3.2.1 – La reconversion de Joseph

A la suite d’une dénonciation pour commerce illégal, Darnton affirme que « Pierre-Joseph » s’est enfui en Suisse 732 . En réalité, il confond Pierre-Jacques et son cousin Joseph. Joseph ne s’est jamais enfui de Lyon pendant cette période. En décembre 1776, « Duplain, qui personnifie le commerce du livre dans son aspect le plus malhonnête 733  », publie un prospectus annonçant la parution d’une réimpression bon marché de l’Encyclopédie au format in-quarto. Joseph Duplain serait-il devenu inconscient ? D’une part, il fait de la propagande pour un ouvrage illégal et d’autre part, il n’est pas assuré de pouvoir le publier. Mais le coût engendré par la publication de prospectus n’est pas élevé, et ce sondage lui permet de connaître les intentions de ses clients potentiels. Darnton relate le projet tel qu’il est présenté dans la Gazette de Leyde du 3 janvier 1777 par les « Nouveaux éditeurs ».

Duplain n’est pas seul à Lyon, il travaille avec de fidèles associés, les libraires Thomas et Amable Le Roy. Ce dernier gère ses affaires lorsqu’il est absent de Lyon : « Il m’a confié son comptoir et j’agis suivans un plan que nous avons combiné ensemble 734 . » Plus qu’un associé, il semble être un ami, sa signature apparaît dans les actes notariés ou civils de la famille. Un autre associé, son cousin issu de germain, Charles-François Merlino de Giverdy 735 , se charge des négociations avec Panckoucke à Paris 736 . En 1778, Duplain est déjà riche. Il tente de rassurer Panckoucke sur la santé de son portefeuille :

‘Messieurs, vue d’Antoine Merlino et fils, seigneurs suzerains d’un million d’écus romains, et je suis encore leur caution vis-à-vis de vous avec trois immeubles considérables que la vente de mon fonds m’a mis dans le cas d’acquérir. Ainsi dormez bien sur les deux oreilles 737 .’

Louis Rosset, le mari de sa cousine Andrée, aparaît également dans une transaction 738 .

Duplain désire s’assurer une vaste clientèle en produisant une Encyclopédie relativement bon marché. Il déplore que l’œuvre maîtresse du siècle (qui est toute une bibliothèque en elle-même) ait atteint des prix qui la mettent hors de portée des personnes susceptibles de l’apprécier. Il la propose à trois cent quarante quatre livres au lieu de mille quatre cents, son prix de vente courant. Cette idée avait déjà été envisagée par Samuel Formey en 1756, mais qu’elle avait avortée. La nouvelle édition contiendra trois volumes de planches (la plupart des planches de l’édition originale ne présentant guère d’utilité) des versions regravées des planches vraiment importantes et le « Cahier des arts et métiers » (patronné par l’Académie des sciences). Le texte sera supérieur au précédent, imprimé sur beau papier, il incorporera le Supplément et comportera la rectification des nombreuses erreurs des éditons précédentes. Les souscripteurs devront envoyer un acompte de douze livres et un versement de dix livres après réception de chaque volume de texte, et de dix-huit livres après chaque volume de planches. Ils recevront vingt-neuf volumes de texte et trois volumes de planches au rythme de six à huit par an. Les souscriptions seront envoyées à l’agent commercial de Duplain, un nommé Teron, libraire à Genève 739 . « L’annonce de la parution d’une Enclyclopédie bon marché, alors que Panckoucke, en publie une plus chère équivaut à un assassinat », écrit Darnton 740 .

