L’histoire d’un best seller, l’Avis au peuple sur sa santé

L’édition française compte quelques beaux succès de librairie au XVIIIe siècle, comme La Nouvelle Héloise, avec soixante-douze éditions de 1762 à 1800 ou bien Candide avec une cinquantaine. A Lyon, chez les frères Duplain, il y en eu aussi, nous avons choisi de présenter un ouvrage qui fut un best seller dans les années 1760-1770, l’Avis au peuple sur sa santé de Samuel Tissot. Nous avons recensé ci-dessous les différentes éditions actuellement dans les bibliothèques. La première édition est celle de Lausanne en 1761 (Grasset), la dernière de Belin à Paris, en 1802. La préface de 1771 montre la renommée de l’ouvrage :

‘La premiere est celle que MM. Heidegger publierent en Allemand à Zurich, au commencement de l’année 1762. M. Hirzel, premier médecin du Canton de Zurick a enrichi la traduction d’un très-belle préface, qui roule principalement sur les caracteres du vrai & du faux Médecin, & dont je me serois fait un plaisir d’orner mes nouvelles éditions, si la façon dont mr. Hirzel parle de l’Auteur, m’avoit permis de répandre moi-même son ouvrage. Je donnai une seconde édition à la fin de 1762. avec des additions que Mr Hirzel traduisit pour la seconde édition de Zurich, qui parut en 1763, & qui depuis lors a été réimprimée sur la derniere de Paris.
L’accueil favorable que les gens de l’art ont fait à l’Avis au peuple, l’empressement du public à demander une nouvelle édition qui manquoit à Paris depuis six mois, plus de trente editions en six années, soit contrefaites en différentes villes, soit traduites dans toutes les langues connues, font suffisamment l’éloge, & dispensent d’en prouver l’utilité. ’

Neuf éditions sont publiées par François Didot à Paris entre 1772 à 1792, huit par Benoît Duplain à Lyon de 1763 à 1776. D’autres éditeurs français vont publier également, à Lyon, Grabit (1779) ; à Toulouse, D. Desclassan (1780-1781) ; à Nancy, la veuve Leclerc (1780) ; à Rouen, P. Machuel (1782) et la veuve Dumes (1794) ; à Paris, Delalain (1786) et Belin (1802), Masson & Durie à Blois (1795). Les éditions étrangères sont localisées à Lausanne (1761-1775-1777-1785-1792-1799), à Zurich (1763), à Amsterdam (1764) ainsi qu’à Londres (1771). Ce best seller est en même temps le dernier livre publié par Benoît, qui cesse sont activité en 1776.

‘J’ai eu la satisfaction de voir que des personnes charitables intelligentes s’en sont servies avec succès marqué, même dans des maladies très-graves, & je serai au comble de mes voeux, si je continue à apprendre qu’il contribue à adoucir les maux, & à prolonger les jours de mes semblables 555 .’

Nous avons dressé le tableau ci-dessous afin d’avoir une vue synthétique des multiples éditions dont a fait l’objet l’ouvrage. Les exemplaires sont recensés à partir des notices bibliographiques de la BNF.

Tableau : les éditions de l’Avis au peuple sur sa santé
Date d’édition Lieu Editeur/Imprimeur Notes
1761 – 1re éd. Lausanne Grasset François  
1762 – 2de éd. Paris Didot François Additions par un médecin non identifié.
Livre dédié au marquis de Mirabeau.
1763 – 2de éd. Zurich   Additions de M. Hirzel.
1763
Lyon Duplain Benoît
Bruyset Jean-Marie
Nouvelle édition conforme à la seconde originale à laquelle on a joint la traduction de la préface allemande de M. Hirzel, & des notes par
M. ***.
1763 – sur la 2de éd. de Lausanne Paris Didot François Addition de la préface anonyme + préface de M. Hirzel
Edition contrefaite datée de 1766.
1763 – sur la 2de éd. de Lausanne Lyon Bruyset Jean-Marie
Duplain
Note d’un médecin lyonnais M.***D.M + préface de M. Hirzel
Edition contrefaite à Avignon et Rouen.
1763 Lyon Bruyset  
1764 Lyon s. n.  
1764 Rotterdam Arrenberg, Reinier Très belle édition traduite par M. Bikker, médecin à Rotterdam.
1764 Lyon Duplain Benoît
Bruyset Jean-Marie
 
