3.3.3 – Les réserves ou les magasins secrets

Les lieux que nos venons de visiter sont donc les espaces réservés à la vente et à l’habitation. Nous avons recherché les lieux de stockage, les livres souvent longs à écouler, nécessitent une place rare et coûteuse. Les marchandises des libraires étant souvent stockées dans un autre lieu que leur habitation. Trois lieux semblent prédestinés à Lyon dans le périmètre qui nous intéresse. Il s’agit d’une maison de la rue Confort « servant depuis longtemps de magasins pour les libraires » qui est occupée au tiers par Roch Deville de 1693 à 1736, puis par les frères Detournes à partir de 1736 429 .

Le deuxième emplacement se trouve dans un grand grenier au premier étage de la maison Grenette appartenant au chapitre de l’Eglise de Lyon, face à la rue Tupin et à la halle de la Grenette, loué à Jean-Baptiste Laperouse, marchand et maître boutonnier à Lyon. Les frères Duplain sous louent en 1743, pour cent vingts livres par an 430 .

Un troisième lieu, le couvent des R.P. Cordeliers de Saint Bonnaventure (voir illustration p. 184). Ces derniers louent des magasins à l’intérieur du couvent et des boutiques à l’extérieur. Les boutiques jouxtent le mur des chapelles de l’église et s’ouvrent face à la place des Cordeliers. Elles sont au nombre de quatorze 431 , d’une superficie de vingt pieds de long et neuf de large 432 . Elles sont occupées pour la période qui nous intéresse par un forgeron, des cordonniers, un coutelier, un chapelier 433 . A l’intérieur du cloître, près de l’entrée se trouve un bâtiment à un étage qui est loué principalement aux libraires pour leur servir de magasins. Au XVIIe siècle, les couvents servaient déjà de lieux de dépôt des ouvrages illicites, en témoignent les saisies effectuées aux Jacobins et aux Cordeliers en 1694 434 . Au moment de ses saisies, les Jacobins abritent les marchandises de Bachelu, Delaroche et Jean Certe ; les Cordeliers ceux de Goay, Bachelu, Vignieu et la veuve Beaujollin. Les ouvrages sont très judicieusement cachés, « au-dessus de la chapelle Saint-Bonaventure », « dans une chambre dont la porte était murée », « dans une tour murée », « sur la voûte de la chapelle Saint-Michel » ou encore dans « la cave de l’Eglise ». Le procès-verbal du 6 octobre 1694, rappelle les congrégations religieuses à l’ordre

‘Tous les livres défendus ou contrefaits ci-dessus déclarés, se sont trouvés dans les églises et les couvents des dits religieux ; et nonobstant l’ordonnance de Monsieur le Lieutenant de Lyon, en date du 7 octobre 1794, qui enjoint, à ces Pères sous de grosses peines et amendes de déclarer, les magasins qui sont chez eux et les noms de ceux à qui appartiennent les livres qui y sont, il n’a pas été possible de les y obliger, fondés sur les indemnités qu’ils ont des dits libraires de Lyon 435 .’

En août 1704, 180 exemplaires contrefaits sont saisis dans un magasin du couvent des Dominicains loué à Laurent Bachelu 436 . A cette occasion, le Conseil d’Etat interdit « à tous les supérieurs des maisons religieuses de la ville de Lyon de louer aucun lieu dans l’intérieur des couvents pour magasins de librairie ni de faire dans lesdits lieux aucun dépôt

‘Les communautés de religieux de ladite ville louent dans l’intérieur des couvents des lieux pour servir de magasins de librairie et autres marchandises ; d’où il découle la facilité de ceux qui contrefont les livres et même ceux qui font passer desmarchandises en fraude, trouvent à faire des dépôts de livres contrefaits et marchandises de contrebande dans lesdits couvents… 437

