2.2.2 – Histoire de la STN

Le marché du livre se porte bien en 1769, les écrits en langue française sont à la mode et se lisent dans toute l’Europe. Tout se lit : la littérature philosophique et encyclopédique, les livres de voyages, les romans, l’histoire, les pièces de théâtre… « La production de livres déshonnêtes et libertins ne cesse d’augmenter 612  ». En 1769, à Neuchâtel, l’association de quatre hommes, Frédéric-Samuel Ostervald, Jean-Elie Bertrand, Jonas-Pierre Berthoud et Samuel Fauche, forme la Société typographique de Neuchâtel. Ostervald acquiert une position dominante dans l’association. Agé de cinquante-six ans, il est le principal correspondancier de l’entreprise, son ambassadeur à l’extérieur, et le principal acteur de la stratégie éditoriale 613 . Ces hommes ont l’ambition de créer un « fabrique de livres, c’est à dire une bonne imprimerie au service des libraires qui voudront l’employer 614 . » Comme nous l’avons vu précédemment, l’édition française traverse une mauvaise passe, elle doit faire face à une administration tâtillonne. Une chaîne de presses dites périphériques se forme autour de la France : Londres, Amsterdam, Liège, Bruxelles, Deux-Ponts, Kehl, Genève, Lausanne et bientôt Neuchâtel 615 . Elles ne produisent que peu d’éditions originales, et se lancent dans la contrefaçon, inondent l’Europe d’ouvrages à des prix avantageux. A Neuchâtel, les nouveaux éditeurs peuvent se livrer au piratage de la production française sans craindre la police royale.

‘Heureusement placés dans un pays libre, que sa situation & son gouvernement laissent jouïr d’une neutralité perpétuelle au milieu des guerres qui désolent si souvent l’Europe, établis dans une petite contrée à portée des plus grands Etats, plusieurs gens de Lettres de Neuchâtel en Suisse ont conçu le projet de rendre plus communs & de répandre avec plus de promptitude les bons livres qui paroissent dans tous les genres & dans les divers pays. Dans cette vue, ils ont formé une Société Typographique, sous la Raison & les Signatures & ci-bas dont il vous plaira prendre note, dans le dessein de faire réimprimer les livres utiles ou agréables avec tout le soin, toute la propreté & toute la diligence & en même temps toute l’économie possibles 616 .’

La STN adresse une circulaire dans toutes les grandes villes européennes propices au lancement et au développement de leur commerce. A Lyon, elle arrive naturellement chez les Duplain, comme chez tous les autres libraires où elle est considérée dans un premier temps comme concurrentielle. Si l’« accueil fait à ses premières avances fut plutôt frais 617  » de la part de la génération de Pierre et Benoît Duplain, ce ne fut pas le cas pour leurs enfants. Le premier à répondre est Pierre-Jacques, fils de Pierre, qui exerce seul le métier depuis le décès de son père survenu un an auparavant. Il connaît la STN, puisque lors d’un voyage en Europe au printemps 1771, il rencontre le professeur Bertrand de Neuchâtel 618 . Il répond favorablement à cette demande en octobre 1772 :

‘Mettez moi au coure de vos opérations typographiques surtout dans le genre philosophique qui paraît être celui de notre siècle, si nous pouvons nous entendre je me ferai un plaisir de vous prouver la sincère estime et la parfaite considération avec laquelle j’ai l’honneur d’être tout à votre service 619 .’

Son oncle Benoît ne voit pas cette alliance d’un bon œil. Dans un courrier à la STN, Pierre-Jacques demande aux Neuchâtelois d’envoyer la correspondance le concernant à son beau-frère Rosset

‘[…] car votre dernière [lettre] est tombée entre les mains de mon oncle Duplain qui hésite de croire qu’il puisse sortir de chez vous des livres bien catholique ce qui lui donne à suspecter ma foi qui doit être différente de celle d’hérétique comme vous 620 .’

