Le circuit par Pontarlier : l’affaire Revol

En suivant la trace des Duplain dans les courriers de la STN, le premier personnage qui apparaît pour toute affaire concernant le passage de livres prohibés est M. Claudet, de la société Claudet frères et fils. Ces négociants sont chargés de faire transiter les balles qui parviennent de Neuchâtel. Ils semblent avoir une filière qui fonctionne bien, à condition qu’ils soient informés de l’arrivée des voitures sur Lyon. Jean-François Pion, commissionnaire à Pontarlier, est très souvent cité dans la correspondance de la STN :

‘Nous jugeons à propos d’écrire à M. Pion à l’occasion du Ballot n° 23 non pour lui dire de ne pas nous l’expédier la mal doit être fait mais pour qu’il n’entre en ville. S’il remplit cette formalité nous sommes pour ainsi dire sur d’éviter toute saisie. 634 . ’

Le deuxième personnage-clé est Revol, le « commissionnaire contrebandier préféré de la STN 635  » à Lyon pour la STN. Son activité peut être reconstituée à travers les cent vingt-cinq lettres conservées dans les archives de la STN (ses homologues de Bâle, les Preiswerck ont écrits cinq cent quatre-vingt-quatre lettres !) 636 . Le premier courrier le concernant, date du 3 mai 1778, annonce le début d’une coopération entre Lyon et Neuchâtel. L’enjeu est de faire passer sans encombre des livres contrefaits, qui arrivent de Neuchâtel pour alimenter le sud-est de la France. Les destinataires sont bien sûr les libraires lyonnais, mais également des libraires d’autres villes, comme Grenoble et Bordeaux. Lyon n’étant qu’un lieu de passage obligé. Pour convaincre son interlocuteur de faire affaire avec lui, Revol tient un discours alarmiste en dépeignant un tableau noir du rôle que tient la chambre syndicale lyonnaise. « Vous avez raison, écrit-il à la STN, de croire que vos livres de contrefaçon ne passeraient point sans risque à notre chambre, qui est rigide depuis l’estampillage 637  ». Bien entendu, ce discours est immédiatement suivi d’une proposition de sa part : « Cependant, nous avons un moyen sûr pour éviter l’entrée de cette ville et conséquement la vizite de la chambre. » Il en coûtera quatre à cinq livres le quintal. Revol explique ensuite les modalités d’exécution d’un tel contrat. La STN devra préalablement avertir Lyon de l’envoi des balles, en précisant leur destination, de sorte qu’il puisse faire le nécessaire à leur passage. Il va même jusqu’à indiquer d’autres stratégies, comme celle de profiter des envois de Duplain (qui sont nombreux pour l’Encyclopédie) pour introduire des marchandises dans des balles confectionnées sur le même modèle que les siennes. A la suite de ce courrier, un accord est passé : un mois plus tard, une pièce atteste l’existence de leurs premières transactions. Revol déclare qu’ « à l’égard du ballot de M. Barjeret de Bordeaux […] nous sommes sûrs qu’il passera facilement, attendu la quantité de balles que nous expedions journellement pour l’Encyclopédie » 638 . Pendant une année, tout semble se dérouler selon les plans de Revol, lorsque le 9 février 1779, un lot de dix balles est saisi par la chambre syndicale. Que s’est-il passé ? Mottet, voiturier suisse, se dirige vers Lyon, chargé de divers ballots de livres en provenance de Neuchâtel, Lausanne et Genève. Ces ballots sont expédiés par « différents libraires des villes pour le compte de différents particuliers du royaume 639 . » Le voiturier rentre dans Lyon par la porte de l’Isle Barbe, le faubourg de Vaise étant le lieu de passage des marchandises vers Roanne et Paris. Le voiturier se rend probablement chez le correspondant du voiturier Pion, l’aubergiste Boutary, près du faubourg de Sainte Claire 640 . Là, Revol défait les balles et substitue des ouvrages innocents aux contrefaçons et livres philosophiques. « Il a le secret de replomber les balles avec un sceau contrefait, mais cette opération doit être coordonnée soigneusemnt avec l’arrivée des voituriers 641 . » Malheureusement, le transporteur est arrêté par les préposés des fermes qui sont à la recherche de ballots de mousseline contrefaits : « Frustrés du produit de leur capture, les employés font un procès-verbal de détention qui est déposé auprès du syndic. » Jusqu’alors, Revol a toujours fait face aux éventuels aléats. Les archives de la STN relatent un événement qui a eu lieu une année auparavant, en mai 1779. A la suite d’un oubli de Pion, qui omet d’envoyer la lettre d’avis (c’est-à-dire la lettre d’arrivée des marchandises) le voiturier décharge les balles à la douane. Heureusement, Revol se trouve sur place, reconnaît les balles, achète un garde de nuit de la douane qui l’autorise à récupérer les livres contrefaits 642 . Cette fois, il n’en va pas de même, après une inspection menée par la chambre syndicale, un seul ballot est détecté comme venant de Neuchâtel avec quelques volumes interdits en France. Cependant, tous des ballots sont confisqués. En réalité le procès-verbal a été rédigé conjointement par le syndic et Revol grâce aux complicités dont il bénéficie au sein de celui-ci, ce qui permet de signaler que les balles contiennent « de bons livres et point de contrefaçons des éditions du royaume ». Après avoir tenté de maintes fois et sans succès de récupérer les balles, Revol se doit d’informer la STN, il s’exécute deux mois plus tard, et se défend de son silence :

