2.1 – La librairie clandestine à Lyon

2.1.1 – Une « affaire de tous »

S’il est indéniable que la production littéraire lyonnaise s’amenuise au fil des XVIIe et XVIIIe siècles, il est tout aussi prouvé que la contrefaçon contrebalance les chiffres. La contrefaçon devient une « spécialité lyonnaise » à grande échelle. La répression est terrible à la fin du XVIIe et au début du XVIII e siècle pour se faire plus douce au fil du siècle 588 . Une autre production illicite est représentée par les livres philosophiques. Françoise Weil se risque à donner une définition de la notion de clandestinité que nous livrons ici 589  :

Le terme « clandestin » ne s’emploie au XVIIIe siècle qu’à propos des imprimeries et, par extension, du commerce des livres sortis de ces imprimeries, ou encore de livres imprimés à l’étranger et introduits en France sans autorisation. On rencontre en revanche l’expression de « manuscrits prohibés », mais c’est lors de perquisitions chez des imprimeurs que l’on trouve des ouvrages « prohibés », manuscrits et imprimés étant toujours associés sous ce terme.

Le gain obtenu par l’impression de livres prohibés en France est tel que les libraires étrangers prennent le risque de faire saisir leurs ouvrages à la frontière et de se voir confisquer leurs ballots de livres. L’impression se fait sans difficulté d’autant que la langue française est universellement répandue. Bien souvent, le libraire français n’a pas à acheter le manuscrit, les libraires hollandais ou suisses demandent des permissions directement à Malesherbes, libraire et les censeurs font alors preuve de plus d’indulgence que pour un libraire français, soit ils traitent avec un libraire français qui fait les démarches auprès de l’administration à Paris. Il arrive que le libraire français, sûr de lui, se fasse adresser les ouvrages avant d’avoir obtenu la permission. Les frères Duplain reçoivent en 1761 onze cents exemplaires de la Nourriture de l’âme, que vient d’imprimer Grasset. Les ballots sont interceptés à Lyon par La Michodière, intendant de Lyon qui lutte contre l’envahissement des livres protestants en Languedoc. Grasset adresse une supplique de Lausanne au chancelier, le 28 mars 1761 :

‘J’ai fait imprimer une édition du livre intitulé La Nourriture de l’âme dont je prens la liberté de vous adresser un exemplaire, par le premier courrier par la voye de Lion, avant que de le faire mettre sus presse. Je m’addressai par un surcroit de précaution à Messieurs les Frères Duplain, Libraires & Expéditeurs à Lion, De tel priori de communiquer mes vües sur ce Livre à M. de Bourgelat, afin que si j’étois dans le cas d’en faire passer, ils n’y fussent pas arrêtés. Par la lecture de la réponse qu’on faite Messieurs Duplain à ma demande, & que je joins ici, en original, Monseigneur sera convainqu de la bonne foi & de la confiance avec laquelle j’en ai usé, & combien peu j’avois à m’attendre à la lettre que je viens de recevoir desdits Messieurs Duplain, sous la date du 25 qui me marquent que 1 100 exemplaires que je leur ai addressé, pour deux destinations différentes, seront infailliblement brûlés par vos ordres.
Note : Je demande mille pardon à Vôtre Grandeur, si ma lettre n’est pas écrite de ma main, accablé sous la rigueur de mon sort, je suis pour comble de malheur, gissant dans mon lit, où j’y suis détenu par une maladie causée par un épuisement total de mes forces 590 .’

En 1754, les frères Bruyset demandent et obtiennent une permission tacite pour Les mélanges philosophiques de Formey 591 . Pour les ouvrages de peu d’importance, il existe ce que Malesherbes appelle les simples tolérances : l’autorisation tacite d’imprimer l’ouvrage est donnée au libraire à condition de la faire en secret. Malesherbes écrit en 1757 à La Michodière, nommé intendant de Lyon, au sujet des Eloges de Formey, pour lesquels Bruyset Ponthus demande une permission

‘Le parti que nous prenons ordinairement est de permettre les ouvrages tacitement, ou plutôt de les tolérer parce qu’on ferait entrer l’édition étrangère et qu’il vaut encore mieux que ce soit des libraires et des ouvriers français qui fassent ce profit. Mais comme il n’est pas convenable qu’il reste par écrit des vestiges de cette tolérence, ces sortes de permissions s’accordent ordinairement verbalement et le mieux serait que vous voulussiez bien envoyer chercher Bruyset-Ponthus et lui dire que vous consentez qu’il fasse cette édition pourvu que ce soit avec discrétion et qu’il n’aille pas se faire annoncer dans les journaux, ni dans les prospectus imprimés. Comme les intendants sont chargés par un arrêt de 1744 de veiller à l’exécution des réglements de la librairie, je crois qu’il est plus convenable que ces permissions passent par vous 592 .’

