L’affrontement

Les 26 et 27 janvier 1780, les associés, Bosset et Ostervald pour la STN, et Panckoucke dressent leur quartier général à l’hôtel Le Parc 802 . Le 28, la bataille s’engage : « Nous avons déjà eu quelques scènes rudes au sujet de nos comptes avec M. Duplain. Tels que les combats de coqs en Angleterre, Panckoucke et Duplain se sont donné de forts assauts 803  » écrivent Ostervald et Bosset à Mme Bertrand à Neuchâtel. Les comptes sont vérifiés par les associés durant seize jours, l’accord se fait le 21 février. La première preuve de la mauvaise foi de Duplain dont dispose la STN est la liste des souscripteurs. Ils avaient recopié la liste des registres des années précédentes. Après l’avoir comparée avec celle que vient de leur remettre Duplain, ils découvrent une « escroquerie monumentale 804  ». Le lyonnais a dissimulé la vente de neuf cents soixante-dix-huit in-quarto soit deux cent quatre vingt sept mille cinq cent trente-deux livres 805 . La deuxième arme provient du calcul des dépenses réalisées par Duplain qui semble aussi suspect. Au final, les associés demandent une compensation pour le préjudice causée par la « désastreuse gestion » 806 de Duplain. Ils allèguent la plainte des clients dont les in-quarto sont arrivés avec un retard considérable, souvent en mauvaise état, mais que Duplain refuse de remplacer ; parallèlement, Duplain présente les billets à ordre des souscripteurs avant la date d’échéance, mais les menace de poursuites judiciaires s’ils demandent un délai de paiement. D’autre part, les libraires cherchent des prétextes pour ne pas payer à leur tour, prétextant des souscripteurs indélicats. D’où la « note des débiteurs que M. Duplain reconnaît insolvables ou chicaneurs » 807 qui se trouve dans le compte financier pour une somme de 128 600 livres. Dans cette affaire, Darnton résume la situation : « Duplain a payé toutes les dépenses, reçu tous les paiements et contrôlé toutes les ramifications d’une affaire si vaste et si compliquée qu’elle lui permet d’exercer impunément son talent d’escroc 808  ». Le 28 janvier, Duplain soumet enfin à l’association le bilan des comptes

  Proposition de Duplain en livres Proposition des associés en livres
Recettes 1 851 58 l 946 300
Bénéfices 809 133 32 1 516 082
Dépenses 810 1 718 260 430 218

Les associés évaluent le préjudice à cent soixante et onze mille six cent quatre-vingt-quatre livres. Si l’on considère qu’un imprimeur de la STN gagne douze livres par semaine, les détournements de Duplain représentent six ou sept fois le montant des salaires d’une vie entière de travailleur manuel. Le 13 février, Ostervald et Bosset annoncent à Mme Bertrand la fin des transactions : « Nous nous empressons, Madame, de vous communiquer la fin de notre combat avec Duplain, qui heureusement est terminé sans sang répandu 811  ». Les associés récupèrent deux cents mille livres alors que Duplain ne voulait en restituer que cent vingt-huit mille. Duplain a versé à Panckoucke cent soixante seize mille livres en billets à ordre payables en trois échéances avec solde en août 1782. Les vingt-quatre mille livres qui restent viennent des éditeurs de l’in-quarto. Nous laissons la conclusion de cette affaire à Ostervald et Bosset : « Nous devons bénir Dieu de nous en être tirés comme cela 812  ».

« N’existe-t-il chez cet homme qu’un insatiable appétit de gain ? » s’interroge Robert Darnton. Sans hésitation nous pouvons répondre oui à cette question. Joseph est aveuglé par l’ambition, il n’est pas attaché à ses racines familiales, à sa ville pas plus qu’à son métier. Il va jusqu’à l’extrême limite de ses forces pour accomplir l’œuvre de sa vie. Il abandonne la carrière de libraire sans aucun regret et « monte » à Paris sans se retourner. Il gardera une rancœur de cette aventure et plus particulièrement envers Panckouke. En 1789, dans les Lettres au Comte de B***, il fustige l’éditeur de l’Encyclopédie :

