2.3 -Joseph Duplain l’économiste 

2.3.1 - La fabrication du papier monnaie

Duplain encourage par de multiples écrits la production de papier monnaie pour remplacer le numéraire. Il utilise le Lettres au Comte de B*** pour diffuser ses idées. Un premier texte Lettre de M. de Sainte-Albine, ancien Maître d’Hôtel du Roi, à Messieurs ses concitoyens, du 21 août 1789 présente son point de vue. Il tente d’attirer l’attention sur ce sujet qui le préoccupe particulièrement et essaie de placer l’intérêt qu’il lui porte dans le contexte de la Révolution :

‘Comment concilier le zèle patriotique dont vous êtes animés ? comment concilier l’étendue de vos lumières avec cette froide indifférence sur notre commerce qui gémit dans les fers ; sur nos Tribunaux qui suspendent leurs fonction ; sur des créanciers honnêtes qui sont de toute part à la merci de débiteurs infidèles ; sur le triste sort des créanciers de l’Etat qui ne reçoivent rien, & qui s’épuisent chaque jour en vendant leurs effets, pour nourrir des familles nombreuses… 1115

Il propose de payer les créanciers de l’Etat avec ces billets qui seraient valable sur tout le territoire comme argent comptant et qui dispenserait le peuple de l’impôt 1116 . En même temps, Calonne, contrôleur général des finances poursuit une politique systématique de recours au crédit pour couvrir les besoins du Trésor. Le poids de la dette le contraint à présenter en 1786 un « Plan d’amélioration des finances ». Le trésor royal est dans l’incapacité de résoudre la crise fiscale, il ne connaît pas de budget prévisionnel de type moderne, puisque la pratique des « acquis au comptant » permet au roi de puiser dans ses caisses en fonction des besoins. La crise qui devient aiguë à partir de 1786 va être à l’origine de la réunion des Etats-Généraux :

‘Les dépenses militaires représentent plus du quart du total (165 millions, soit 26 %) ; parmi les dépenses civiles (24 % avec 145 millions) on peut ne pas trop s’étonner de la part infime (2 %) de l’Assistance ou de l’Education… Mais la cour, mais les pensions, consomment 6 % du revenu…. Reste que le poste budgétaire le plus important est devenu le service de la dette qui absorbe en 1788, 51 % du revenu annuel. C’est le cercle vicieux d’un budget où les dépenses l’emportent de quelque 20 % sur les recettes, où les anticipations et les avances sollicitées matérialisent une survie à la petite semaine » 1117 .’

Sous la forme d’une Lettre d’un capitaine à l’Assemblée nationale, Rivarol proclame dans son journal :

‘C’est de l’argent qu’il nous faut. Nous avons tout vu, tout lu, tout entendu, vos adresses, vos décrets, les livres pour ou contre, et vos lois, et vos constitutions. Mais où est l’argent ? Souvenez-vous que nous n’avons forcé le roi à renvoyer M. de Calonne, à chasser l’archevêque de Sens, à reprendre M. Necker, que pour avoir de l’argent. M. Necker ayant dit qu’il ne pouvait pas avoir de l’argent sans rappeler le parlement, nous avons fait revenir le parlement. Le parlement ayant dit qu’il ne pouvit pas avoir de l’argent sans les Etats-Généraux, nous avons fait convoquer les Etats-Généraux. Dès que vous avez été assemblés, vous avez dit qu’il y avait des embarras ; nous les avons balayés devant vous : privilèges, armée, trône, tout a disparu. Voilà nos services. Quels sont les vôtres ? 1118

La crise financière largement ouverte éclate après le vote du 12 juillet 1790 et surtout la promulgation le 24 août de la Constitution civile du clergé. Cela nous oblige à remonter au 2 novembre 1789, jour où l’Assemblée constituante décide de « mettre les biens du clergé à la disposition de la nation ». Talleyrand, évêque d’Autun propose en octobre de les employer comme règlement de la dette publique, pour Duplain, sans aucun doute :

‘L’Etat doit, il faut qu’il paie, non point dans un an, mais tout à l’heure, ou la faillite est ouverte, parce qu’entre une suspension et une banqueroute ; il n’y a nulle espèce de différence.
Il faut payer, je le répète, et c’est en vain que l’aristocratie stupide cherche à occasionner un soulèvement général, en prolongeant les souffrances du Peuple, afin de lui imposer de nouveau le joug dont il a su s’affranchir, il se soulevera, cela est certain, puisqu’on ne veut écouter que la voix d’un Ministre impérite, et celle d’une foule de conseillers ignorans ou pervers. 1119