Au moment du passage du livre en France, la chambre syndicale devient incontournable :

‘Tous les libraires, ou autres personnes de quelque qualité et condition qu’elles soient sans aucune exception, qui feront venir à Paris des Livres imprimés… dans les Pays Etrangers, seront tenus de les faire apporter dans la Chambre Syndicale de la Communauté au même état qu’ils seront arrivés ; et ne pourront les retirer de la Douane, des Voituriers par terre ou par eau, et des messagers, sans un billet du Syndic ou de deux de ses Adjoints 593 .’

Dominique Varry recense quelques affaires retentissantes dans un article sur Le livre clandestin à Lyon au XVIIIe siècle 594 . En 1727, l’imprimeur-libraire André Degoin est trouvé à Beaucaire, porteur de cinquante-quatre ouvrages prohibés, dont les Consolations de l’âme fidèle contre les frayeurs de la mort de Drelincourt. Une deuxième prise se fait en 1734 au même endroit ; il s’agit cette fois du Nouveau testament revu et approuvé par les pasteurs de Genève, Catéchisme sur les principaux points de religion, Prières et cantiques, Psaumes de David. Le libraire François Rigollet est inquiété en 1732 pour les Anecdotes ou Mémoires secrets sur la constitution Unigenitus de Bourgoing de Villefore. Les prises des années 1760 sont fructueuses : Rigollet de nouveau (1760) sur plainte de Voltaire, pour la diffusion des Dialogues chrétiens, ou Préservatif contre l’Encyclopédie par M. V***, à l’adresse de Genève. En 1762, Taupin Dorval est poursuivi pour un roman pornographique Le Jésuite misopogon séraphique, il doit prendre la fuite avec l’imprimeur Louis Cutty ; Jean-Baptiste Réguillat est condamné pour la production du même titre en 1767. Claude-André Faucheux est destitué en 1782 pour impression d’une brochure non autorisée. Cette production illicite porte sur les ouvrages religieux mais surtout sur les livres philosophiques. La surveillance des imprimés est placée sous la double autorité du directeur de la librairie (émanation du chancelier et du pouvoir royal), et du lieutenant de police, responsable de l’ordre dans la ville (officiers de police et professionnels de la librairie).

La Lettre clandestine a publié une bibliographie intéressante d’études concernant la « littérature philosophique clandestine » 595 .

Intéressons-nous plus particulièrement aux contrefaçons réalisées par Claude Bachelu au XVIIe siècle. Anne Béroujon a traité ce sujet dans un article Les réseaux de la contrefaçon de livres à Lyon dans la deuxième moitié du XVIIe 596 . Elle a étudié une centaine de procédures entre 1650 et 1700, engagées sur la requête d’un particulier ou à la suite d’investigations des autorités habilitées (sénéchaussée, syndic). Ces dossiers sont composés de procès-verbaux de visites et de saisies de livres et d’autres pièces à conviction, d’interrogatoires et de confrontations des témoins, des « défendeurs », éventuellement des mémoires des « demandeurs » et « défendeurs », sentences et arrêts. A. Beroujon a comparé la liste des libraires et imprimeurs impliqués au moins une fois dans une affaire à celle de l’ensemble des professionnels établie en 1682 597 , elle montre que plus de la moitié des imprimeurs (seize sur trente) et des libraires (vingt-cinq sur quarante et un) ont trempé dans la contrefaçon.

Une affaire, où la justice réalise un beau coup de filet (seize personnes accusées, dont quatorze professionnels du livre), est susceptible d’éclairer le fonctionnement des ateliers lyonnais en réseau 598 .

