2.3.3 – « Regain » à Paris

Le thème du Commerce et réseaux du livre clandestin à Paris au XVIIIe siècle a été traité par Sabine Juratic 687 . Ses recherches montrent que la diffusion des imprimés illicites à Paris provient en partie de l’activité d’imprimeries clandestines installées intra muros mais aussi de l’introduction d’ouvrages imprimés hors de Paris. Les ballots doivent franchir plusieurs barrières avant de pénétrer en ville : la douane tout d’abord pour les livres arrivant de province ou de l’étranger ; puis le contrôle des marchandises aux barrières, dispensé par les commis des fermes. Les échanges illégaux se font entre Rouen et Paris dans les années 1720, puis plus tard entre Lyon et Paris. Pour éviter ces multiples contrôles, les protagonistes font preuve d’imagination, mais ils bénéficient surtout de protection d’aristocrates. Les marchandises sont entreposées dans leurs maisons. A travers quelques personnages significatifs, Sabine Juratic dresse le tableau des échanges illicites. Ainsi, au début du siècle, la carrière commerciale de Joseph Huchet présente-t-elle toutes les caractéristiques du commerce illégal. Les ouvrages expédiés le plus souvent des Pays-Bas passent par le Luxembourg, Reims, Châlons-sur-Marne et Sainte-Menehould, pour arriver dans des entrepôts aux alentours de la capitale. Dans les années 1780, les marchandises arrivent le plus souvent par l’est, par Sedan, ou au nord par le port franc de Dunkerque. Certains ouvrages arrivent à Versailles, ville signalée de nombreuses fois comme la plaque tournante du livre clandestin. Le commerce de Pierre-Jacques Duplain s’inscrit-il directement dans le commerce existant déjà à Paris ? Quels sont ses interlocuteurs ? Quel circuit ses livres empruntent-ils ? Autant de questions auxquelles nous allons essayer d’apporter des réponses grâce à l’étude des courriers conservés à la STN.

Lorsque Pierre-Jacques rentre d’exil et s’installe à Paris en 1778, il n’a pas pu regagner son statut de libraire perdu à la suite de la lettre de cachet de Lyon en 1772. Il décide d’adopter le statut d’agent littéraire. Il réalise un prospectus 688 qu’il envoie à tous ses clients potentiels, celui de la STN est daté du 20 février, pour offrir ses services pour tout ce qui concerne « la Librairie & l’Imprimerie, & autres objets accessoires [globes, estampes, sphères, musique, papiers peints]». Il assure pouvoir traiter avec le même professionnalisme les incunables et les nouvelles parutions. A cette activité de service, il ajoute celle de conseil, les liaisons qu’il entretien depuis de nombreuses années avec des gens de lettres lui ont fait acquérir une expertise pour juger de la qualité d’un ouvrage et par conséquent de ses chances de succès. Le prospectus adressé à la STN est complété par une lettre manuscrite dans laquelle il propose de faire imprimer des ouvrages interdits en France, les libraires de ce pays ne publiant que « des almanchs, des romans insipides, des compilations indigestes, &, &, pour amuser les beaux esprits de Paris » 689 . D’autres courriers vont suivre qui vont nouer des relations professionnelles entre les deux parties. Pierre-Jacques leur propose d’imprimer les Lettres de deux curés des Cévennes sur la validité des mariages des Protestans, et leur existence légale en France ainsi que la Justification des protestans du reproche qu’on leur fait d’avoir causé des troubles, et des guerres civiles dans le Royaume. L’auteur du manuscrit n’est pas cité, seule une notice de la BNF mentionne « Gacon de Louancy – auteur douteux ». L’auteur vend son manuscrit cinquante louis et bénéficie de deux cents cinquante exemplaires gratuits 690 . Le rôle de Pierre-Jacques est de vanter la qualité de l’ouvrage auprès de la STN, et de montrer l’intérêt que les français auraient à le lire.

‘MM. du Parlement qui s’occupent de cette matière seroient charmés de voir paraître l’ouvrage qui servirait de base aux Arrêts qu’ils préparent relativement à la validité du mariage des Protestans.’

Pierre-Jacques tranquillise ses interlocuteurs en leur assurant un transport sans risque :

‘Plusieurs conseillers se chargeront de faire entrer l’ouvrage à Paris.’