En février 1744, les frères Duplain louent le magasin au-dessus de la porterie, pour neuf années au prix de soixante-dix livres annuelles 438 , le contrat est renouvelé le 9 décembre 1746. A l’intérieur du couvent se trouvent des arcs de boutique qui donnent sur le jardin. Sept arcs et demi sont loués par les Duplain en 1759, pour un loyer de cent quatre-vingt-seize livres quinze sols toujours pour un bail de neuf ans 439 . A partir de 1768, les frères vont sous louer individuellement, Benoît conserve le magasin 440 pour un loyer de quatre-vingt-quatre livres et Pierre garde les sept arcs et demi de boutiques pour cent vingts livres 441 . A la vente du fonds de la veuve Pierre Duplain à Joseph-Sulpice Grabit, ce dernier reprendra la location pour six ans à compter du 8 août 1771 pour cent livres annuelles 442 . Dans le même couvent des Cordeliers se trouvent les libraires Benoît-Michel Mauteville 443 , Claude Journet 444 , les frères Detournes 445 , Claude Cizeron 446 . Au moment de la séparation des frères Duplain, depuis le 5 février 1761 jusqu’en novembre 1762 447 , Benoît passe des annonces dans les Affiches de Lyon afin de céder son bail. Pierre conserve ses locaux rue Mercière 448 , Benoît s’installe rue Buisson, près des magasins qu’il loue aux RP Cordeliers de Saint-Bonnaventure. Les ventes publiques de livres de Benoît se dérouleront toujours aux Antonins dans une salle du deuxième étage. A la mort de Pierre en 1768, les locaux sont gardés par sa veuve, Madeleine Bruyset, bail qu’elle renouvellera pour neuf ans le 18 septembre 1772 449 . Le local commercial de Madeleine Bruyset consistant en «deux arcs de boutique, un magasin, une arrière magasin contigu et petit cabinet attenant » est sous loué à Joseph-Sulpice Grabit pour dix-huit mois, cinq cents livres par an 450 . Il reprend aussi à son compte l’appartement de Benoît 451 . Benoît désire changer d’appartement, la rue Mercière ne lui convient plus ou bien est-ce la proximité avec son frère Pierre qui le dérange ? Aussi, passe-t-il une annonce dans les Affiches de Lyon en 1760 (13 février), puis six en 1761 et cinq en 1762 452 afin de céder son bail. Il s’installe ensuite rue Buisson. Notons que Marcellin Duplain louait déjà les locaux au-dessus de la proterie en 1726 453 .

Joseph-Sulpice Grabit loue des locaux dans le couvent 454

Certains d’entre eux cherchèrent d’autres lieux de stockage pour échapper aux contrôles. D. Varry décrit comment Louis I Cuttyentrepose les productions anti jésuites écrites par son neveu Taupin Dorval, sous du linge sale, au domicile de ce dernier, au troisième étage d’un immeuble de la place Bellecour, juste au-dessus de l’appartement de l’imprimeur 455 . Il nous relate aussi comment, en 1732, François Rigollet cachait un exemplaire des Anecdotes ou Mémoires secrets sur la constitution Unigenitus, ouvrage recherché par la police et qu’il débitait, dans son appartement trouvé « dans une bassinoire qui étoit pendüe par le manche contre le mur » 456 .

Photographie : plan des Grands Cordeliers, 1625
Photographie : plan des Grands Cordeliers, 1625

Il aura fallu dix ans pour installer une famille dans le commerce de la librairie à Lyon, trente ans pour asseoir sa réputation, soixante ans pour qu’elle connaisse son heure de gloire et tout juste cinq années à Joseph et à Pierre-Jacques pour qu’ils renoncent à poursuivre la voie de leurs pères et grand-pères. Soixante-et-onze fiches biographiques et douze arbres généalogiques ont été réalisés pour reconstituer ces quatre-vingts années. L’ensemble de la dynastie des Duplain est maintenant identifiée et localisée. Le tissu de son réseau familial, de sociabilité et professionnel est désormais connu. Il nous importe à présent de nous intéresser à leurs activités professionnelles et de nous interroger, quelle a été leur production littéraire ? s’adressent-ils à un lectorat lyonnais, national ou international ? versent-ils dans le commerce illicite ? Quel est leur rôle dans la publication de l’Encyclopédie in-quarto de Diderot et d’Alembert ?

Notes
429.

Aquisition Sr De Trournes, Sr Deville, 18/6/1736 – ADR, 3E4688

430.

Loüage Laperouse, Duplain, 10/5/1743 - ADR 3E4691

431.

Cordeliers de Saint Bonaventure -Etat des biens et revenus du couvent comprenant domaines, places, maisons, magasins, rentes foncières, aumônes, fondations, pensions, rentes constituées avec les confréries établis par ordre du Père Benoît Michel, ministre provincial de la province de Saint Bonaventure – 4H29

432.

Cordeliers de Saint Bonaventure –Constructions de boutiques autour du couvent, 1694-1734 – 4H33

433.

Cordeliers de Saint Bonaventure -Etat des biens et revenus du couvent comprenant domaines, places, maisons, magasins, rentes foncières, aumônes, fondations, pensions, rentes constituées avec les confréries établis par ordre du Père Benoît Michel, ministre provincial de la province de Saint Bonaventure – 4H29

434.