1764 Amsterdam Harrevelt E. V. Nouvelle édition conforme à la seconde originale, à laquelle on a joint la traduction de la préface allemande de M. Hirzel, et des notes par M.***, D.M.
1765 Hollande Bikker  
1765 Angleterre   Traduit par M. Kirkpatrick.
1766 -
2e impr anglaise
Angleterre   Traduit par M. Kirkpatrick.
Il a conservé les notes de l’éditeur de Lyon, & en a ajouté lui-même plusieurs autres très intéressantes.
1766 Italie   M. Pellegrini, médecin, et professeur d’anatomie à Venise a fait la traduction italienne. Il l’a enrichie d’un chapitre sur le Heimveh, & d’excellentes notes.
1767 - 3e éd. Lyon Duplain Benoît Augmentée par l’auteur.
1767 - 3e éd. Paris Didot François Augmentée par l’auteur.
1767 Suède   M. Schuze, Médecin de la famille royale de Suède, en a déjà publié, dans sa langue, trois éditions différentes, dont la dernière a été faite sur celle de Paris 1767.
1767 Allemagne   M. Pauli docteur en droit à Hambourg a fait imprimer une nouvelle traduction allemande. Une société charitable & littéraire établie dans cette ville a distribuée gratuitement au peuple des environs.
1768 - 3e éd. Lyon Duplain Benoît  
1769 Lyon Duplain Benoît  
1770 - 4e éd. originale Paris Didot François  
1770 Lausanne Grasset François  
1771 - 4e éd. Rév Londres Becket T
Hondt PA de
 
1771 - 3e éd. originale Lyon Duplain Benoist  
1771 Lyon Duplain Benoît  
1772 - 5e éd. originale Lyon Duplain Benoît  
1772 Paris Didot  
1772 - 5e éd. originale s. n. s. n.  
1774 Lyon Duplain Benoît  
1775 - 6e éd. originale Lausanne Grasset François  
1776 Lyon Duplain Benoît  
1776 Paris Didot François  
1776 - 5e éd. originale Paris Didot  
1777 - 7e éd. Lausanne Grasset François  
1779 Paris Didot François  
1779 - 7e éd. originale Lyon Grabit  
1780 Toulouse Desclassan D  
1780 Nancy Leclerc vve  
1780 - 7e éd. originale Paris Bassompierre JF  
1781 Toulouse Desclassan D  
1782 Paris Didot François Dernière édition originale, revue, augmentée et avouée par l’auteur.
1782 - 3e éd. Rouen Machuel P
Racine J
 
1785 Lausanne Grasset François  
1786 Paris Delalain Dernière édition originale, revue, augmentée et avouée par l’auteur.
1792 - 11e ed. originale Lausanne Grasset François Exactement conférée sur l’édition de Paris, 1792, où l’on a corrigé des fautes très essentielles.
11e éd. originale rev. Et augm. Par l’auteur.
1792- 11e éd. Paris Didot  
1794 Rouen Dumes. n.il Pierre Vve  
1795 Blois Masson & Durie  
1799 – 12e éd. originale Lausanne Grasset François 12e édition originale revue & augmentée par l’auteur ; exactement conférée sur l’édition de Paris 1782, où l’on a corrigé des fautes très essentielles.
1802 Paris Belin Dernière éd. originale, rev., augm. et avouée par l’auteur.

