VII. 2. La publicité et la nostalgie

Certaines images, certaines scènes font monter à la mémoire le passé soit de manière directe, soit de manière indirecte à l’instar de la madeleine de Proust. Le passé, soit personnel, soit culturel ou historique ; celui qui nous a formaté à notre insu ou bien en pleine conscience. La modernité provoque – comme tout présent, à n’importe quelle époque - son lot d’angoisses et d’incertitude et, tout naturellement, le passé fait office de recours de sécurité comme de rêve nostalgique. Il est naturel qu’on ouvre souvent « les pages poussiéreuse » pour explorer la mine de mémoire et pour en trouver un espoir de multicolore. « La réalité du passé ne peut pas fonctionner comme une pièce à conviction, elle ne peut pas prouver la vérité du souvenir car, en dehors du souvenir, cette réalité n’a aucune existence», le recours à l’imaginaire du passé fait appel aux traces profondément ancrées en chacun de nous. Ce recours n’est pas un phénomène social nouveau. On le retrouve à toutes les époques et dans pratiquement toutes les cultures. Simplement, aujourd’hui, avec cette sorte de déshumanisation vécus par nombre gens devant l’invasion dans la vie des nouvelles technologies, le recours au passé est de plus en plus présent. Nous allons essayer de voir par deux exemples analysés ci-dessous comme elles font appel aux traces profondément cachées dans notre mémoire.

CINEMA (publicité pour une marque de parfum)

Dans cette mise en scène, tout rappelle le cinéma d’Hollywood des années quarante.

Toutes les personnages de l’image sont entièrement habillés en noir et blanc, couleurs des premiers films ; le fond est noir, comme peut l’être une salle de spectacle ; la femme, en plein centre de l’image, très maquillée, est habillée d’une robe somptueuse, qui semble faite dans un très beau tissu blanc brillant, satin ou soie, et les rubans noirs qui ornent la robe évoquent la pellicule noire même du film, avec leur bordure claire, rappelant les perforations qui permettent le défilement de ce film. Enfin, la femme a adopté une posture qui pourrait être celle d’une star du cinéma entourée de plusieurs hommes, en costume très élégant (costume noir, nœud papillon sur la chemise blanche). Les hommes la regardent avec admiration et désir, tandis qu’elle-même a les yeux baissés et ne se préoccupe pas d’eux : la star, c’est elle. Tout en elle est séduction et se suffit à elle-même.

« Cinéma » est le nom d’un parfum Yves Saint Laurent : le nom apparaît en blanc sur noir, en lettres capitales dans la typographique des génériques des films des années quarante, au centre inférieur de l’image.

Quant au parfum lui-même, il est présenté par son flacon dont le contenu semble doré, ce qui renvoie au luxe. Ce flacon est, paradoxalement très simple, contrairement aux personnages de l’image qui eux, pourraient appartenir à un univers très sophistiqué.

Cette publicité, sans doute parce qu’elle repose sur une évocation du cinéma et du vedettariat, n’est pas sans lien possible avec la publicité d’Air France (citée dans le paragraphe relatif aux médias) qui montre l’envol d’une jupe découvrant de superbes jambes, comme Marilyn Monroe dans le film « Sept ans de réflexion ».

达,亦独善其中 (Publicité pour l’immobilier Zhu Que men)
[da, yi du shan qi zhong]
Traduction libre : celui qui réussit dans la vie peut se maintenir comme il lui faut malgré l’extérieur.

Cette phrase est issue de la doctrine confucéenne : 达则兼善天下,穷则独善其身/da ze jian shan tian xia, qiong ze du shan qi zhong/Celui qui est prestigieux s’occupe des autres, et celui qui est inférieur s’occupe seulement de lui-même.

L’image met en scène un homme en costume occidental blanc tel que les Chinois de la haute société des affaires en portaient à Shanghai dans les années précédant la libération (1949). Il es assis seul, bien calé au milieu d’un canapé qui, là aussi, évoque le mobilier occidental-chinois des années trente. Derrière lui quatre femmes en robes occidentales (et non pas en qipao - robe chinoise). Concubines ? Amies ? Femmes de la famille ? Courtisanes ? « Chanteuses » ?

