Introduction

A travers deux arcs de boutiques qui ouvrent sur la rue, deux banques en noyer, l’une à trois, l’autre à quatre tiroirs, font office de comptoir face au vitrage des arcs. Les tiroirs des banques, fermés à clé, contiennent douze livres dont le couverture en carton est recouverte de parchemin. L’agitation de la rue ne dérange pas cet homme qui, plongé dans un Grand livre, écrit consciencieusement ses comptes. Trois tabourets, deux chaises en noyer, un fauteuil en fayard aux coussins de cuir recouverts d’imberline sont répartis ça et là dans la pièce. Deux échelles en sapin permettent l’accès aux étagères qui croulent sous les livres. Le fond du magasin est tapissé par des rayons en sapin, une grande table à quatre tiroirs, recouverte d’une toile cirée fait face à un pupitre en bois à trois places. La pièce est chauffée par un poêle en fonte relié à la cheminée par des tuyaux en tôle, auprès de laquelle sont posés une hache, un marteau, une lanterne en fer blanc et un parapluie en toile cirée. Dans un bas attenant au magasin, quatre-vingt planches font office d’étagères. Deux cents bouts de planches servent à relier les livres en feuilles. L’ouverture brutale de la porte sort cet homme de son travail, il referme lentement son grand livre de compte laissant apparaître les lettres gravées frères Duplain - 1750. Pierre lève la tête vers le visiteur qui n’est autre que son frère et associé, Benoît. Sans aucun doute, nous sommes dans la boutique d’un des célèbres libraires lyonnais de la rue Mercière. Les deux hommes sont associés depuis la mort de leur père Marcellin survenue il y a cinq ans.

Ce tableau du milieu du XVIIIe siècle, reconstitué à partir de l’inventaire après décès réalisé à la mort de Pierre Duplain en 1768 2 , montre deux générations de libraires de la dynastie des Duplain, car il s’agit bien d’une dynastie à laquelle nous avons à faire. Elle va s’illustrer à Lyon puis à Paris, tout au long du siècle des Lumières : de 1702, date de l’association de Marcellin Duplain avec Claude Bachelu à 1790, la fin de l’activité d’imprimeur-libraire de Pierre-Jacques à Paris.

Une enquête de grande ampleur en trois volets Les hommes du livre en France au XVIIIe siècle, pilotée par l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (IHMC) du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), est actuellement en cours de réalisation avec comme objectif la publication de dictionnaires prosopographiques par régions.

Le Nord de la France constitue le premier volet de l’étude. Lumières du Nord, imprimeurs, libraires et "gens du livre" dans le Nord au XVIIIe siècle (1701-1789) de Frédéric Barbier, Sabine Juratic et Michel Vangheluwe (2002) 3 réunit environ trois-cents notices individuelles, accompagnées d’une analyse tirant les principales leçons de l’enquête prosopographique. La recherche a permis de mettre en évidence la vigueur de la librairie provinciale et de dévoiler tout un monde qui gravite autour des imprimeurs et des libraires. Elle a également permis de réévaluer le rapport de forces établi entre Paris et les provinces.

Les recherches de Sabine Juratic s’inscrivent dans le second volet consacré à Paris, ville qui constitue le pole des activités d'imprimerie et de librairie dans la France du XVIIIe siècle. Le monde du livre à Paris, entre absolutisme et Lumières : recherches sur l’économie de l’imprimé et sur ses acteurs (2003) 4 a permis de recenser plus de deux mille professionnels liés au monde l'imprimé, et de préparer pour chacun d'eux une notice prosopographique.

Le troisième volet de l’enquête porte sur Lyon, qui tend au XVIIIe siècle à supplanter Rouen comme seconde principale ville d’imprimerie et de librairie dans le royaume. L’enquête lyonnaise est conduite, en liaison avec l’IHMC, par Dominique Varry, professeur des universités à l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques de Villeurbanne (ENSSIB) 5 .

L’ensemble des recherches alimente une banque de données qui recense des notices individuelles d’imprimeurs, de libraires, de relieurs, de fondeurs de caractères, et de marginaux qui sont enrichies au fur et à mesure de l’avancement des différents travaux. Le travail de thèse qui nous intéresse s’insère dans le volet lyonnais de cette étude dans le cadre du Centre Gabriel Naudé.

