est pas une vie ! La bourse ou la vie ! Gagner sa vie, etc. Dans ces expressions le mot est plus ou moins vidé de sa substance pour devenir une sorte d’automatisme. Dans la publicité, le mot retrouve tout son sens ou, plus exactement tous ses sens, le mot « vie » étant largement polysémique. C’est sur ce « débordement » de sens que les publicitaires jouent : La vie pleine de vie (Vittel), La vie ne se vit pas à moitié (Roquefort Société), La vie voyage en train (SNCF), Toute la vie est au programme (RMC Radio), La chaleur de la vie (chauffage Deville). La première impression que l’on a est que le publicitaire use d’une sorte de stratégie d’intensité, c’est-à-dire que tout incline à croire que l’usage du produit ou du service pourrait, à lui seul, apporter, maintenir, magnifier la vie, en dehors de toute explication rationnelle. Il est censé faire naître, par une habile confusion, le désir de l’objet, puisque tout le monde éprouve le désir de « vivre » pleinement.

La vie est trop courte pour s’habiller triste (Publicité pour New Man).

Cette publicité est historiquement marquée puisqu’elle a été créée par Jacques Séguéla dans les années soixante-dix, juste après « la révolution de mai 68 ». Elle s’appuie sur une nouvelle conception de la vie qui s’exprime notamment dans le vêtement : elle invite, en quelque sorte, toute une génération à abandonner l’habillement « classique », que l’on pourrait dire ordinaire, voire commun, en ce que cette manière de s’habiller laissait peu de place à la différence, à l’originalité. Cette nouvelle façon de concevoir la vie engage ainsi à choisir des vêtements de style plus décontracté et mieux en adéquation avec la personnalité de chacun.

« La vie est trop courte pour s’habiller triste » est le slogan destiné à faire connaître une jeune entreprise, Newman, qui, comme contrairement à ce que ce nom pourrait laisser croire, n’est ni anglaise, ni américaine, mais française et sise à Cholet. Dès sa première boutique (rue de l’Ancienne Comédie à Paris), Newman, après s'être quelque peu cherchée dans le néo-baba-fleur, c’est-à-dire un style inspiré du mouvement « hippie », trouve son expression dans le créneau du décontracté, devenu synonyme d'aisance et de bien-être. Son positionnement est le milieu de gamme qui s’adresse à un consommateur appartenant à une classe sociale moyenne, voire même élevée qui souhaite manifester son adhésion à un nouveau genre de vie : celui du « Newman », c’est-à-dire du « nouvel homme ». Cette marque deviendra ainsi très vite emblématique pour une génération qui veut affirmer sa liberté.

L’élément iconographique présente quatre adultes arborant un large sourire. Leur posture estdétendue, on peut même dire relâchée, comme si elle n’était pas surveillée. Ils se tiennent très près les uns des autres, les corps se touchant les uns les autres, comme pour afficher l’intimité de leurs relationsen se moquant du qu’en-dira-t-on …! Les corps semblent en mouvement, comme dans un instantané, une photo prise sur le vif et donc sans faire depose. Ils sont habillés de manière décontractée avec des vêtements de couleurs vives. Les hommes sont en bras de chemise, les manches roulées, le col ouvert, comme on peut l’être dans l’intimité. Le texte « La vie est trop courte pour s’habiller triste » est constitué de mots de différentes couleurs, qui semblent avoir été découpés dans un imprimé, à la va-vite et collés verticalement, les uns au-dessus des autres donnant l’effet d’un écrit sans grand soin. La marque « New Man » est placée au milieu comme un post itnégligemment collé de travers. La décontraction et le mouvement suggéré dans les éléments iconiques sont surabondants, ceciest également valable pour la mise en forme du slogan lui-même.

L’innovation linguistique du slogan consiste àaccoler deux segments de phrase qui n’ont, habituellement, rien à voir entre eux : « la vie est (trop) courte » est une sorte de constat qui normalement conduit à gérer sa vie de manière sérieuse et à l’occuper avec deschoses graves et importantes  ; « pour s’habiller triste » semble donc inattendu, puisque l’habillement n’est pas pensé habituellement comme une composante fondamentale de l’existence, capable d’exprimer aussi bien le sérieux que le plaisir : le vêtement « Newman » devient une partie prenante du plaisir permis à tous.