L’attaque de Joseph est jugée sérieuse par Panckoucke. Pour éviter une banqueroute probable, le 3 janvier 1777, la STN et Panckoucke organisent une risposte sur deux fronts. L’urgence de la situation les oblige à rédiger un nouveau contrat : la première édition refondue sera tirée à mille au lieu de deux mille exemplaires ; un in-quarto tiré à trois mille cent cinquante exemplaires verra le jour au prix de douze livres par volume. Cette édition, même si elle est un peu plus chère que celle de Duplain, pourra facilement la concurrencer. En second lieu, ils incitent le directeur de la librairie, Le Camus de Néville, a adresser une circulaire aux diverses corporations de libraires, les avertissant que l’in-quarto de Duplain est une édition pirate. Comme nous le verrons plus tard avec Jean-Charles-Pierre Le Noir, Joseph Duplain garde une rancœur tenace envers ses ennemis. N’ayant pas accepté cette bassesse, il règle ses comptes en 1789 envers Panckoucke et Le Camus de Néville dans les Lettres au Comte de B*** :

‘Je vous avais promis, M. le Comte, de vous entretenir de M. de Néville, Maître des Requêtes, Directeur de la Librairie, & depuis Intendant… Je ne vous parlerai pas de la naissance de M. de Néville ; Il est né à-peu-près comme tout le monde ; c’est-à-dire, que tout le monde peut aspirer à le remplacer ; Il est fils d’un marchand de draps, comme Le Noir est fils d’un marchand de vin… M. de Sainte-Albinee conçut à Lyon le projet d’imprimer l’Encyclopédie, d’en supprimer les planches & de les expliquer par le discours. Le « prospectus » de cette édition fut répandu, & le public, par son empressement, justifia l’idée qu’il convenoit à l’ordinaire à ses intérêts, de s’associer à une entreprise qui paroissoit lucrative 741 . Il n’étoit pas facile d’avoir « part au gâteau » sans des moyens extraordinaires, & il y eut recours. Il [Panckoucke] prit des arrangemens « sourds » avec M. De Néville, alors Directeur de la Librairie, alors favorisé par M. Hue, « & pour cause ». Il lui persuada qu’il pouvoit « sans injustice », armer son bras du tonnerre & faire gronder dans toute la France un ordre ministériel, portant défense de vendre l’Encyclopédie annoncée par M. de Sainte-Albine. Chaque libraire de Province reçut effectivement un ordre de « ne point distribuer cet ouvrage prohibé » pour tout le monde ; mais cependant permis pour MM Briasson & Cie qui en avoient imprimer une édition à Paris, mais cependant « permis » pour M. Pan qui en avoit distribué une seconde édition sous les yeux de toute la France 742 .’

Outre Le Camus de Néville, Panckoucke bénéficie surtout de protecteurs puissants, Jean-Charles-Pierre Le Noir, lieutenant général de la police de Paris  et le comte de Vergennes, ministre des Affaires étrangères. Comme l’écrit justement Robert Darnton, « Panckoucke est tellement en faveur à Versailles que ses contemporains le considèrent comme un ministre de la culture ex officio 743  ». Parallèlement à ces actions, Panckoucke bénéficie de l’aide d’espions dans la librairie lyonnaise, l’un d’eux est le libraire Gabriel Regnault, le même qui fut le complice de Pierre-Jacques dans ses trafics avec la STN. Ce dernier témoigne du succès que remporte la souscription de Duplain à Lyon. Panckoucke procède dès lors au quatrième renversement de politique en ce qui concerne l’Encyclopédie. Parmi les détracteurs, il en est un qui ne cessera de combattre l’édition de l’Encyclopédie, Nicolas-Simon-Henri Linguet 744 . Il soupçonne Panckoucke d’exercer une telle influence sur le gouvernement français qu’il l’accuse de tyrannie 745 . Il crie à l’escroquerie lorsqu’il détecte le mensonge de Duplain qui veut publier vingt neuf volumes de textes au lieu de trente-six 746 . Dans un article « Brigandage typographique d’une nouvelle espèce », Linguet averti le lecteur que les éditeurs de l’In-quarto ne peuvent pas faire entrer tout le texte de l’Encyclopédie dans vingt-neuf volumes : « Le public ne peut donc être trop en garde contre cette charlatanerie ‘typographique’, montée sur une charlatanerie ‘littéraire’ » 747 . Il recommande la lecture de l’Encyclopédie d’Yverdon, « un bel et bon ouvrage d’ou le poison de Diderot et d’Alembert a été extirpé, alors que l’In-quarto est une escroquerie et cette escroquerie peut s’expliquer par un mot : Panckoucke 748  ». Il déteste le personnage : «…cette manœuvre n’étonnera pas, quand on saura que c’est le libraire Panckoucke qui se cache sous le masque de l’imprimeur Pellet ; il n’y a jamais eu de partisan, en guerre, ou en finance, aussi fécond en ruses de cette espèce, que le libraire Panckoucke 749  ». Précisons que le principal distributeur de Linguet sur le continent est la firme Pierre Gosse Junior, de La Haye qui est chargée de la vente de l’Encyclopédie d’Yverdon. A la suite des attaques répétées de Linguet, la STN tente de rassurer ses clients.