Le 10 avril 1682, les gens de la sénéchaussée assistés du syndic des libraires (Barthélémy Rivière), avertis que quelques exemplaires d’une contrefaçon de l’Histoire du calvinisme du P. Maimbourg (dont le privilège a été obtenu à Paris par Sébastien Cramoisy) se trouvent chez des relieurs, s’y rendent, vers les neuf heures du soir. En chemin, ils surprennent place des Jacobins deux jeunes gens portant des paquets, qui tentent de s’enfuir à leur vue. L’un réussit à s’échapper par une allée, l’autre est arrêté. Le compagnon transporte 80 cahiers de l’ « Histoire du calvinisme ». Un peu plus tard, la visite du domicile du relieur Pierre Besson à l’enseigne du Purgatoire rue Ferrandière permet de saisir dix volumes de la même Histoire, en piteux état après que le relieur les eut jetés par la fenêtre dans la cour, ainsi que d’autres livres contrefaits (œuvres de Racine, Vaugelas, saint Augustin…) trouvés dans un cabinet à côté de la chambre, sous un lit et sous un matelas. Un mois après, c’est le relieur Jacques Rivoiron qui tombe lors d’une nouvelle visite : il conservait dans un petit réduit de la cour et dans sa chambre 30 volumes du P. Maimbourg. Les aveux des uns et des autres, rapides ou longuement différés, impliquent six imprimeurs (Jacques Faëton, Jean-Aimé Ollier, Antoine Laurens, Claude Galbit, Bailly, César Chappuis) et deux libraires (Claude-Charles Carteron, Claude Bachelu). Très vite se distinguent quelques personnes, dont le rôle a été primordial dans l’organisation : la femme du libraire Bachelu, Catherine Clément, qui aurait fait porter à Besson par sa servante les exemplaires à relier le 10 avril pour le lendemain sept heures, l’imprimeur Laurens qui aurait remis les livres à relier à Rivoiron le 4 mai entre six et sept heures (alors que la procédure est engagée) pour le lendemain matin. La sénéchaussée ne s’en tient pas là. Elle ne peut se satisfaire des témoignages des relieurs et compagnons pour condamner les libraires et imprimeurs, alors que la preuve testimoniale n’est plus le mode probatoire dominant 599 . En l’absence de preuve écrite (imprimeurs et libraires prétendent ne faire entre eux que des conventions orales), il lui faut saisir des pièces à conviction chez les imprimeurs. Or la visite des ateliers ne révèle ni formes (châssis de fer contenant les caractères assemblés), ni feuilles, ni exemplaires contrefaits, le temps de l’impression étant de toute évidence achevé. La justice s’oriente alors vers le moule qui a servi à imprimer le fleuron ou vignette (un vase de fruits et de fleurs) qui se trouve sur la première page de la contrefaçon : la vignette ressemble à s’y méprendre à celle d’un autre ouvrage imprimé (avec privilège) par Laurens, le Catéchisme du Concile de Trente. Interrogé, Laurens allègue que la planche du fleuron ne vient pas de son atelier, mais qu’elle lui a été prêtée par Claude Galbit, arguant qu’ « il est ordinaire entre les imprimeurs de se prester les uns aux autres des planches des vignettes et des fleurons ». La procédure se poursuit sans apporter de nouveaux éléments à l’enquête.

Notre enquête s’est poursuivie auprès de Marcellin Duplain, puis des frères Duplain pour se terminer avec les petits-fils de Marcellin, Pierre-Jacques et Joseph.

Notes
588.

Varry Dominique, « Les Echanges Lyon-Neuchâtel », in La Société typographique de Neuchâtel, 1769-1789, Hauterive, Editions Gilles Attinger, 2005, p. 492

589.

Weil Françoise, « La notion de clandestinité », La Lettre clandestine, n° 7, 1998, pp. 348-350

590.

Lettre signée : François Grasset [au chancelier] au sujet d’une saisie d’exemplaires de « La Nourriture de l’âme », envoyés par lui aux frères Duplain, libraires à Lyon ; avec la copie d’une lettre de Haller (Roches, 14/3/1761) à Grasset. (Lausanne, 28/3/1761). Orig. 2 f. 31/7/1759. Autogr. 2f. – BnF, Fr 22146, pièces 9 et 10

591.

Belin Jean-Paul, Ibid, p. 27

592.

Belin Jean-Paul, Ibid, p. 30

593.

Belin Jean-Paul, Ibid, p. 44

594.

Varry Dominique, « Le livre clandestin à Lyon au XVIIIe siècle », La Lettre clandestine, n° 6,1 977, pp. 243-251

595.

La Lettre clandestine, n° 6, 1997, pp. 88-120

596.

Béroujon Anne, Les réseaux de la contrefaçon de livres à Lyon dans la deuxième moitié du XIXe, HCL, n° 2, 2006

597.

Procès verbal de visite des libraires et imprimeurs par le syndic, 1er avril 1682 - Arch. Dép. Rhône, BP 3615

598.

L’affaire de l’Histoire du calvinisme occupe une centaine de pièces qui se trouvent aux Arch. Dép. Rhône (BP 3615, BP 3616).

599.

Sur les modes de preuve, on peut se référer à La preuve. Société Jean Bodin pour l’histoire comparative des institutions, tome 2, L’évolution de la preuve : Moyen-Age et Temps Modernes, édité par Jean-Philippe Lévy, Bruxelles, Ed. de la Librairie Encyclopédique, 1965, 833 p.