2 – Réseau illicite : trois générations de fraudeurs

La censure est souvent considérée comme abusive, voie injustifiable par les intéressés. Jean-Paul Belin dans Le Commerce des livres prohibés à Paris présente des cas extrêmes. Un censeur peut supprimer un ouvrage parce qu’il contient des principes d’administration qui ne sont pas conformes aux lois de Moïse. Un autre, nommé Marin, retranchait « ma foi » et y substituait « morbleu », prétendant que la religion est moins blessée par ce mot que par l’autre ». Un autre censeur supprime dans un livre de géométrie cette proposition que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre, disant à l’auteur : « Si je laissais paraître votre ouvrage, je me ferais des ennemis de tous ceux qui ne marche jamais que par des lignes courbes, les trouvant bien plus courtes pour arriver à leur but que les lignes droites. Ces gens-là sont très nombreux dans les trois états du royaume, et ces gens-là me feraient perdre ma place. » Ces jugements répondent à l’idée que l’on se fait dans le public du rôle de la censure : « J’ai entendu dire sérieusement [déclare Malesherbes en 1759] qu’il est contre le bon ordre de laisser imprimer que la musique italienne est la seule bonne. Je trouve des gens qui s’en prennent au gouvernement de ce que tel poème ou tel roman imprimé est détestable 575  ». La difficulté des écrivains à exercer leur art est très bien montrée par Voltaire dans un article de son Dictionnaire philosophique

Les auteurs les plus hardis ne peuvent accepter une telle situation. Ils contournent la censure du royaume de France pour aller faire imprimer leurs manuscrits à l’étranger. « Les censeurs sont les hommes les plus utiles aux presses étrangères, dit encore Mercier. Ils enrichissent la Hollande, la Suisse, les Pays-Bas », écrit d’Alembert au rois de Prusse en 1773 576 . La Hollande et la Suisse, deux pays républicains et protestants, refuges des libertés politiques et religieuses sont des foyers actifs de productions littéraires, philosophiques et libertines. La littérature écrite en France est nombreuse, presque nulle en Hollande, alors qu’il s’imprime dans ce pays proportionnellement plus de livres qu’en France 577 .

Vers la fin du règne de Louis XIV, les autorités mettent en place une formule qui permet de lever quelques contraintes, il s’agit de la permission tacite. Accordée par les censeurs, la liste des ouvrages est déposée à la chambre syndicale des libraires de Paris. Contrairement au privilège, elle n’est pas scellée du grand sceau. Ce système est développé par Malesherbes lors de son arrivée à la Direction de la librairie en 1750. Cette permission accorde des garanties suffisantes à l’auteur et au libraire qui sont ainsi en règle, le registre de la Chambre syndicale en fait foi ; Le ceneur est lui aussi protégé car son nom n’est pas connu du public.

‘Mais, dit-il, souvent en France on a pour les lois un respect d’un genre fort singulier. Quand on y voit des inconvénients on ne veut pas les changer, et on aime mieux permettre qu’elles ne soient pas exécutées. On me répondit que la nécessité des permissions tacites était reconnue par le Gouvernement ; qu’elle l’était même par les parlements, contradicteurs habituels de l’administration… qu’ils ne poursuivaient jamais comme imprimés en fraude les livres permis dans cette forme, mais qu’ils ne consentiraient pas à enregistrer la loi que je leur proposais 578 .’

L’appât du gain que représente la production de livres philosophiques, jansénistes ou licencieux, fait courir à de nombreux libraires le risque de développemnt d’imprimeries clandestines. Deux villes s’illustrent dans cette pratique, Lyon et Rouen. A Lyon, nous connaissons Regnault à qui Ravinet demande en 1765 des Lettres de la Montagne : « Je n’ai pas oublié les difficultés que vous m’avez objectées dans votre dernière touchant les fréquentes visites que l’on faisait dans votre ville, mais cela n’empêche pas que tous nos confrères de Versailles et de Paris ne reçoivent de Lyon toutes ces sortes de marchandises 579  ». Le libraire Réguillat est destitué en 1767 pour « impression de livres contraires à la religion, à l’Etat et aux bonnes mœurs ». Au fil du siècle, la censure doit combattre non plus des opinions théologiques mais des critiques sociales de plus en plus agressives. Le flot montant des écrits, la multiplication des œuvres critiques et leur ton de plus en plus audacieux persuadent les autorités de la nécessité d’accommodement et de compromis. Vers 1730, le directeur de la librairie, Jacques-Bernard Chauvelin déclare au sujet du Dictionnaire de Bayle : « Tant qu’il s’en imprimera, je ne puis, comme bon Français, m’empêcher de dire qu’il vaut mieux que ce soit pour nous. Je suis sûr que, depuis qu’il y a des Bayle, il en coûte plus d’un million à l’Etat. Pourquoi perdre volontairement cette somme, puisque Bayle n’en est pas moins commun ? 580 . »