Benoît Duplain signale en 1771 que depuis six ans, trente éditions sont parues, « soit contrefaites en différentes villes, soit traduites dans toutes les langues connues 556  ». M. Tissot lui-même écrit que l’édition de Lyon fut contrefaite à Avignon et Rouen. Benoît Duplain, le principal lésé dans l’affaire, demande à ses lecteurs de ne lire que les ouvrages « signés de B. Duplain, Libraire à Lyon, ou de Fr. Didot, Libraire à Paris 557  ». En effet, la lecture d’ouvrages contrefaits, mal écrits avec des erreurs de prescriptions peut avoir de graves conséquences pour le lecteur :

‘Un très-grand nombre de personnes, ne pouvant faire la distinction d’une édition originale d’avec une contrefaite ont été souvent trompées, & quelquefois la victime des éditions furtives, faites à la hâte, & très-fautives, par le peu de soins que l’on a apportés à la correction : les dangers qui résultent d’une dose plus forte ou plus foible dans la formule d’un médicament, peuvent en empêcher l’effet, ou causer la mort 558 .’ ‘l’on doit regarder comme contrefaits, & par conséquent dangereux, tous les Exemplaires auxquels la signature gravée de M Tissot ne se trouvera pas au bas de l’Epitre Dédicatoire, & qui ne seront pas signés ci-dessous, à la main avec paraphe, de P. F. Didot, Libraire à Paris, ou de B. Duplain, Libraire à Lyon 559 .’

Le paraphe B. Duplain se trouve en bas de l’avis important de l’édition de 1771, pour celle de 1767, on trouve la signature originale de B. Duplain :

Pierre François Didot cède à Benoît Duplain la moitié du privilège en 1767.

‘Je reconnois avoir cedé à Monsieur B. Duplain le jeune, Libraire à Lyon, la moitié au present Privilège, aux charges & conditions que ledit Livre ne pourra être imprimé qu’à Paris, & que ledit sieur ne pourra en faire entrer aucun exemplaire à Paris, suivant le traité fait entre nous à Paris ce 9 juin 1764 560 .’

Samuel Tissot est docteur et professeur en médecine, membre de la société royale de Londres, de L’académie médico-physique de Bâle, de la société Oecon de Berne. Il désire écrire un livre qui s’adresse à un large public, principalement aux gens qui veulent échapper aux médecins charlatans mais aussi à ceux qui n’ont pas les moyens de se soigner :

‘Touché du fort du peuple malade dans les campagnes de ce pays, où il périt misérablement par la disette des secours utiles, & la multitude des mauvaises directions, mon seul but, en écrivant, étoit de prévenir une partie de ces malheurs 561 .’

A l’origine ce livre est destiné aux seuls habitants de la région du médecin :

‘… Touché du fort du peuple malade dans les campagnes de ce pays, où il périt misérablement par la disette des secours utiles, & la multitude des mauvaises directions, mon seul but, en écrivant, étoit de prévenir une partie ce ces malheurs. (p. VII).’

Très vite le succès arrive, à la grande surprise de l’auteur lui-même :

‘Je n’avois destiné ce Livre, qu’à une petite enceinte de pays, & à un petit nombre de personnes ; & je fus très-surpris en apprenant, cinq ou six mois après sa publication, qu’il étoit l’un des Livres de science qui eût trouvé le plus de lecteurs dans tous les ordres 562 .’

L’exemplaire se vend au prix de trois livres 563 , l’abbé Duret le mentionne dans ces cahiers en 1764, « Traité de médecine à l’usage du peuple, par M. Tissot, livre élémentaire » 564 . Il traite de sujets aussi divers que « le bain des jambes utile dans l’inflammation de poitrine » (p. 677), « le charlatan, fléau plus terrible pour l’humanité que les maladies » (p. 623) ; « le froid tue quand on y est long-temps exposé : pourquoi » (p. 683) ; « le libertinage nuit à la population » (p. 685) ; « les oreillons ou ourles, ce que c’est. Leur traitement » (p. 687) ; « les tartes ou gateaux, mauvais aliments » (p. 692). L’auteur dépolore qu’il y ait autant, voire plus de charlatans que de médecin :

‘Il seroit à souhaiter, sans doute, que la Médecine ne fût exercée que par les Médecins ; mais la chose est malheureusement autrement ; & aussi long-temps qu’on n’aura pas trouvé le moyen d’y remédier, l’on doit s’occuper, en attendant que la source du mal soit tarie, d’en diminuer les effets autant qu’il sera possible. Quand je composai l’Avis au Peuple, je crus qu’il seroit propre à remplir ce but louable : rien n’a pu m’engager à changer d’idée ; & en publiant cette nouvelle édition, dans laquelle j’ai profité de quelques remarques des différents Editeurs, je ne crains point de publier un Ouvrage dangereux. ’

A Lausanne, le 22 Décembre 1771.