‘Arriverons Messieurs les Libraires de Paris, qui diront que les privilèges sont une priorité, comme un immeuble, comme une terre, que cette propriété doit être respectée dans leurs personnes, comme dans celles de leurs enfants, petits-enfants & arrière-petits-enfants 813 .’ ‘Arrivera l’éditeur de l’Encyclopédie, qui dira qu’au moyen d’un privilège & d’une somme de 48 livres qu’il paie par chaque feuille à des mercenaires, il a le droit exclusif d’empoisonner toute la France d’une Encyclopédie qui n’est pas, ainsi qu’il l’a annoncé, le dépôt des connaissances humaines, mais le réceptacle fétide de toutes les compilations informes que des gens à gages font dans tous les livres bons ou mauvais, sans se donner la peine de corriger les erreurs, ni de puiser dans les bonnes sources. C’est ainsi que l’auteur de l’article Canada en copiant servilement le vieux Savary pour gagner ses deux louis, a dit que le Canada est aujourd’hui à la France ; tandis qu’il a été cédé à la Grande-Bretagne par le traité du 10 février 1763.
Arrivera encore l’Editeur de l’Encyclopédie, qui dira qu’au moyen de ce privilège, il a le droit exclusif d’annoncer au public une Encyclopédie complette pour six à sept cents livres, & de demander à la moitié de l’ouvrage une nouvelle contRibution de pareille somme, en ce que Messieurs les Auteurs auxquels l’on paie huit livres par feuille, ont laconiquement développé les procédés du Pompier en 16 feuillets in-4, sur petit caractère, & l’art savant du perruquier en 8 à 16 feuilles in-4, &c. &c. &c 814 .’

Il dénonce le métier de libraire :

‘Vous remarquerez en passant que le charlatanisme des libraires, car il est tant de classes de Charlatans, étale toujours cette fameuse annonce d’une Société de Gens de Lettres, & ces gens de lettres sont de misérables écrivailleurs, sans génie, sans talens, sans connoissance, qui barbouillent du papier à douze livres la feuille ; je ne veux pour preuve de mon assertion que l’Encyclopédie du Sieur Panckoucke, c’est ainsi qu’elle est composée. Avez-vous jamais lui un amas de caractères typographiques plus indigestes ? N’est-ce pas un monument célèbre, si l’on peut honorer de cet épithète, une pareille entreprise du non-sens de nos manœuvres beaux esprits 815 .

Robert Darnton présente Joseph Duplain comme un héros balzacien, « un bourgeois entreprenant qui se fraye un chemin à coups de coude jusqu’au sommet, puis dépense sa fortune avec une ostentation et une insouciance de grand seigneur 816  ». Il lui prête l’intention de vouloir mener une vie de rentier dans un domaine rural près de Lyon (Monplaisir à Oullins). Comme nous l’avons vu précédemment, après avoir réalisé « le plus beau coup du monde » 817 , fortune faite, il envisage de s’ennoblir et de s’installer à Paris, en aucun cas il ne désire rester à Lyon. C’est l’Encyclopédie de Diderot qui lui a permis de changer de condition sociale. Quelle va être la vie de Joseph Duplain de Sainte-Albine à Paris, passera-t-il, comme le suppose Darnton, « les dernières années de sa vie en petits soupers et en réceptions dans les châteaux ? 818  ».

Les multiples pistes éditoriales que les Duplain ont explorées représentent l’illustration de l’ensemble de l’activité de la librairie au XVIIIe siècle. Une production licite, diversifiée, composée d’ouvrages qui traitent de théologie, de belles lettres, d’histoire, de sciences, de jurisprudence et qui s’adapte au fil du siècle aux goûts du public lyonnais. Un libraire, diffuseur des productions de ses associés lyonnais et de ses partenaires privilégiés en France, localisés pour la très grande majorité à Paris. Nous avons révélé également une production illicite d’ouvrages produits presque uniquement à Lyon par les Duplain eux-mêmes dans la première moitié du XVIIIe siècle. La production d’ouvrages interdits dans la deuxième moitié du siècle a montré leur implication avec la Société typographique de Neuchâtel. Enfin, si la publication de l’in-quarto de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert fut mise en lumière par Robert Darnton, nous l’avons replacée dans un contexte familial, ce qui lui apporte un éclairage particulier. S’il y a un clivage entre la deuxième et la troisième génération des Duplain, elles ont en commun d’avoir produit toutes les deux des hommes de génie dont nous allons explorer les activités avant et après la Révolution de 1789.

Notes
802.

Darnton Robert, L’Aventure de l’Encyclopédie, Op. Cit., p. 398

803.

Lettre d’Ostervald et Bosset à Mme Bertrand, 29/1/1780

804.

Darnton Robert, L’Aventure de l’Encyclopédie, Op. Cit., p. 390

805.

Ibid p. 393

806.

Ibid p. 396

807.

Ibid, p. 397

808.

Ibid, p. 397

809.

Ibid, p. 400

810.

Ibid, p. 400

811.

Lettre d’Ostervald et Bosset à Mme Bertrand, 13/2/1780

812.

Lettre d’Ostervald et Bosset à Mme Bertrand, 22 et 28/2/1780

813.

Lettres à M. le Comte de B***, 27 juillet 1789, p. 93

814.

Lettres à M. le Comte de B***, 27 juillet 1789, p. 94

815.

Lettres à M. le Comte de B***, 11 septembre 1789, p. 270

816.

Darnton Robert, L’Aventure de l’Encyclopédie, Op. Cit., p. 420

817.

Ibid, p. 119

818.

Ibid, p. 419