Gay Jean, Saisie de livres prohibés faite aux couvents des Jacobins et des Cordeliers à Lyon en 1694, Turin, V. Bona, 1876

435.

Ibid

436.

Saisie d’exemplaires à Laurent Bachelu , Août 1704 – BnF, ms FF 22074, pièce 92

437.

Arrêt du Conseil d’Etat, 1/8/1704 – BnF, ms FF 22128, pièce 29

438.

Loüage Cordeliers, Duplain, 9/2/1744 - ADR 3E4692

439.

Continuation baux à loyer R.P. Cordeliers de Saint Bonaventure, Duplain, 5/4/1759 – ADR, 3E4705

440.

Louage R.P. Cordeliers de Saint Bonaventure, Duplain jeune, 5/2/1768 – ADR, 3E4713

441.

Louage R.P. Cordeliers de Saint Bonaventure, Duplain l’aîné, 3/2/1768 – ADR, 3E4713

442.

Vente de Fond et librairie, Grabit, Vve Duplain, 8/8/1771 – ADR, 3E4715

443.

Benoît Michel Mauteville loue avec son épouse Catherine Besson un « magasin propre à tenir la librairie », 9 ans à compter du 1/5/1744 pour 70 livres annuelles - Cordeliers de Saint Bonaventure – Baux à louage de maisons, appartements et boutiques situées autour du couvent, 1692-1790 – 4H34

444.

Claude Journet loue un magasin fermant à clé pour 9 ans à 60 livres le 2/3/1736 - Cordeliers de Saint Bonaventure – Baux à louage de maisons, appartements et boutiques situées autour du couvent, 1692-1790 – 4H34. A son décès en 1742, sa veuve reprend le local, nouveau bail de 9 ans en 1754 - Cordeliers de Saint Bonaventure - Etat des biens et revenus du couvent comprenant domaines, places, maisons, magasins, rentes foncières, aumônes, fondations, pensions, rentes constituées avec les confréries établis par ordre du Père Benoît Michel, ministre provincial de la province de Saint Bonaventure – 4H29

445.

Les frères Detournes, marchand libraire à Genève louent un magasin pour 6 ans à 300 livres à partir du 2/12/1726, bail renouvelé pour 6 ans le 23/2/1732 et aussi le 16/10/1739 - Cordeliers de Saint Bonaventure – Baux à louage de maisons, appartements et boutiques situées autour du couvent, 1692-1790 – 4H34

446.

Claude Cizeron loue un magasin pour 9 ans à partir du 24/2/1781 pour 120 livres - Cordeliers de Saint Bonaventure – Baux à louage de maisons, appartements et boutiques situées autour du couvent, 1692-1790 – 4H34

447.

Affiches de Lyon du 24/11/1762, appartements à louer

448.

Inventaire Duplain, Vve Duplain, 9/9/1768 – ADR, BP 2242

449.

Louage pour neuf années au prix de 700 livres, M. de St Antoine, Magdeleine Bruyset, vve Duplain, 18/9/1772 – ADR, 3E7075

450.

Vente de Fond et librairie, Grabit, Vve Duplain, 8/8/1771 – ADR, 3E4715

451.

Louage pour neuf années au prix de 1 300 livres, M. de St Antoine, Sr Joseph-Sulpice Grabit, 18/9/1772 – ADR, 3E7075

452.

Dates des annonces : 13/2/1760 - 5/2/1761 -15/7/1761- 12/8/1761- 7/10/1761- 14/10/1761- 16/12/1761- 10/2/1762 -9/6/1762 - 25/8/1762 - 17/10/1762 - 24/11/1762.

453.

Location des magasins au couvent de St Bonnaventure à Marcellin Duplain, marchand libraire, 20/9.1726 – ADR, 3E8209

454.

Bail à loyer RR. PP. Cordeliers, Grabit, 12/3/1787 – ADR, 3E9732

455.

Varry Dominique, « De la Bastille à Bellecour : une « canaille littéraire », Taupin Dorval », in Le Livre et l’historien, études offertes en l’honneur du Professeur Henri-Jean Martin réunies par Frédéric Barbier, Annie Parent-Charon, François Dupuigrenet Desroussilles, Claude Jolly, Dominique Varry, Genève, Droz, 1997, pp. 571-582

456.

Varry Dominique, Le Monde lyonnais du livre au XVIIIe siècle, dossier pour l’habilitation à diriger des recherches, Université de Paris I, Panthéon-Sorbonne, 1999, p. 99