Nous avons retrouvé trois notices à la BNF datées de 1779 se rapportant à cette édition, elles sont soit à l’adresse de « Londres » soit à celle de « Hollande »

-  .Lettres de deux curés des Cévennes sur la validité des mariages protestants, Londres, 1779

- Gacon de Louancy (auteur douteux), Lettres de deux curés des Cévennes sur la validité des mariages protestants, Londres, Hollande, 1779, in-8

- Gacon de Louancy, Lettres de deux curés des Cévennes sur la validité des mariages protestants et sur leur existence légale en France, Londres, 1779, in-8

Le deuxième titre imprimé à Neuchâtel est un ouvrage de Joseph Servan, le Soldat citoyen 691 , dont nous n’avons retrouvé qu’un exemplaire, celui de 1780, sans lieu, ni nom. Nous rappelons que les manuscrits de Joseph Servan étaient publiés jusque-là par Joseph-Sulpice Grabit, l’acquéreur du fonds de librairie de la mère de Pierre-Jacques, Madeleine Bruyset. L’affaire du Contrat conjugal de Jacques Le Scène-Desmaisons 692 nous apprend, dans le détail, la stratégie de Pierre-Jacques. Le 18 juin 1783, il demande à la STN l’impression

‘d’un ouvrage qui n’est pas susceptible de permission dans notre Paris, eu égard aux différentes matières qu’il traite avec toute la hardiesse et la fermeté d’un bon philosophe qui dit vigoureusement ce qu’il pense […] l’ouvrage ne contient absolument rien contre notre Gouvernement, mais il n’est pas susceptible d’une approbation sorbonnique ni de privilège 693

Pour Duplain, le livre s’avère être une bonne affaire, il s’adresse à un large public et intéresse les libraires. Il propose de le tirer à six mille exemplaires dont mille cinq cents sont déjà vendus à un libraire.

‘Vous verrez que la matière est intéressante pour tous les Païs et pour toutes les Religions… Il est écrit avec un style serré, ferme, et très agréable de manière à plaire à toutes les classes de citoyen et même aux femmes 694 .’

L’auteur veut vendre son manuscrit cent louis à la STN, qui refuse de payer une telle somme, mais qui veut bien lui donner, en contrepartie, deux cents exemplaires gratuits. L’auteur rejette la proposition. Duplain craint de perdre l’affaire et propose de faire imprimer quatre mille exemplaires pour son compte, qu’il paiera « en bons effets de libraires bien connus 695  ». Après plusieurs courriers, les deux parties se mettent d’accord et l’édition de l’ouvrage est lancée 696 . Le contrat entre les deux parties est rédigé de la main de Pierre-Jacques :

‘Je soussigné Pierre-Jacques Duplain promets et m’engage de payer à la STN l’impression du manuscrit qu’elle vient de recevoir de ma part à raison de sept deniers la feuille imprimée, prix convenu entre nous, à compte de laquelle somme je joins ici treize cents nonante sept livres dix huit sous en bons effets, promettant de lui payer le reste deladite somme en effets de librairie payables dans un an en date de la réception de la marchandise. Ladite société s’engageant de tirer ledit ouvrage à raison de 4 000 exemplaires et les mains par dessus, sans quoi le dit prix de sept deniers la feuille n’aurait pas lieu. Fait à Paris ce 28 juin 1782.
Une traitte de Verchaux [libraire à Hambourg] paiable au 10 septembre : 300 livres
Une traitte de Verchaux [libraire à Hambourg] paiable au 10 octobre : 500 livres’