Notons encore que les deux éléments : « trop courte » et « s’habiller » sont les éléments-clés du rédactionnel de cette publicité. Ils se présentent sur un fond jaune pur, couleur réputée dans notre société comme chaude et gaie. Si « la vie est trop courte » peut impliquer que la vie est une affaire sérieuse, « s’habiller triste » implique a contrario que la vie est faite surtout pour le plaisir et que le vêtement au delà d'un simple objet de consommation peut également exprimer une gaieté, tout à fait narcissique, liée à l’image que l’on a de son corps. Or à partir de mai 68, le désir, le plaisir seront déculpabilisés : il sera possible de prendre ses désirs pour des réalités. Le désir de se défaire d’une mode vestimentaire jugée triste et conventionnelle au profit d'une mode beaucoup plus décontractée et plus gaie, désir qui grâce à Newman pourra être satisfait.

La vie. La vraie. (Publicité pour Auchan)

L’image présente une baguette mangée à moitié comme sion avait mordu dedans… « à belles dents » - comme on « mord » dans la vie, dans « la vraie vie », celle qui mérite d’être vécue.

La mise en scène est faite pour mettre en valeur le mot « vrai » (en rouge).

Le rédactionnel « Si vous l’avez finie avant même d’arriver chez vous, c’est que c’était une baguette. Une vraie » puise sa force dans cette image du pain, non seulement parce que dans la culture française, le pain est vital  (ne dit-on pas : « long comme un jour sans pain ! »), mais aussi parce que la baguette représentée ici semble avoir été mangée sans y penser, en revenant chez soi, par plaisir ou par gourmandise, sans pouvoir se contrôler.

Une « vraie » baguette évoque la tradition et « le savoir-faire » français. Rien n’est plus considéré comme authentique que le pain en France. Il fut longtemps à la base de la nourriture et il y a peu encore, on ne jetait pas les restes de pain. Plus spécialement, la baguette associée au béret fut à une époque l’emblème archétypal du Français moyen.

Par ailleurs, n’oublions pas que dans la tradition chrétienne, le pain a une valeur sacrée.

Cela étant dit, ce slogan dépasse tout à fait cette association du pain à la nourriture vitale car on va le retrouver, systématiquement pour toutes sortes de produits de consommation : qu’il s’agisse de nourriture, de vêtements, d’appareils ménagers ou de produits d’entretien. La vie, la vraie, slogan généraliste choisi par Auchan suscité le consommateur à travers une image d’authenticité quotidienne.

La vie est belle. C’est bien de pouvoir la voir comme elle est. (Publicité pour L’AMY, le nom d’une marque de lunettes)

Une image en noir et blanc. Sur un lit, un bébé nu dort et sa jeune maman le regarde intensément. On voitau premier plan un chat.

En arrière il y a un mur dont le revêtement est abîmé. Dans l’angle inférieur droit, un texte explicite les qualités de cette marque, dont le slogan est « Pour bien voir la vie ».

Le slogan de cette image et l’image de cette publicité renvoient au temps et aux moyens qu’il faut savoir se donner pour ne pas passer à côté de ce qui est important dans la vie : « Profitez pleinement de la vie et de ses émotions ». Et c’est bien ce qui est donné à voir ici : quoi de plus émouvant que la scène intimiste d’une maman qui délaisse toute autre activité pour passer du temps à côté de son bébé qu’elle regarde avec tendresse. La jeune femme perd-elle son temps à admirer le sommeil de son bébé au lieu de se préoccuper activement de changer le revêtement abîmé du mur ? Non bien sûr, le symbole de la « belle vie », c’est l’amour maternel, et pas la propreté d’un mur ! Sur le même lit, tout près du bébé, il y a aussi un chat, dont on sait qu’il est le symbole du foyer, il regarde cette scène pleine d’émotion tendre. Tout ici est calme, paisible, laisse penser à la plénitude de la vie.