A la mort de Pierre Duplain en 1768, il reste soixante-seize exemplaires dans les stocks du magasin des Cordeliers 565 .

Ce panorama d’une production de près de soixante années laisse augurer un avenir brillant aux successeurs des frères Duplain. Qu’en sera-t-il ? Les goûts littéraires évoluent, le public change et la Révolution approche à grands pas. Joseph Duplain dresse un bilan bien sombre en 1789 dans les Lettres au Comte de B***  :

‘Sérieusement, M. le Comte, tout nous annonce que notre Littérature marche à grands pas à sa décadence ; il en est des Lettres & des Beaux-Arts, ainsi que de la destinée des empires ; l’un & l’autre ont un terme fatal, passé lequel on les a vu décliner & retomber dans la barbarie… La Fontaine, par exemple, anime & fait vivre tout ce qu’il décrit, il a su le premier, malgré la résistance de sa langue, y transporter ses sons imitatifs, cette harmonie pittoresque, qui sembloient appartenir exclusivement à Homere & a son rival.
Malheureusement, les Ecrivains qui ont succédé à ces grans hommes, n’ont pas hérité du génie immortel qui les inspira ; peut-être aussi que désespérant de les égaler, ils ont cru devoir s’ouvrir de nouvelles routes, mais loin d’arriver au but, ils se sont égarés, & ont vu se flétrir dans leurs mains, les lauriers dont ils vouloient ceindre leurs fronts. Lisez les ouvrages de quelques-uns de ces Ecrivains, ce sont des supusétations éternelles […] « Le secret d’ennuyer, est celui de tout dire ». L’image principale se noye dans ce vain amas de paroles. Aussi les voit-on retourner leur sujet en mille manières, tandis que les maîtres de l’art réussissent d’un coup de pinceau […] qui ne seroit révolté de toutes ces nouvelles discussions de Philosophes, de Politique & de Morale, dont la plupart de nos Ecrivains affaictionnent aujourd’hui leur production ? […] Un autre défaut fort à la mode parmi nos beaux esprits du jour, c’est celui de vouloir être à toute force, spirituels & fins, plutôt que naturels ; ils courent après l’esprit & l’anti thèse, & cherchent bien moins à élever l’ame, qu’à éblouir l’imagination. Ils ont adopté je ne sais quel jargon de ruelle qui peut être délicieux dans les boudoirs de nos petites maîtresses, mais qui a le longue devient bien fatiguant pour le lecteur raisonnable 566 .’
Notes
555.

Tissot, Samuel, Traité de l’abus et du vrai, 1771, Avis important.

556.

Tissot Samuel, Avis au peuple sur sa santé, 1771, Avis important

557.

Tissot Samuel, Ibid, Avis important

558.

Tissot Samuel, Ibid, 1771, « Avis important »

559.

Tissot Samuel, Ibid, 1767, « Avis important »

560.

Tissot Samuel, Ibid, 1767, « Privilège du Roi »

561.

Tissot Samuel, Ibid, 1771, Préface, 28/12/1771

562.

Tissot Samuel, Ibid, Préface, 28/12/1771

563.

Tissot Samuel, Avis au peuple sur sa santé, 1767, Catalogue des ouvrages de M. Tissot chez le même libraire.

564.

Cahiers de l’abbé Duret, 1764, f. 4/11 (de la retranscription)

565.

Inventaire Duplain, Veuve Duplain, 9/9/1768 – ADR, BP 2242

566.

Lettres à M. le Comte de B***, 2 octobre 1789