L’affaire de la jambe de cheval

Voici le deuxième litige qui oppose Benoît Duplain et Pierre Adamoli. Durant l’hiver 1765-1766, le niveau des eaux de la Saône baisse et laisse apparaître le 4 février, une jambe de cheval en bronze. Les bateliers qui l’ont extraite de la glace proposent à un bourgeois de la ville d’échanger leur trouvaille contre la somme de dix-huit livres, celui-ci décline l’offre. La ville de Lyon décide de se porter acquéreur, « la jambe » est transportée le 6 février à l’hôtel de ville, le 16 dans la salle des séances de l’Académie. Les académiciens en font un objet d’étude qu’ils doivent dater et identifier, Adamoli travaille à leurs côtés. Plutôt qu’un travail coopératif, les hommes se concurrencent et Adamoli identifie l’objet le premier, « MM. de l’Académie de Lyon faisoient des perquisitions de leur côté, mais j’ai été assez heureux pour trouver le premier » 118 . Ses recherches l’amènent à penser que la jambe appartient à une statue équestre élevée au devant du temple d’Auguste en l’honneur d’un chevalier romain, Tiberius Antistius. Il donne ses conclusions dans les lettres au marquis de Migieu, dont les deux premières sont publiées début juin 1766, la troisième en février 1767. Entre la production des deuxième et troisième lettres, une publication anonyme parodie les découvertes d’Adamoli. La Lettre d’un bourgeois à M. P. Ad*** sur la jambe de cheval, figure équestre qu’il dit être celle de Tiberius Antisthius est composée de quatre lettres en forme de pastiche. L’auteur prétendu du libelle dit avoir trouvé dans la Saône une inscription qui dédicace la statue à Gargantua et à sa jument. Il tire l’interprétation du texte de Rabelais sur la foi, dit-il en s’adressant à Adamoli, d’« un manuscrit précieux dont je suis en possession et qui est un commentaire sur Rabelais, que je vous promets de déposer après ma mort dans ce musée que vous avez recueilli avec tant de dépense et que vous conservez intact avec un si grand soin » 119 . La première réaction d’Adamoli est de croire que ce texte a été écrit et publié par Benoît Duplain avec la complicité de l’imprimeur Delaroche. Alors, qu’il répand cette version dans Lyon, Duplain fait courir le bruit que le texte sortirait de la plume d’un oratorien ou d’un académicien. En réponse à cette attaque personnelle, Adamoli publie deux épigrammes « à un faquin de libraire » qu’il fait circuler dans la ville sous forme manuscrite :

Epigramme a un faquin de libraire qui a plaisanté en ignare mes deux Lettres à Mr de Migieu, sur une découverte faite a Lyon d’une figure équestre des Romain. Document non daté , BML, ms PA 55, folio 50
Epigramme a un faquin de libraire qui a plaisanté en ignare mes deux Lettres à Mr de Migieu, sur une découverte faite a Lyon d’une figure équestre des Romain. Document non daté , BML, ms PA 55, folio 50

Adamoli se lance ensuite dans une enquête minutieuse au cours de laquelle il interroge Delaroche, Meusnier de Querlon (correspondant des Affiches de province) et son petit neveu parisien Blanchet de la Sablière. Il va jusqu’au bout de son enquête, le dénouement est édifiant, le coupable démasqué, il s’agit du Père Léti, bibliothécaire du collège des Oratoriens, qu’il croyait « incapable d’un tel procédé » 120 . Quelle est la raison qui a poussé le P. Léti à écrire ce libelle ? il est en réalité un ami très cher de Benoît Duplain avec lequel il a travaillé pour la remise en ordre de la bibliothèque du collège. Quant à Delaroche, il avoue que « séduit » par Duplain, « … il fit l’infamie de mettre sous presse furtivement, dans une nuit, la parodie en question ». « Qu’on juge [déclare Adamoli à propos de Delaroche] ce que c’est que cette canaille typographe ! » 121 , pour ce qui est des Oratoriens, « Ces gens là me mettent dans le cas à présent de regretter la société jésuitique » 122 . L’énergie que met Adamoli pour rétablir la vérité et mettre en valeur la nature de ses travaux lui permet finalement d’être reconnu par les journalistes du Courrier d’Avignon, du Journal des savants, du Journal de Verdun et de l’ Année littéraire. Il y a tout lieu de penser qu’il s’agissait bien là d’un coup de Benoît Duplain qui semble-t-il s’est bien amusé en montant cette affaire. Ces deux affaires montrent que les deux frères Benoît et Pierre n’ont pas les mêmes méthodes de travail. Pierre semble plus discret, plus scrupuleux dans les engagements qu’il prend envers ses clients. Quant à Benoît, rien ne lui fait peur et il trouve même un certain plaisir à se moquer des uns et des autres. Les différences de méthode de travail ont très certainement amenées les deux frères à se séparer, mais nous ne pouvons pas affirmer comme Adamoli que Benoît déteste son frère.

Quelques années plus tard, Pierre meurt subitement le 3 septembre 1768 à une heure et demie du matin 123 alors qu’il est encore en pleine activité, il laisse cinq enfants vivants Andrée, Constance, Marie-Marguerite, Pierre-Jacques et Claudine. La femme de Benoît, Claudine décède le 23 mai 1770 124 . Elle est inhumée deux jours plus tard, le 25 mai en présence de Jean-André Mandiot, chanoine régulier de Saint-Antoine, Noble Jean-Marie Peyrard 125 , agrégé au collège de médecine de Lyon, son gendre, Léonard Louis et Joseph Poujol ses neveux, Claude et Jean-François-Marie Merlino ses neveux, Joseph Duplain son fils, Pierrat ( ?) ou Pitra 126 . Quatre ans plus tard, Benoît décède à l’âge de soixante huit ans le 17 octobre 1774, il est inhumé en grande procession le 19 octobre 127 .

Notes
118.

Sordet Yann, Op. cit., p. 306

119.

Adamoli Pierre, Note servant de réponse aux articles essentiels de la prétendue critique à mes deux lettres à Mr le marquis de Migieu, qui porte pour titre « Lettres d’un bourgeois à Mr P. AD*** », 1766, p. 7 – ms PA 55, n° 29, fol 57-59

120.

Sordet Yann, Op. cit., p. 313

121.

Sordet Yann, Op. cit., pp. 313-314

122.

Lettre de P. Adamoli à A.P. Blanchet La Sablière, octobre 1766, en réponse à deux lettres des 4 et 7 octobre – BML, ms PA 55, fol 83

123.

Testament de Pierre Duplain, 3/5/1763 – ADR, 3E1709 A

124.

Déces de Claudine Mandiot, 23/5/1770 - AML, film 83, Saint-Nizier

125.

Annexe 4, volume 2, p. 57

126.

Enterrement de Claudine Mandiot, 23/5/1770 - AML, 1GG198, film 83

127.

Déces de Benoît Duplain,17/10/1774 - AML, film 86, n° 1110