Un associé des Duplain, Bruyset Ponthus, refuse la proposition de liens avec la STN « Bruyset Ponthus : « ne fait rien avec l’étranger […] sera un des derniers à se lier avec nous 621 . »Joseph, fils de Benoît ne se manifeste pas dans un premier temps, car la proximité de son père ne lui permet de prendre quelque contact avec la STN. La correspondance commence réellement après la mort de son père Benoît.

A Neuchâtel, les affaires démarrent en même temps qu’apparaissent les premiers déboires avec la justice. Sous la pression d’Ostervald, les associés acceptent de publier une contrefaçon des Questions sur l’Encyclopédie de Voltaire. Cet ouvrage est à la fois une mise en œuvre personnelle de la pensée philosophique éparse dans les dix-huit volumes de l’Encyclopédie de Diderot, et un prolongement du Dictionnaire philosophique portatif. Voltaire y apparaît comme le défenseur de la libre pensée, mettant l’accent sur les points de controverse religieuse 622 . Après la publication des Questions, la STN s’écarte délibérément de la ligne de conduite qu’elle s’est fixée à l’origine, d’exclure « tous les écrits polémiques ou critiques, toutes les disputes & les querelles qui font l’opprobre de la littérature 623 . » Afin de se mettre à l’abri, les patrons de La STN soumettent les Questions à l’approbation des censeurs de la seigneurie et des Quatre-Ministraux. La permission d’imprimer n’est accordée que « sous la réserve qu’il ne sera ni vendu ni débit dans l’Etat, mais uniquement pour le faire transporter, ailleurs, où on a commission de le faire parvenir 624 . »

Notes
612.

Schlup Michel, L’Edition neuchâteloise au siècle des Lumières : la Société typographique de Neuchâtel (1769-1789), Neuchâtel, Bibliothèque publique et universitaire, 2002, p. 62

613.

Schlup Michel, Ibid, p. 62

614.

Lettre de la STN au banquier Perregaux, 25/7/1769, ms STN 1095 in Schlup Michel, L’Edition neuchâteloise au siècle des Lumières : la Société typographique de Neuchâtel (1769-1789), Neuchâtel, Bibliothèque publique et universitaire, 2002, p. 61

615.

Schlup Michel, Ibid, p. 62

616.

Traité de la fondation de la STN, 27/7/1768, ms STN 1095 in Schlup Michel, L’Edition neuchâteloise au siècle des Lumières : la Société typographique de Neuchâtel (1769-1789), Neuchâtel, Bibliothèque publique et universitaire, 2002, p. 61

617.

Varry Dominique, « Les Echanges Lyon-Neuchâtel », in La Société typographique de Neuchâtel, 1769-1789, Hauterive, Editions Gilles Attinger, 2005, p. 491

618.

Lettre de Pierre-Jacques Duplain à la STN, 18/10/1772 – STN, ms 1144

619.

Lettre de Pierre-Jacques Duplain à la STN, 18/10/1772 – STN, ms 1144

620.

Lettre de Pierre-Jacques Duplain à la STN, 2/4/1773 - STN, ms 1144,

621.

Rapport de Jean-Elie Bertrand à la STN - STN, ms 1058

622.

Schlup Michel, Ibid, 2002, p. 70

623.

Traité de la fondaton de la STN, 27/7/1769, STN, ms 1095 in Schlup Michel, L’Edition neuchâteloise au siècle des Lumières : la Société typographique de Neuchâtel (1769-1789), Neuchâtel, Bibliothèque publique et universitaire, 2002, p. 71

624.

« Permis d’imprimer », permission du 26 août 1771 et du 3 septembre 1771, STN, ms 1232 in Schlup Michel, L’Edition neuchâteloise au siècle des Lumières : la Société typographique de Neuchâtel (1769-1789), Neuchâtel, Bibliothèque publique et universitaire, 2002, p. 72