Les légistes du tiers soutiennent que l’Eglise n’est que dépositaire de biens dont la propriété revient à la collectivité, c’est-à-dire à la nation. Pour les défenseurs du clergé, tel l’abbé Maury, on ne peut nationaliser sans spoliation. La bourgeoisie constituante tranche en décidant d’affecter les domaines du clergé comme gage des dettes de l’Etat. La réaction de Joseph Duplain ne se fait pas attendre dans les Lettres au Comte de B***, jugeons du parti qu’il défend :

‘Vivat ! M. le Comte, vivat ! nous ne ferons pas banqueroute. Je sors de l’Assemblée nationale, ou malgré le fatal non, non, non du Clergé, qui resonnoit dans la salle comme le serpent de la Paroisse Saint-Pierre-aux-Bœufs, malgré les convulsions de la Prêtresse Maury sur son trépied ; les biens du clergé sont déclarés à la disposition de la Nation, qui se chargera du traitement des Prêtres employés au culte divin. Ce jour des morts, à minuit 1120 .’ ‘J’entends des milliers de voix s’élever pour demander la vente des biens du clergé, afin de s’acquitter promptement avec les créanciers de l’Etat ; Le motif ne peut être certainement plus louable, mais il ne faut pas nous conduire comme des dissipateurs grévés de dettes, ou des hommes dans les liens des sentences, qui à peine acquièrent la propriété d’un héritage… 1121

En 1784, l’Encyclopédie des finances donne une définition de l’ « assignation » : « ordonnance ou rescription dont l’objet est de faire payer par un comptable une somme dans un temps fixé ». L’ « assignat » est un mot nouveau en 1789. Alors que l’assignation désigne un billet à échéance, un simple signe monétaire provisoire, il représente un bien, le gage du paiement à venir 1122 . Lors de son institution, l’assignat n’est qu’un moyen de trésorerie modeste et temporaire. L’Etat, endetté envers la Caisse d’escompte, est autorisé par la Constituante à vendre pour quatre cents millions des biens de la couronne et du clergé, c’est-à-dire de « billets assignés sur les biens du clergé ». Cette somme est destinée à une caisse nouvellement créée pour rembourser les dettes de l’état, la « Caisse de l’extraordinaire ». La première émission est lancée en janvier 1790, constituée par des billets de deux cents, trois cents et mille livres portant intérêt à 5%. Il s’agit d’un emprunt forcé mais non spoliatoire sur les créanciers de l’Etat, un échelonnement de la dette. L’Etat a fait le choix de contracter un emprunt de trente millions sur le patrimoine auprès des français, Duplain déplore ce choix, il propose à l’Etat de rembourser toutes ses dettes : « il ne faut plus emprunter mais il faut payer » 1123 . Ses propos sont repris dans un texte non daté, A nos Augustes représentans dans lequelil résume ses différentes prises de position. Vers l’été 1790, la crise de la trésorerie royale s’amplifie car les anciens impôts ne rentrent plus et les nouveaux pas encore. La dette exigible augmente du fait de la nécessité de rembourser le capital des anciens offices supprimés. Enfin, foisonnent les spéculation monétaires en tout genre. Les débats menés à la Constituante durant le mois de septembre aboutissent à l’assignant « seconde manière », assignat-monnaie à cours forcé, sans intérêts. Etant admis qu’à l’imitation de l’Angleterre la circulation d’un papier devient nécessaire en France, l’Etat est-il capable d’en organiser les flux tout seul, en se privant du concours de la banque et du commerce ? Les réponses qui ont été faites sont présentées dans le Dictionnaire critique de la Révolution française :

‘Non, répond, échaudée depuis Law, la pensée d’Ancien Régime, qui en tire la conclusion : pas de papier, ou du moins très peu. Non, répondent aussi Necker et les banquiers, qui n’auront finalement satisfaction qu’entre 1800 et 1806, avec la première et quasi indépendante Banque de France. Oui, répondent les laudateurs optimistes d’une Nation « régénérée », qui est supposée offrir toute sa richesse en gage de sa politique. Oui, répond également la technocratie des Finances et du Trésor, qui n’a jamais douté d’elle-même ni de sa capacité à maîtriser l’événement : c’est l’un de ses représentants les plus typiques, l’ancien premier commis des impositions et receveur général Anson, devenu Constituant et rapporteur du Comité des finances, qui sert de caution technique au projet soutenu par Mirabeau, attaqué par Talleyrand et Dupont de Nemours » 1124 .’