Nous avons choisi d’étudier une famille de libraires, les Duplain sur la période 1700-1800 à Lyon et à Paris, avec une extension sous forme d’ Epilogue jusqu’en 1830. Les évènements que nous allons relater se situent dans un petit périmètre, à Lyon, entre Rhône et Saône, dans le quartier des libraires, traversé par l’incontournable rue Mercière. A Paris, nos protagonistes lyonnais se sont donnés rendez-vous autour de la cour du Commerce 6 , passage, ouvert en 1735, qui formait à l'origine un angle qui reliait la rue de l'Ancienne Comédie à la rue Saint-André-des-Arts, aujourd'hui absorbé par le boulevard Saint-Germain. Pierre-Jacques et Joseph Duplain vont y travailler, Marat imprimera son journal, l'Ami du peuple, au n° 8. Le charpentier allemand du nom de Schmidt mettra au point la guillotine dans son atelier du n° 9. La statue de Danton, érigée sur la place de l'Odéon sur le trottoir opposé du boulevard Saint-Germain, occupe l'emplacement de son appartement de sept pièces qu'il habitera, dans la cour, à partir de 1789.

Nous sommes partis de quelques noms phares de cette famille, Benoît, Pierre, Joseph pour parvenir à reconstituer l’ensemble de la famille sur trois générations. Tout au long de cette recherche nous nous sommes heurtés au problème d’homonymie, nos personnages apparaissant souvent dans les études précédentes sous l’appellation de Duplain, nous avons du identifier systématiquement toutes ces citations et très souvent rectifier les erreurs commises lors des précédentes recherches. Nous précisons dès à présent que Joseph-Benoît sera nommé Joseph et que malgré les multiples appellations du fils de Pierre dans la littérature et les sources, nous le nommerons Pierre-Jacques comme indiqué sur son état civil.

Ce travail que nous avons mené se situe tout au long du XVIIIe siècle philosophique, il traverse plusieurs scènes politiques : 1700-1715, la fin du règne de Louis XIV (Marcellin Duplain) ; la Régence et le règne de Louis XV, 1715-1774 (Pierre et Benoît Duplain) ; le règne de Louis XVI, 1774-1789 (Pierre-Jacques et Joseph Duplain) ; la période Révolutionnaire, 1790-1800 (Joseph et surtout Pierre-Jacques Duplain).

Lorsque Marcellin Duplain s’installe à Lyon en 1702, la situation du pays n’est pas brillante, la misère est partout présente, situation qui sera encore plus dramatique en 1709 après la grande famine. Les guerres incessantes, les grands travaux engagés par le pouvoir, plongent la France dans une crise financière, à tel point que l’Etat est menacé de banqueroute. Nous assistons à une guerre politico-religieuse : les jansénistes résistent face au pouvoir, les protestants exilés forment un milieu d’opposition à l’absolutisme. Ce conflit plus ou moins larvé a alimenté le commerce de la librairie. Juliette Guilbaud dans sa thèse Le Livre janséniste et ses réseaux aux XVIIe et XVIIIe siècles 7 a montré comment l’imprimé pouvait être un des éléments de continuité entre les différents jansénismes des XVIIe et XVIIIe siècles. L’émigration de nombreux protestants à la suite de la révocation de l’édit de Nantes a développé des foyers de culture française dans plusieurs pays européens comme la Hollande, la Suisse ou l’Allemagne. Ces hommes génèrent une importante industrie du livre en langue française. Le passage du livre protestant clandestin en France a impliqué les Duplain. Au cours de la régence et du règne de Louis XV, on assiste à un calme relatif qui favorise la vie intellectuelle. Le mouvement philosophique se développe et s’impose, Voltaire et Montesquieu en sont les hommes phares. Le commerce des frères Duplain s’il ne souffre pas des conséquences de la guerre de succession d’Autriche (1740-1748) qui oppose la France et la Prusse à l’Angleterre et à l’Autriche (la guerre se déroule loin des frontières françaises et trouble peu l’activité économique) subit par contre de plein fouet les revers de la guerre de Sept ans (1756-1763), à l’issue de laquelle la France abandonne à l’Angleterre, par le traité de Paris de 1763, le Canada et l’Inde. La réorganisation de l’armée et de la marine favorise les grandes expéditions et explorations comme celles de Bougainville (1769-1771) ou La Pérouse (1785-1788). Lyon engendre aussi des grands explorateurs comme Pierre Poivre (parent de Jean Paganucci) dont Louis Rosset va publier les Voyages d'un philosophe ou Observations sur les moeurs et les arts des peuples de l'Afrique, de l'Asie & de l'Amérique» (Lyon, 1769) ; ou encore Pierre Sonnerat avec le Voyage aux Indes Orientales et a la Chine (Paris,1782). Les périodes de crises alimentaire, financière, fiscale et politique des années 1780 entraînent la réunion des Etats-généraux en même temps que l’opinion perd le respect pour sa monarchie.