‘L’espérence que nous avons qu’elle nous serait rendu de jour à autre, a fait que nous ne voulions point vous en instruire dans la crainte de vous attrister et que vous ne fassiez quelques démarches contraire au proces verbal de saizie que j’ay fait de concert avec notre sindic. 643

La forme donnée au procès-verbal laisse penser à Revol que le garde des sceaux va rendre les balles facilement. N’ayant toujours aucune nouvelle en mai, il lui adresse une requête mais rien n’y fait. En désespoir de cause, en septembre, Revol demande à la STN de faire intervenir ses relations auprès de M. de Miromesnil. En mars 1780, l’affaire s’éclaircit : la prise contiendrait l’équivalent de deux balles prohibées, la STN devant récupérer les sept autres 644 . La correspondance continue où Revol ne se lasse pas de donner des conseils à Neuchâtel : « Dites que les deux ballots de contrefaçon ne vous appartiennent point et faites vous restituer les autres » 645 , « Gardez vous bien de parler du contenu de vos balles parce que si on vous les rend on vous forcera a les rentourner à Neuchâtel » 646 , « Elles ne contiennent que de bons livres, quoique contrefaits, mais il n’en a pas été fait mention dans le proces verbal 647 . » La situation se débloque grâce à M. de Néville, qui fait la promesse aux Neuchâtelois de leur rendre leurs balles, mais cela prendra encore un certain temps : « Il est étonnant qu’après la promesse que vous a fait M. de Néville, de vous faire rendre vos balles saizies à Lyon, qu’on ait point encore donné aucun ordre. Ce Monsieur a bezoin qu’on luy rafraichisse souvent la mémoire 648  » s’impatiente Revol. Enfin, le 16 juillet, il récupère la marchandise et pour remettre de l’ordre parmi les livres, il demande à la STN de lui adresser le contenu de chacune d’elles, ainsi que le nom de leurs destinataires. Il ne reste qu’à payer les frais de saisie et les employés qui l’ont réalisée. Revol rappelle une fois de plus l’obligeance dont a fait preuve la chambre syndicale : « Si cette ordonnance n’a pas été mise à exécution, nous en avons obligation, à notre inspecteur et à nos sindics, qui sont de très honnêtes gens 649 . »

Au fil du temps, les activités de Revol se font de plus en plus périlleuses, trois années plus tard, en 1783, la chambre syndicale se veut de plus en plus vigilante, la réputation de ce passeur de contrefaçons n’est plus à faire. Pour finir, la route de Pontarlier prisée par Pierre-Jacques et utilisée par les voituriers, n’est plus sûre : « Nous ne pouvons plus par la route de Pontarlier, à moins d’y avoir une maison de confiance, et pour cela il faudrait prendre des arrangements differents pour les expéditions. 650  » Alors que la combativité de Revol s’émousse, il se fâche avec la STN à la suite d’une lettre de réprimande :