L’utilisation du noir et blanc est un parti pris à la fois affectif et esthétique. La coloration affective est évoquée par la tradition de la photo de famille, celle que l’on prenait du temps où la photo était rarement en couleur. La lumière est intéressante dans cette photo : l’éclairage est doux, il semble venir, indirectement, d’une fenêtre hors champ. Cela est renforcé par le slogan « la vie est belle, c’est bien de pouvoir la voir comme elle est.» - grâce évidemment aux lunettes L’AMY.

Curieusement, aucun des personnages montrés sur la publicité ne porte ces fameuses lunettes, alors que la plupart des publicités pour la lunetterie représentent des adultes équipés de lunettes. Il en existe même, pas nécessairement d’ailleurs pour vanter des lunettes – où de très jeunes enfants, voire des bébés en sont également munis. Ici, les personnages n’ont pas de lunettes, on comprend alors que c’est le père qui les porte et grâce à elles, il est heureux de voir cette scène familiale et touchante.

La vie s’écrit avec DD (Publicité pour des chaussettes)

La page est saturée d’informations : d’une part, on remarque trois dessins : un gratte-ciel, une malle ancienne, un homme marchant rapidement, vêtu à la Humphrey Bogart, personnage culte du cinéma entre les années quarante et cinquante, reconnaissable à son imperméable et son chapeau ; d’autre part, un texte manuscrit, avec ses pleins et ses déliés, semblant avoir été tracé avec un porte plume ; il comporte des lettres de différentes tailles avec des discontinuités, comme si elles avaient été glissées entre les éléments iconiques, cela fait ressembler l’affiche à la page d’un carnet de voyage illustré. Tout en bas et au centre, dans un cadre carré noir apparaît le sigle DD, marque très ancienne, réputée pour la qualité de ses fils et, par la suite, pour la qualité de ses chaussettes. Juste en dessous, se trouve la référence, tout à fait explicite au produit : « chaussettes ».

Texte et dessins se confortent  l’un l’autre pour renforcer l'évocation d’une sorte de journal intime, de carnet de notes personnelles de voyage :

Sky line gris acier dans le ciel bleu glacier.

New-York City. Je découvre à mon tour l’Amérique.

S’installer avec bagages et ordinateur au Waldorf,

Le temps d’une transaction importante.

Escapade incognito dans Chinatown,

Couleurs denses de fruits d’automne,

Confort des matières nobles. Chic s’écrit avec DD.

L’idée de voyage est suggérée par la malle et l’homme en mouvement retenant d’une main son chapeau que le vent (celui provenant peut-être de la vitesse de la marche ?) pourrait faire s’envoler comme il fait flotter l’imperméable ouvert. Quant au texte, il est en fait composé de deux manuscrits : l’un de petite taille, qui pourrait avoir été écrit par l’homme, se donne à lire comme de courtes notes de voyage. L’autre, de grande taille, s’interpose au milieu des notes de voyages et son sens littéral est détaché de ces notes : « La vie s’écrit avec DD ». Est-ce l'étrangeté d’une vie qui s’écrirait avec des chaussettes ? D’une vie où l’on déambule dans une ville inconnue : peut-être

Chacune des parties de ce texte offre donc la possibilité d’une lecture autonome.

Notes, images – le profil des buildings, en haut à gauche -, évoquent ensemble l’aventure américaine à New York City au milieu du XXe siècle. Cet effet est accentué par le fait que sont ainsi suggérées à la fois une activité économique rapide et intense (le temps d’une transaction importante) et la modernité (l’ordinateur qui fait partie des bagages).

Plus précisément, l’homme porte des habits à la mode des années cinquante et la malle de voyage peut dater de la même époque, peut-être même d’avant. Cela implique que la scène ne se passe pas aujourd’hui, ce qui est en contradiction avec l’allusion à l’ordinateur. En fait, la figure de l’homme rappelle celle de l’Homme pressé de Paul Morand, hymne à la modernité et au « chic » de la bonne société (ce que conforte l’allusion au Waldorf Astoria, l’hôtel de luxe et à la mode de New York).