Les lois sévères mises en place par le pouvoir royal n’empêchent pas, au XVIIIe siècle, le développement du commerce clandestin. L’objet de convoitise de ce commerce sont les ouvrages philosophiques, achetés par l’élite intellectuelle et sociale de l’Ancien Régime. Comme les autres libraires de province, Joseph Duplain se révolte contre ce règlement. Il profite de son statut de journaliste en 1789 pour protester par écrit dans les Lettres au Comte de B***  :

‘Les maîtrises, les jurandes, ainsi que les privilèges doivent être abolis dans tout le Royaume, sans excepter aucun état ni aucune profession. C’est au talent seul qu’est dû la liberté de l’exercer. La permission d’ouvrir un magasin dans nos villes doit être absolument gratuite, parce que celui qui se dévoue à un état pour gagner de l’argent n’est pas dans le cas d’en dépenser 581 .’ ‘Le privilège en matière de librairie, est comme tous les autres privilèges, un attentat au droit naturel 582 .’ ‘Armé du « parchemin despotique », le libraire met le public à contribution, il nuit aux progrès des sciences, en fixant à ses livres des prix arbitraires et exagérés […]. Comme Paris est le sièges des Académies, le rendez-vous de tous les gens de lettres, il n’y a de privilégiés que les Libraires de Paris, & de cette manière tous leurs confrères de Province sont réduits à la triste condition de revendeurs ; d’ailleurs, toutes les fois qu’un homme est privilégié, & qu’il ne craint point la concurrence, il s’endort sur son « parcheminé, il ne va point au-devant de l’acheteur, il n’étend point ses affaires, & de là la langueur du commerce ; la diminution dans la consommation de nos papiers, & dans les labeurs nécessaires à entretenir nos ouvriers. Un livre appartient à celui qui l’a acheté. Il a sans contredit le droit d’en multiplier les copies & plus il réussit à les multiplier, plus il est utile à la Société en propageant les découvertes 583 .’ ‘Il faut que chacun ait la liberté de publier ses pensées, de copier celles des autres, de les développer, de les corriger, d’instruire le public & pour cet effet, chacun doit avoir le droit de faire des gazettes, de composer des mercures, de publier des journaux. Du choc des opinions naîtront infailliblement la lumière & l’instruction. Si un seul éditeur n’avoit pas eu le privilège de faire une mauvaise Encyclopédie, d’autres en auroient fait une bonne, le public n’auroit pas été rançonné, & nous aurions un dépôt fidèle de toutes les connaissances humaines 584 .’ ‘Il y a quelques livres pour lesquels il n’y a pas même aujourd’hui de permission expresse, que cependant on laisse vendre dans les boutiques, étaler dans les rues, annoncer dans les catalogues imprimés de vente de livres, parce qu’on sait qu’il serait inutile et même ridicule de vouloir s’y opposer 585 .’ ‘Qu’ont rendu en France les privilèges accordés aux libraires ? la misère en province dans cette patrie, la ruine de nos papeteries et l’ignorance chez le peuple. La misère en province, parce que la ville de Paris, étant le siège de toutes les académies, le rendez-vous des gens de lettres, les presses de Paris ont été occupées exclusivement ; la ruine des papeteries, parce que le haut prix auquel le libraire privilégie tenoit son livre empêchoit l’homme peu fortuné de l’acheter et de s’instruire 586 .’

La Révolution Française a pris appui sur le mouvement de la philosophie des Lumières, mouvement qui a été analysé en partie par l’étude de la production des livres dans la France du XVIIIe siècle et par l’étude du contenu des bibliothèques. Les élites sont dépositaires du programme des Lumières et investies de sa diffusion. On constate l’unicité d’une culture d’élites qui regroupent la noblesse, la fraction supérieure du Tiers Etat et la haute bourgeoisie lettrée autour d’un programme commun 587 . Une mutation s’opère qui affecte les comportements, les pratiques, le goût, pour déboucher sur le message qui est celui des Lumières. La littérature clandestine concerne celle qui circule sous le manteau traquée par la censure et la police. Des ouvrages produits souvent hors de France, comme à Neuchâtel, siège de la Société typographique où les ouvrages jansénistes côtoient la littérature philosophique, mêlés aux chroniques scandaleuses de la cour, à l’anticléricalisme et au libertinage.

Notes
575.

Belin Jean-Paul, Ibid, p. 23

576.

Belin Jean-Paul, Ibid, p. 24

577.

Belin Jean-Paul, Ibid, p. 38

578.

Belin Jean-Paul, Ibid, p. 25

579.

Belin Jean-Paul, Ibid, p. 52

580.

Minois Georges, Censure et culture sous l’Ancien Régime, pp. 188-189

581.

Lettres à M. le Comte de B***, 27 juillet 1789, p. 92

582.

Ibid, p. 94

583.

Lettres à M. le Comte de B***, 27 juillet 1789, p. 94

584.

Ibid, p. 95

585.

Belin Jean-Paul, Ibid, p. 33

586.

Courrier extraordinaire ou le premier arrivé, 2 janvier 1791

587.

Vovelle Michel, La Chute de la monarchie : 1787-1792, Paris, éditions du Seuil, 1999, p. 87