En arrière plan, un paravent chinois  et deux éventails de cour. Ces éventails étaient utilisés par des domestiques pour des personnages importants : cela implique que ces femmes sont au service de l’homme.

Cette publicité fait choc. Elle s’adresse de manière évidente aux nouveaux riches d’aujourd’hui, à ceux « qui ont mangé d’abord des crabes » 106 en leur suggérant une sorte de « pont » entre leur situation actuelle et la vie de douceur, de luxe et de pouvoir qui caractérisaient les « riches » de l’ancienne société (une ancienne société qui n’est pas si éloignée dans le passé). Cette publicité fait de la richesse un rôle social : la mise en scène l’immobilier. Cette représentation de la richesse est habituelle en Occident depuis le 19ème siècle, mais dans la Chine d’aujourd’hui, seul un très petit nombre de gens sont devenus riches et représente une toute nouvelle et mince couche sociale.

朱雀门/Zhu Que Men fait l’éloge de son offre immobilière qui se situe au sud de Beijing, à la place impériale d’ il y a 500 ans, et qui coûte très cher : 10000-15000 ¥/m². Selon Fen Shui, la rivière à gauche de la maison s’appelle le dragon vert, la voie à droite de maison, le Tigre blanc. La montagne, située au nord, sur laquelle donne l’arrière de la maison s’appelle Xuan Wu, la montagne qui protège du vent glacial en hiver. La porte principale qui donne sur la rivière est nommée Zhu Que, « la rivière qui apporte du vent frais en été ».

Il y a un second registre d’interprétation : homme d’affaires ou homme politique, l’homme peut « réussir en se construisant en lui-même ». Cette publicité utilise la valeur de la géomancie/feng shui et de l’histoire pour proposer une réunification de l’humain que la modernité semble avoir fragmenté, par lequel, la vie réelle se traduit par la dualité entre tradition et modernité. Cette publicité souligne qu’une maison correspond à une mode de vie. En fin de compte, payer une maison, c’est se payer un mode de vie.

Enfin, un troisième registre, la typographie, vient compléter la mise en scène et sa signification : en bas le mot gauche, CHAIRMAN est écrit en caractères latins. Les deux A sont remplacés par deux 人 (homme). On a donc人人 (ren ren), ce qui signifie en chinois homme puissant, homme (et virilité) au plein sens du terme.

Nous remarquons que la première publicité éveille notre mémoire par le lien entre les deux Cinémas : le cinéma d’Hollywood du temps passé et le parfum « Cinéma ». Cette association ingénieuse suscite une impression de fantastique et de sophistication chez les lecteurs potentiels. La deuxième publicité suscite le choix d’investissement des consommateurs dans l’immobilier par l’image d’un homme entouré par quatre femmes. Une telle publicité évoque sans doute le débat entre les Chinois qui pratiquent l’ouverture économique vers l’extérieur depuis un temps limité. Néanmoins, cette publicité fait appel à l’évocation du temps passé. Le publicitaire tâte bien le pouls du temps en observant le monde intérieur des nouveaux riches.

Le publicitaire s’efforce de cibler les clients fortunés, parce que cette approche se comprend d’autant mieux que ces consommateurs sont prêts à dépenser leurs ressources en produit coûteux. Comme Michael Solomon a dit « La publicité destinée aux nouveaux riches exploite souvent leurs doutes en insistant sur l’importance de ‘jouer son rôle ’» 107 .

L’évocation du temps passé provoque une sorte de détente, cette détente ressentie quand on retrouve ses racines, sa place dans un temps cohérent et connu. Face à une vie au rythme tendue, face à la nécessité de toujours s’adapter à des réalités nouvelles, le passé calme en quelque sorte le jeu et surtout permet de donner un sens connu à la vie. Dans ce contexte, il prend bien souvent un tour romantique. Cette situation fait que le recours au passé est devenue une mode dans le monde de la communication et imprègne la vie sociale en y injectant une vivacité, une élégance, une assurance comprises par tous. La publicité en use comme d’un instrument d’identification en fonction des cibles qu’elle vise.

Notes
106.

Une minorité de la population est devenue riche après l978.

107.

Michael Solomon, Comportement du consommateur, France, Pearson Education, p. 435.