‘Nous allons répondre catégoriquement à votre courrier du 31 que nous sommes au désespoir que notre négligence nous ait fait perdre toutes nos pratiques, ce n’a pas été nos intentions, pour y remédier vous prions très instament de ne plus rien nous adresser, d’autant plus que pour notre nouvelle société, nous ne voulons plus faire de commerce illicite, qui nous exposent tous les jours a des reprimendes, et à des sotizes de ceux que nous avons ». 651

La rupture est consommée, Revol met ses menaces à exécution : à partir d’avril 1783, les courriers échangés sont des pièces comptables, les deux parties règlent leurs comptes. Le 4 juillet 1784, découragé, amer, usé, Revol met fin à cinq années de collaboration avec la STN. A l’occasion de la contestation d’un solde de tout compte de deux mille quatre cents livres, Revol fait part de son amertume, le ton est bien différent de celui adopté dans la première lettre de Revol en mai 1778 652  :

‘Soyez bien persuadés que cette somme ne nous dedomage aucunement des peines, soins, entrepot, à peine suffit-elle, pour nous rembourser celle que nous avons été obligé de donner, pour vous tirer des mauvais pas, ou nous nous sommes embauche pour vous faciliter le passage de vos balles et dans cette operation rien n’est plus vray que par attachement pour Monsieur le Banneret, nous avons exposé, liberté, vie, santé, argent, et reputation.
Liberté – En ce que sans nos amis nous aurions été fermé par lettre de cachet.
Vie – En ce qu’ayant été en différentes fois aux prises avec des employés des fermes, et les avoir force, les armes à la main, a nous restituer les balles qu’ils nous avaient saisie (à cet epoque, il y en avait douze a votre maison, qui aurait été perdue pour vous, sans ressource).
Santé – Combien de nuits avons nous passé, exposé à toutes les intempéries des saisons sous la neige, traverse les rivieres debordées et quelques fois sur la glace.
Argent – Quelle somme n’avons nous pas donné en différentes fois, tant pour faciliter l’exportation que pour éviter les poursuites.
Réputation – En ce que nous avons acquis celle de contrebandier.
Le tout Messieurs pour votre service apres tous ces faits tres connus, et que vous ne deviez pas ignore, jugé vous, et voyez notre récompense, et si vous etes fort equitable en nous offrant 1 800 livres. 653

Notes
634.

Lettre de Claudet frères et fils à la STN, 6/6/1777 - STN, ms 1136

635.

Darnton Robert, La STN et la librairie française : un survol de documents » in L’Edition neuchâteloise au siècle des Lumières : la Société typographique de Neuchâtel (1769-1789), Neuchâtel, Bibliothèque publique et universitaire, 2002, p. 227

636.

Varry Dominique, « Pour de nouvelles approches des archives de la Société typographique de Neuchâtel », in The Darnton debate Books and revolution in the eighteenth century , Oxford, Voltaire Foundation, p. 236

637.

Lettre de Revol à la STN, 3/5/1778 - STN, ms 1205

638.

Lettre de Revol à la STN, 11/6/1778 - STN, ms 1205

639.

Lettre de Revol à Miromes. n.il, garde des sceaux, Mai 1779 - STN, ms 1205

640.

Schlup Michel, Ibid, p. 228

641.

Darnton Robert, Ibid, p. 228

642.

Darnton Robert, Ibid, p. 228

643.

Lettre de Revol à la STN, 29/3/1779 - STN, ms 1205

644.

Lettre de Revol à la STN, 7/3/1780 - STN, ms 1205

645.

Lettre de Revol à la STN, 20/3/1780 - STN, ms 1205

646.

Lettre de Revol à la STN, 18/4/1780 - STN, ms 1205,

647.

Lettre de Revol à la STN, 28/4/1780 - STN, ms 1205

648.

Lettre de Revol à la STN, 16/6/1780 - STN, ms 1205

649.

Lettre de Revol à la STN, 16/7/1780 - STN, ms 1205

650.

Lettre de Revol à la STN, 18/4/1780 - STN, ms 1205

651.

Lettre de Revol à la STN, 20/1/1783 - STN, ms 1205

652.

Lettre de Revol à la STN, 3/5/1778 – STN, ms 1205

653.

Lettre de Revol à la STN, 4/7/1784 - STN, ms 1205