Jusqu’aux années 1780, les oppositions se sont multipliées dans tous les domaines. Les philosophes s’opposent à l’Eglise et au pouvoir monarchique ; les écrivains souffrent de la censure du Parlement et de la Sorbonne par l’intermédiaire de la direction générale de la librairie. Une opposition géographique, voire le mépris de Paris pour la province s’accentue. Parallèlement à ces mouvements, les idées sont véhiculées à travers des réseaux. C’est le cas des salons comme celui de la marquise de Lambert où l’on invente à partir de 1710, la nouvelle préciosité ; celui de Mme de Tencin (mère de d’Alembert) romancière qui va consacrer son argent et ses relations à aider les nombreux écrivains qui fréquentent son salon ; celui de Mme du Deffand est voué au culte de Voltaire. Les cercles, les cafés sont autant de cadres élégants et luxueux où la conversation se fait autour de l’actualité, citons le café Procope près de la Comédie-Française qui sera témoin des péripéties de Joseph Duplain, le café Gradot, près du Louvre, le café de la Régence, place du Palais-Royal. Les académies sont des lieux d’échanges et de rencontres très prestigieux où les sujets traitées tournent autour des questions scientifiques et techniques. A Paris l’Académie française compte quarante fauteuils, dont la moitié sont réservés aux nobles ou aux évêques, il faut être patronné pour être élu, puis agrée par le Roi. La Petite Académie devient en 1716, l’Académie des inscriptions et belles-lettres et l’Académie des sciences. Les académies provinciales sont les cadres privilégiés de la vie intellectuelle dont sont au nombre de vingt-quatre en 1750.

‘Il existe des solidarités particulières, non plus verticales, comme l’appartenance aux Lumières, mais bien plutôt horizontales et dictées par l’esthétique littéraire. Tout pousse à croire qu’elles ne coïncident pas toujours avec des solidarités politiques et sociales 8 .’

Dans un tel contexte, nous nous sommes demandés en quoi la dynastie des Duplain a-t-elle joué un rôle dans le monde de la librairie tout au long du XVIIIe siècle. A-t-elle influencé le marché du livre lyonnais, dans son contenu et dans sa diffusion ? Quel a été son rôle et son influence dans la formation du goût des bibliophiles lyonnais ? Peut-on établir un lien entre les Duplain, les Bruyset, les Rosset, les Grabit, et François de Los Rios ? Leur production littéraire licite et illicite a-t-elle fédérée un réseau national voire international ? Quels ont été les causes et les conséquences du déplacement de la famille sur Paris dans les années 1770/1780 ? Quel sort a-t-il été réservé aux membres de la famille dans la tourmente révolutionnaire ? Les sources d’archives traditionnellement utilisées sont-elles à même de répondre à une recherche telle que celle-ci ? Quels types de documents, quels lieux pourraient livrer leurs secrets ? Les documents papier ne peuvent plus être les seuls ressources prises en compte, quels sont les documents électroniques à la disposition des chercheurs pour trouver de l’information sur le XVIIIe ? Pouvons-nous dresser une typologie exhaustive des sources ? A partir de quelques noms d’individus en notre possession, comment identifier tous les membres de la dynastie Duplain et constituer une biographie pour réaliser une véritable prosopographie ?

Notre propos a été de déterminer comment l’étude de la dynastie d’une famille de libraires les Duplain, a-t-elle permis, à partir de leur biographie, bibliographie et de leurs activités, d’écrire une saga familiale qui réunit toutes les caractéristiques de l’histoire sociale, politique et religieuse du XVIIIe siècle en province et dans la capitale du royaume de France.