Voici la position de Joseph Duplain de Sainte-Albine :

‘Nous n’avons jamais conseillé l’opération des assignats, mais avons toujours été d’avis, comme l’Auteur des Lettres au Comte de B***, de la création du Papier-monnoie ; mais lorsque nous avons vu la majorité se décider en faveur des assignats nous avons pensé qu’en nous réunissant tous au gouvernail, nous pousserions le vaisseau dans le port. C’est ce qui reste à faire à tous les Patriotes 1125 .’

En juin 1791 sont successivement autorisés cent millions en petites coupures de cinq livres, et quatre cent quatre-vingt millions en coupures plus importantes. Pour Duplain, le papier monnaie devra être crée par la Nation sous son couvert sous forme de coupures allant de vingt-quatre à mille livres qui en feront « la manne céleste pour nos fabriques et pour nos ouvriers » écrit Duplain 1126  :

‘Réunissez-vous à moi, O mes Concitoyens ! je vous offre ma tête, si je ne garantis pas la vôtre, et si je vous induis à une fausse démarche ; ordonnez à vos Représentans de créer à l’instants, au nom du corps social, des billets de 50, 100, 1 000, 1 200 livres. Jurons tous de les acquitter et de les admettre parmi nous comme une monnoie à l’effigie du Souverain ; payons à l’instant toutes les dettes de l’Etat, et dévouons la tête des traîtres qui s’opposeront à ce plan 1127 .’

Toutefois, alors que le processus Révolutionnaire s’intensifie, les assignats s’apprécient pendant un temps (leur cours qui s’était effondré au quart de leur valeur durant l’été 1793 remonte à environ 35 % du pair en juillet 1794 en ayant approché 50 % en décembre 1793) ; enfin, la chute de Robespierre provoque définitivement la leur (en juillet 1795, leur cours est tombé à 3 % de leur valeur nominale). Néanmoins d’une certaine façon, les assignats assurent la Révolution : les acquéreurs de biens nationaux, propriétaires à peu de frais, (un million deux cent mille familles sur sept ou huit millions de foyers) deviennent défenseurs obligés du régime et finalement appellent de leurs vœux un dictateur républicain qui leur assurera la jouissance paisible de leur nouvelle propriété 1128 . Joseph Duplain connaîtra-t-il ses temps la ?

Notes
1115.

Duplain de Sainte-Albine, Joseph-Benoît, Lettre de M. de Sainte-Albine, ancien maître-d’hôtel du roi, à messieurs ses concitoyens, [Paris], Imprimerie de laporte, [1789], p. 3

1116.

Duplain de Sainte-Albine, Joseph-Benoît, Ibid, p. 9

1117.

Ibid, p. 98

1118.

Idées économiques sous la Révolution, 1789-1794, sous la direction de Paul Rousset, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1989, p. 8

1119.

Lettres à M. le Comte de B***, 13/1/1790

1120.

Lettres à M. le Comte de B***, 22 décembre 1789

1121.

Lettres à M. le Comte de B***, 3 novembre 1789

1122.

Furet François, Ozouf Mona, Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris, Flammarion, 1988, p.462

1123.

Duplain de Sainte-Albine, Joseph-Benoît, Lettre de M. de Sainte-Albine, ancien maître-d’hôtel du roi, à messieurs ses concitoyens, [Paris], Imprimerie de laporte, [1789], p. 4

1124.

Furet François, Ozouf Mona, Op. Cit., 1988, p. 463

1125.

Courrier extraordinaire ou le premier arrivé, 22/4/1790

1126.

Duplain de Sainte-Albine Joseph-Benoît, A nos augustes représentans, Paris, Imprimerie de la Société littéraire, sd

1127.

Lettres à M. le Comte de B***, 13 janvier 1790

1128.

Idées économiques sous la Révolution, 1789-1794, sous la direction de Paul Rousset, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1989, p ; 9