3.2.3 – Le double jeu des protagonistes, Panckoucke, Duplain, et les autres

Du point de vue de la STN, l’opération est un désastre, le Traité de Dijon retarde de deux ans la sortie de l’Edition in-folio. De plus, alors que la STN a pris des dispositions pour agrandir ses locaux afin de lancer dans l’impression à grande échelle, l’impression de l’Encyclopédie est confiée à Duplain. Les intérêts des Neuchâtelois sont menacés : Panckoucke et Duplain n’auraient-ils pas grugé la STN ? Ce n’est plus Duplain qui se retrouve espionné, mais Panckoucke. Ostervald et Bosset se rendent secrètement à Paris à la mi février 1777, et font appel à Perregaux pour le surveiller. Le rapport remis aux deux hommes est favorable en ce qui concerne la fortune et les relations de Panckoucke ce qui n’est pas le cas pour ce qui touche à son « cœur ». Le ton de la lettre qu’envoient Ostervald et Bosset à la STN en dit long sur le climat de tension qui règne entre les trois hommes :

‘Notre homme [Panckoucke] maître pour lui et nous à Dijon. Nous avons exigé qu’il écrivît de la manière la plus pressante à Duplain pour que nous imprimions la moitié de son affaire. La crainte que nous n’allions lâcher une annonce est un épouvantail pour lui. Nous le lui présenterons au besoin et le ménageons cependant, parce que cela est indispensable… réservant d’expédier les planches gravées d’ici. Mais nous devons en prendre contre l’un et l’autre, crainte de devenir leurs dupes… Notre homme est un vrai Protée. On a meilleure opinion de sa fortune que du reste il faut la manier avec délicatesse et tenir souvent sa patience à deux mains. Nos conseils sont le fils aîné du voisin l’abbé G… 753

Le traité de Dijon indispose également les philosophes-académiciens, parce qu’il retarde de deux ans la publication de leurs travaux. Duplain, inquiet de la tournure que prend l’affaire, envoie son associé Thomas Le Roy en mission spéciale à Paris, auprès de Panckoucke. Les deux hommes décident de distribuer des « pots-de-vin » pour calmer le jeu. Alors que Suard s’est définitivement rangé dans le camp de la STN, Ostervald et Bosset, au cours de leur enquête, observent que Panckoucke est hésitant. M. Suard blâme hautement son beau-frère d’avoir souscrit à un si long renvoi. Il persiste cependant à désirer avoir un intérêt dans l’entreprise. Panckoucke nous paraît embarrassé et piqué de ce que nous voyons clairement à quel point il s’est laissé mener par Duplain 754 . Les deux hommes continuent leur enquête et décident de se rendre à Rouen, l’un des centres provinciaux les plus actifs du livre. Les Rouennais confirment leur intention de souscrire largement à l’in-quarto et affirment que le succès de la souscription s’étend à toute la France. Duplain, dans deux lettres à Panckoucke, confirme ces impressions :

‘Tout ce dont nous pouvons assurer c’est que, calculant d’après toutes les lettres que nous recevons, nous en placerons plus de 4 000 ; et si vous nous promettiez de nous donner du temps, nous en placerions le double. Nous avons entre nos mains de quoi faire le plus beau coup du monde mais le projet de la deuxième édition (l’édition révisée) et le temps trop borné que vous nous donnez nous empêchent d’en profiter. Nos voyageurs récoltent partout. Il n’y a pas de village où il ne se trouve des souscripteurs, pas de petite ville qui ne présente jusques à 36 engagés. Valence en Dauphiné en a fait ce nombre, Grenoble davantage, Montpellier plus de 60, Nîmes autant. Dijon nous promet 200. En un mot, jamais projet n’a été accueilli de cette manière et, cependant, votre diable lettre de défense avait fait une furieuse impression mais on revient 755 .’ ‘Je puis vous assurer que nous placerons nos quatre mille et que si nous avions du temps, je ne craindrais pas d’en tirer six. D’ailleurs vous sentez bien que si l’Europe allait encore retentir de nouvelles annonces pour une autre édition, le clergé averti formerait des oppositions, le ministre retirerait sa protection, nous ferions la petite guerre et enfin les uns par rapport aux autres nous échouerions. Je vous invite à faire entendre raison à messieurs de Neuchâtel. Ce sont des gens instruits et la perspective d’un bénéfice immense doit leur faire ouvrir les yeux et leur faire abandonner le projet d’imprimer, ce qui au bout du compte ne peut leur donner qu’un bénéfice qui ne convient qu’à des ouvriers par sa modicité ; Si au reste ils veulent absolument faire quelques volumes, s’engager à exécuter comme moi, ils peuvent se procurer une philosophie neuve et je leur remettrai quand ils l’auront trois volumes 756 .’

Le 28 mars 1777, Panckoucke signe un contrat avec la STN pour céder l’impression de trois volumes à Joseph. L’affaire est dès à présent définitivement lancée. « La grande affaire, l’entreprise, passe du stade de la politique à celui de la fabrication » 757 , écrit Darnton. Le prospectus publicitaire est réalisé par Duplain à Lyon, il demande à la STN de l’imprimer et de le diffuser prioritairement dans le Nord, l’Allemagne, l’Angleterre, la Hollande mais aussi dans d’autres pays à leur convenance 758 .

Notes
753.

Lettre d’Ostervald et Bosset à la STN, 28/2/1777, STN in Darnton Robert, L’Aventure de l’Encyclopédie, Paris, Librairie académique Perrin, p. 115

754.

Lettre d’Ostervald et Bosset à la STN, 10/3/1777, STN in Darnton Robert, L’Aventure de l’Encyclopédie, Paris, Librairie académique Perrin, p. 115

755.

Lettre de Duplain à Panckoucke, 10/3/1777, STN in Darnton Robert, L’Aventure de l’Encyclopédie, Paris, Librairie académique Perrin, p. 119

756.

Lettre de Duplain à Panckoucke, 16/3/1777, STN in Darnton Robert, L’Aventure de l’Encyclopédie, Paris, Librairie académique Perrin, p. 120

757.

Darnton Robert, L’Aventure de l’Encyclopédie, Paris, Librairie académique Perrin, p. 122

758.

Lettre de Joseph Duplain à la STN, 11/5/1777 – STN, ms 1144