Notes
732.

Darnton Robert, L’Aventure de l’Encyclopédie, Paris, Librairie académique Perrin, p. 90, note 23

733.

Darnton Robert, L’Aventure de l’Encyclopédie, Paris, Librairie académique Perrin, p. 92 et note 23

734.

Lettre d’Aimable Le Roy à la STN, 15/7/1779 - STN, ms 1175

735.

Annexe 3, vol. 2, p. 47

736.

Darnton, Robert, L’aventure de l’Encyclopédie, p. 399, lettre de Duplain à Panckoucke du 27/12/1779, d’après une copie dans une lettre de Panckoucke à la STN DU 2/1/1780

737.

Darnton, Robert, L’aventure de l’Encyclopédie, p. 360.

738.

Protestation Sr Louis Rosset, 11/10/1777 – ADR, 3E7077

739.

Darnton Robert, L’Aventure de l’Encyclopédie, Paris, Librairie académique Perrin, pp. 93-94

740.

Darnton Robert, L’Aventure de l’Encyclopédie 1775-1800 : un best-seller au siècle des Lumières, Paris, Perrin, 1982, p. 68

741.

Lettres à M. le Comte de B***, 27 juillet 1789, p. 224

742.

Lettre à M. le Comte de B***, 27 juillet 1789

743.

Darnton Robert, L’Aventure de l’Encyclopédie, Paris, Librairie académique Perrin, p. 102

744.

Avocat et publiciste français né à Reins le 14 juillet 1736, décédé à Paris le 27 juin 1794. Avocat à Paris, il fonde le journal de politique et de littérature en 1774, où il se feit partisan d’un despotisme éclairé. Son journal ayant été interdit en 1776, Linguet s’installe à Londres d’où il publie à partir de 1777 les Annales politiques, civiles et littéraires en collaboration avec Mallet Du Pan. De retour en France en 1779, il est enfermé à la Bastille en 1780 et fait paraître peu après ses célèbres Mémoires sur la Bastille en 1783. Il est guillotiné sous la Terreur

745.

Darnton Robert, L’Aventure de l’Encyclopédie, Paris, Librairie académique Perrin, p. 102

746.

Darnton Robert, L’Aventure de l’Encyclopédie, Paris, Librairie académique Perrin, p. 143

747.

Linguet Simon-Nicolas-Henri, Annales politiques, civiles et littéraires du XVIIIème siècle, Londres, 1777-1792, 18 vol. Brigandage typographique d’une nouvelle espèce, Vol. 15, p. 467

748.

Darnton Robert, L’Aventure de l’Encyclopédie, Paris, Librairie académique Perrin, p. 270

749.

Linguet Simon-Nicolas-Henri, Annales politiques, civiles et littéraires du XVIIIème siècle, Lonbdres, 1777-1792, 18 vol. Brigandage typographique d’une nouvelle espèce, Vol. 15, p. 466