Le manuscrit, recouvert d’une toile cirée, est envoyé par diligence à M. Junet, directeur des postes de Besançon par M. de Loüancy (alias P.-J. Duplain) 697 . Le 28 juin, le courrier est arrivé à Neuchâtel 698 , les épreuves lui parviennent le 19 août 699 . Duplain indique quelques corrections et demande que la date de 1783 remplace celle de 1782 « pour que l’année prochaine ledit ouvrage n’aie pas l’air d’être très ancien 700  ». L’impression réalisée, il est temps de régler les questions concernant l’expédition. Les balles seront adressées à Mme de La Noue, rue du Grand Chantier à Versailles. Le transport se fera dans deux voitures, l’une avec deux mille cinq cents exemplaires, l’autre avec les mille cinq cents restants 701 . Un exemplaire de l’ouvrage devra être envoyé à M. Amelot, un second à son secrétaire, et un troisième à Pierre-Jacques qui le communiquera à Pierre Le Noir 702 . Le scénario est au point, mais en octobre, les balles ne sont toujours pas arrivées à Versailles. Duplain s’inquiète, il pressent un problème. Il demande à la STN d’envoyer les courriers non signés à M. Deschamposet, négociant, rue Faubourg-Honoré 703 . Parallèlement, Duplain mène son enquête et découvre que les balles sont bien passées par Besançon, qu’elles ont bien été envoyées en deux colis sur Versailles. Malheureusement si le premier lot à l’attention de Mme de La Noue arrive à bon port, le second a été saisi, car il a été adressé à M. Poinçot qui était « dans le secret de l’administration 704  ». Pierre-Jacques reste confiant et pense bien récupérer ces livres « heureusement que nous ne sommes plus sous Meaupou qui traitait le bon et le mauvais comme il lui plaisait suivant son caprice 705  ». Qui est à l’origine de la dénonciation ? Pierre-Jacques accuse la STN de négligence. Ces messieurs ont fait part à M. de Varville de l’impression de l’ouvrage qui lui-même en a informé M. Desauger, lequel s’est empressé de dénoncer l’opération. Tous les réseaux susceptibles d’aider Duplain à récupérer ses livres sont activés : M. de Maillebois intervient auprès du garde des sceaux, qui fait lire l’ouvrage à la reine 706  ; un ami intervient auprès d’un grand seigneur qui a promis de « solliciter la délivrance du prisonnier 707  ». Alors que Duplain se débat pour récupérer son bien, l’auteur de l’ouvrage cherche à faire imprimer une deuxième édition en deux volumes in-octavo. Il sollicite M. de Beaumarchais qui, lorsqu’il apprend que Duplain possède les droits de l’ouvrage, « a eu horreur de son procédé à [l’] égard » de Pierre-Jacques. L’auteur fait des offres de service à la STN 708 , Duplain les interpelle : « Si ce n’est pas vous, Messieurs, qui imprimez la nouvelle édition du Contrat conjugal, pourriez-vous me faire le plaisir de me dire celui de vos confrères qui l’imprime ? 709  ». En novembre 1783, Duplain a compris qu’il ne récupérerait jamais son bien. La STN lui réclame le solde de l’opération. « Je crois que vous devez renoncer à tout bénéfice dans cette affaire qui est toute perte pour moi », leur écrit Duplain. « Il m’en a couté 3 509,18 livres que j’ai perdu comme si je les ais jetté dans la rivière : 1 397,18 livres pour la STN, 1 700 livres à l’auteur, 412 livres pour la voiture 710  ». Nos recherches sur les catalogues informatisés de la BNF nous ont permis de retrouver cinq éditions du Contrat conjugal

- Le Scène-Desmaisons, Jacques, Contrat conjugal, ou Loix du mariage, de la repudiation et du divorce. Avec une Dissertation sur l’origine & le droit des dispenses, s. l., s. n., 1781, in-8, 208 p.

- Le Scène-Desmaisons, Jacques, Contrat conjugal, ou Loix du mariage, de la repudiation et du divorce, avec une Dissertation sur l’origine & le droit des dispenses, s. l., s. n., 1781, in16, 208 p.

- Le Scène-Desmaisons, Jacques, Contrat conjugal, ou Loix du mariage, de la repudiation et du divorce, avec une Dissertation sur l’origine & le droit des dispenses, Neuchâtel, impr. de la Société typographique, 1783, in-8, 316 p.

- Contrat conjugal, ou Loix du mariage, de la repudiation et du divorce, Neuchâtel, 1785, in-12

- Contrat conjugal, ou Loix du mariage, de la repudiation et du divorce, Neuchâtel, 1793, in-12, 316 p.

Ainsi, une édition antérieure à celle de l’achat du manuscrit par Duplain est publiée en 1781, puis apparaît celle de Neuchâtel de 1783. Deux autres éditions postérieures seront publiées par la STN, en 1785 et en 1793. Cette affaire fait apparaître de nouveau le nom de « Louancy », pseudonyme de Pierre-Jacques. Certainement le même que celui de la notice de la BNF citée plus haut. Nous remarquons que les trois titres étudiés ci-dessus ne sont pas compris dans la « Liste des impressions et éditions de la STN » produite par Michael Schmidt 711 .