La publicité joue ainsi sur l’alliance en le passé et l’avenir, l’homme « en marche » symbolise cette transition. Dans ce cadre, DD a pour rôle le « maintien du continuum » entre le monde d’aujourd’hui et la sensibilité raffinée d’hier, pour conserver la qualité des produits d’autrefois.

La Vie tout en couleurs ! (Publicité pour la Mutuelle d’assurances - MCD)

L’image est divisée en deux parties bien distinctes. La partie supérieure, tout en couleurs, présente un jeune couple avec une petite fille : tous sourient et semblent heureux. L’enfant est placée sur l'épaule de sa mère qui la regarde avec amour et avec une tendre complicité. Quant au père, un peu plus grand que la mère, il se tient derrière elles, tel celui qui prend ses responsabilités vis à vis des siens et qui les protège.

La partie inférieure est elle même divisée en deux parties. L’une, celle du bas, est informative : dans une typographie très classique, en noir, elle donne les indications pratiques indispensables l’adresse de la mutuelle, son numéro de téléphone et son site Internet. La partie supérieure –qui occupe donc le centre de l’affiche-, reprend les couleurs rouge et bleu de la scène figurant la famille heureuse. On y trouve un cœur stylisé entourant le nom de la Mutuelle, organisme qui intervient dans les domaines de la Santé, de la Prévoyance, et de l’Epargne.

Le publicitaire joue sur la double signification du mot « cœur » : organe symbole de la vie, également considéré comme le siège des sentiments et donc du rapport à l’autre. Ici, le slogan, votre santé nous tient à cœur donne une idée de sérieux et de confiance, cela veut dire que cette Mutuelle est prête à nous aider au maximum pour prendre en charge notre santé. On notera par ailleurs que le mot « cœur » est écrit avecdes caractères d'une taille supérieure au reste du slogan et avec une majuscule, comme si c’était là que se tient l’essentiel.

MCD offre une « vraie mutuelle », une mutuelle si vraie qu’il est urgent de la contacter : « à 100 mètres de cette station » de métro ou d’autobus, c'est-à-dire sur un trajet quotidien et banal. L’indication de la distance suggère à la fois la facilité et l’urgence accentuées par le numéro de téléphone écrit en gros caractères noirs sur le fond blanc. Le message publicitaire est clair : vous ne devez pas hésiter à faire la démarche pour adhérer à MCD. C’est facile et rapide, c’est à côté de chez vous ou d’ici.

Le terme « vie » est pris ici dans sa dimension morale et affective : la vie est liée à la santé et la mutuelle protège des accidents de la vie, lesquels nécessitent qu’on les anticipe par une épargne de prévoyance. Avec une santé protégée et une épargne substantielle, on peut voir la vie « tout en couleur » et souriante, c'est-à-dire sans la grisaille des soucis. Notons que la vie présentée ici est la vie de famille : père, mère, enfant. Nous sommes donc dans trois niveaux de signification : vie-santé, vie-épargne, vie-famille. Le terme « vie » est utilisé dans toute sa polysémie.

On pourrait reconstituer la significationimplicite du message en s’appuyant sur toutes les formules proverbiales qui émaillent souvent les discours quotidiens du genre « tant qu’on a la santé …, l’argent ne fait pas le bonheur mais y contribue …, etc. ». Bref, le père de famille, soucieux de la santé et de la sécurité des siens, se montrerait prévoyant en épargnant et en adhérant à la Mutuelle MCD.

Cela étant dit, il nous faut encore signaler que cette mutuelle se déclare elle-même comme une « vraie » mutuelle, précision importante et inscrite en rouge. Une Mutuelle est en effet censée ne pas être une entreprise qui fait du bénéfice mais qui redistribue à ses adhérents - ils ne sont jamais désignés comme des clients- les sommes qu’elle collecte pour le bien de chacun et de tous. Ce faisant, cette indication laisse entendre que certaines Mutuelles n’ont pas nécessairement un comportement conforme aux valeurs qui s’attachent à l’idée de mutualité, à la différence de MCD.

En somme, la vie dans l’ensemble de ces publicités recouvre les notions d’authenticité, de santé, de gaieté, de mouvement, de modernité, de sécurité et d’intimité tranquille et quotidienne.