La première étape fut d’effectuer un travail de recensement des sources primaires pour constituer une bibliographie détaillée de quatre-vingt pages et créer ainsi un outil méthodologique de recherche. Cet outil donne une indication sur l’organisation des archives, il apporte des indications qui permettront aux chercheurs de localiser les dépots qu’ils visiteront. Parallèlement aux ressources papier, les ressources électroniques viennent le plus souvent en complément et elles deviennent incontournables. Nous avons recensé les sites des consortiums, des bibliothèques, des banques de données biographique des généalogistes, des sites de vente de livres anciens et beaucoup d’autres banques de données spécialisées.

Chacun des trois chapitres comporte des outils de lecture (abréviations, annexes, illustrations, index) répertoriées dans des tableaux en fin de texte. Des Repères chronologiques sommaires jalonnent la lecture afin de replacer le lecteur dans le contexte historique.

La première partie de l’étude consiste en un travail de généalogiste afin d’identifier de manière très précise l’origine de la famille, comment elle s’est installée à Lyon, quelles ont été ses alliances familiales et professionnelles ainsi que leurs lieux de vie ? Notre investigation a commencé par l’étude des fiches des Gens du livre fournies par Dominique Varry, elles ont été complétée au fur et à mesure des investigations. Vingt et un membres de la famille ont fait l’objet d’une fiche biographique ainsi que cinquante personnages lyonnais contemporains des Duplain. Ces fiches vont alimenter la base de données.

La deuxième partie est un état des lieux de leur offre éditoriale, obtenu à partir de l’analyse de la production familiale et de l’activité d’antiquariat, qui a permis de dessiner le réseau commercial de la librairie en France et à l’étranger, le rôle du libraire, son statut social, ses réseaux de sociabilité, son lectorat, son public, les pratiques commerciales, l’organisation de la profession. Il s’agit de montrer le réseau licite bien sur et plus difficilement le commerce illicite sur les trois générations. Enfin, une partie spécifique est consacrée à l’ Aventure del’Encyclopédie dans laquelle s’est lancée Joseph Duplain.

Le dernier volet de la recherche a mis en évidence l’ingéniosité des hommes de cette famille. Les frères Duplain tout d’abord, très connus pour leur activité lyonnaise d’ antiquariat, ont produit une trentaine de catalogues de vente de livres. L’étude de ces catalogues, outils de vente des libraires, outils de travail de connaissance du milieu pour les collectionneurs, outils de l’historien pour écrire l’histoire du livre, nous a permis d’écrire une petite histoire du livre au XVIIIe à Lyon. Vient ensuite, Joseph-Benoît Duplain de Sainte-Albine qui se trouve bien à l’étroit dans son métier de libraire et dans une ville qu’il n’apprécie guère. Il quitte Lyon en 1783 pour Paris, fort de ses quelques millions de livres en poche, il va exercer ses talents d’homme d’affaires, d’entrepreneur en se lançant dans l’agiotage. Enfin, la troisième génération des Duplain va trouver sa place dans le journalisme politique. Joseph va créer, à partir de 1789, trois journaux d’information. Son cousin Pierre-Jacques se lance dans l’impression de la presse révolutionnaire et se fait l’ami des Danton, Marat et Robespierre.

L’épilogue de cette recherche met à jour Louis-Benoît Rosset, l’arrière petit-fils de Marcellin Duplain. Cette force de la nature, personnage haut en couleur, qui va tenter d’échapper aux conjurations, au cachot et à la déportation.

Notes
2.

Inventaire Duplain, Duplain, 9/9/1768 – ADR, BP 2242

3.

Barbier Frédéric, Lumières du Nord : imprimeurs, libraires et « gens du livre » dans le Nord au XVIIIe siècle (1701-1789) : dictionnaire prosopographique, Genève, Librairie Droz, 2002, 528 p.

4.

Juratic Sabine, Le monde du livre à Paris, entre absolutisme et Lumières : recherches sur l’économie de l’imprimé et sur ses acteurs, thèse 2003, Paris

5.

Enquête lyonnaise menée en liaison avec l’IHMC par Dominique Varry

6.

La Cour du Commerce doit son nom à la présence de nombreuses boutiques qui entouraient alors deux jeux de boules.

7.

Guilbaud Juliette, Le Livre janséniste et ses réseaux aux XVIIe et XVIIIe siècles, Thèse, Paris, 2006

8.

Goulemot Jean-Marie, Launay Michel, Le Siècle des Lumières, Paris, Editions du Seuil, 1968, p. 18