A la suite de cette mésavanture, Pierre-Jacques Duplain ne se décourage pas et acquiert les neuf premiers volumes d’une belle édition in-quarto des Œuvres de Rousseau avec trente figures. Il s’agit de l’édition imprimée à Bruxelles chez Boubers (qui vient de faire faillite). Il envisage de faire imprimer par la STN, les derniers volumes contenant les Œuvres posthumes. « Les cessionnaires sont riches et se sont engagés à les faire imprimer à leurs frais 712  ». Il s’agit de Deloigne Casteler, de Lille, et Peltzer, de Cologne 713 . Le marché porterait sur deux volumes tirés à deux mille exemplaires, en caractère cicero, papier grand raisin. Duplain négocie la transaction pour ses clients, bien décidé à faire un bénéfice conséquent sur une telle vente :

‘Marquez moi dans une feuille séparée le prix que vous me feriez paier pour moi, le prix particulier devant être dans le corps de la lettre que je communiquerai à mes cessionnaires 714 .’

Nous n’avons retrouvé que la première partie de l’histoire. Ce sera la dernière piste qui nous mène vers le commerce illicite mené par Pierre-Jacques. Il obtient officiellement son diplôme de libraire qui lui épargne peut-être de poursuivre de telles pratiques ?

Notes
687.

Juratic Sabine, « Commerce et réseaux du livre clandestin à Paris au XVIIIe siècle », La Lettre clandestine, n° 6, 1997, pp. 229-242

688.

Prospectus de Pierre-Jacques Duplain adressé à la STN, 20/2/1778 – STN, ms 1144

689.

Ibid – STN, ms 1144

690.

Lettre du de Pierre-Jacques Duplain à la STN, 30/4/1778 - STN, ms 1144

691.

Lettre de Pierre-Jacques à la STN, 6/6/1781 et 22/2/1782 – STN, ms 1144

692.

Lettre de Pierre-Jacques à la STN, 18/6/1783 – STN, ms 1144

693.

Lettre de Pierre-Jacques à la STN, 22/2/1782 – STN, ms 1144

694.

Lettre de Pierre-Jacques à la STN, 22/2/1782 – STN, ms 1144

695.

Lettre de Pierre-Jacques à la STN, 22/2/1782 – STN, ms 1144

696.

Lettre de Pierre-Jacques à la STN, 13/5/1782 – STN, ms 1144

697.

Lettre de Pierre-Jacques à la STN, 10/6/1782 – STN, ms 1144

698.

Lettre de Pierre-Jacques à la STN, 28/6/1782 – STN, ms 1144

699.

Lettre de Pierre-Jacques à la STN, 19/8/1782 – STN, ms 1144

700.

Lettre de Pierre-Jacques à la STN, 23/8/1782 – STN, ms 1144

701.

Lettre de Pierre-Jacques à la STN, 23/9/1782 – STN, ms 1144

702.

Lettre de Pierre-Jacques à la STN, 30/9/1782 – STN, ms 1144

703.

Lettre de Pierre-Jacques à la STN, 2/10/1782 – STN, ms 1144

704.

Lettre de Pierre-Jacques à la STN, 20/12/1782 – STN, ms 1144

705.

Lettre de Pierre-Jacques à la STN, 20/12/1782 – STN, ms 1144

706.

Lettre de Pierre-Jacques à la STN, 2/1/1783 – STN, ms 1144

707.

Lettre de Pierre-Jacques à la STN, 18/4/1783 – STN, ms 1144

708.

Lettre de Pierre-Jacques à la STN, 18/41783 – STN, ms 1144

709.

Lettre de Pierre-Jacques à la STN, 18/6/1783 – STN, ms 1144

710.

Lettre de Pierre-Jacques à la STN, 21/11/1783 – STN, ms 1144

711.

Schmidt Michael, La STN et la librairie française : un survol de documents » in L’Edition neuchâteloise au siècle des Lumières : la Société typographique de Neuchâtel (1769-1789), Neuchâtel, Bibliothèque publique et universitaire, 2002, pp. 236-285

712.

Lettre de Pierre-Jacques à la STN, 18/4/1783 – STN, ms 1144

713.

Lettre de Pierre-Jacques à la STN, 18/6/1783 – STN, ms 1144

714.

Lettre de Pierre-Jacques à la STN, 18/4/1783 – STN, ms 1144