3 - Le journalisme politique et la presse d’information : Joseph et Pierre-Jacques Duplain

A la veille de 1789, de multiples imprimés ont contribué à la diffusion des idées révolutionnaires aux côtés des livres, ce sont les « canards », les libelles, les pamphlets, les poèmes… A cela s’ajoute l’essor fulgurant de la presse, les français découvrent neuf cents titres au XVIIIe siècle contre deux cents au XVIIe. Nous passons de périodiques officiels source d’information d’une politique royale, à des journaux qui s’émancipent dans le combat philosophique, littéraire et savant, c’est le cas pour le Journal de Trévoux , le Journal des Savants , le Mercure de France ou L’Année littéraire 1150 . Puis le journal devient un objet de consommation, une pièce culturelle et informative qui touche le peuple à la fin du XVIIIe siècle.Le public s’intéresse à des journaux spécialisés, Pierre-Jacques Duplain diffuse de la littérature médicale en 1787. La presse est également un enjeu pour les imprimeurs libraires, longtemps tributaires de la censure, Joseph et Pierre-Jacques Duplain, qui ont été condamnés durement pour n’avoir pas respecté les règles, en sont deux exemples tout à fait significatifs. Quel va être leur rôle dans ce nouveau contexte politique ? Les philosophes, Voltaire, Rousseau et surtout Diderot dans sa lettre désormais célèbre Lettre… sur le commerce de la librairie, ont revendiqué très tôt la liberté de la presse. En sont témoins les opinions exprimées dans les articles « Libelle » et « Presse », de l’Encyclopédie, rédigés par le chevalier de Jaucourt :

‘En général, écrit Jaucourt, tout pays où il n’est pas permis de penser et d’écrire ses pensées doit nécessairement tomber dans la stupidité, la superstition et la barbarie… Dans les monarchies éclairées, les libelles sont moins regardées comme un crime que comme un objet de police. Les Anglais abandonnent les libelles à leur destinée et les regardent comme un inconvénient d’un gouvernement libre qu’il n’est pas dans la nature des choses humaines d’éviter. Dans l’article presse, il précise, On demande si la liberté de la presse est avantageuse ou préjudiciable à un Etat. La réponse n’est pas difficile. Il est de la plus grande importance de conserver cet usage dans tous les Etats fondés sur la liberté. Je dis lus, les inconvénients de cette liberté sont si peu considérables vis-à-vis de ses avantages que ce devrait être le droit commun de l’univers et qu’il est à propos de l’autoriser dans tous les gouvernements. Nous ne devons point appréhender la liberté de la presse… 1151

Avant la Révolution, la liberté de la presse n’existe dans aucun pays européen, même si en Angleterre la législation qui réfrénait les délites de presse cessa d’être appliquée, elle ne disparut pas ; de même que les Provinces-Unies étaient devenues la terre de refuge des journalistes persécutés dans d’autres pays d’Europe. Seuls les Etats-Unis ont proclamé dans la Déclaration des droits de la Virginie le 12 juin 1776 « la liberté de la presse est l’un des remparts les plus puissants de la liberté » 1152 . La municipalité de Paris veut faire taire les pamphlets, elle arrête que « les colporteurs d’imprimés propres à produire une fermentation dangereuse seront jetés en prison et que les caricatures seront soumises à la censure » 1153 . Le 5 juillet 1788, Loménie de Brienne, premier ministre, tente de résoudre la crise dans laquelle sombre le pays en convoquant les Etats généraux. Il fait appel à l’opinion public pour avoir son avis sur cette question :

‘Sa Majesté invite… tous les savants et personnes instruites de son royaume et particulièrement ceux qui composent l’Académie des inscriptions et belles-lettres de sa bonne ville de paris, à adresser à M. le Garde des sceaux tous les renseignements et mémoires sur les objets contenus au présent arrêt 1154 .’

Cet article 8 de l’arrêt du Conseil d’état est lourd de conséquence, s’il ne supprime pas la censure, il supprime implicitement, l’autorisation préalable de publier. A cela, vient s’ajouter la multiplication des pamphlets, du 1er janvier 1787 au 5 juillet 1788, environ six cent cinquante pamphlets ont été publiés, plus de trois cents paraissent dans les seuls mois de juillet, août et septembre 1788, soit plus de cent par mois, et 90 % d’entre eux attaquent la politique royale ou l’absolutisme monarchique 1155 . Quelques uns de ces pamphlets parurent plusieurs fois, s’apparentant alors à des périodiques. Tel est le cas de la Sentinelle du peuple de Volney ou le Hérault de la Nation de Mangourit. Certains pamphlets prônent la liberté de la presse comme la brochure de Mirabeau « Sur la liberté de la pressé » ou bien le « mémoire sur la liberté de la presse » de Malesherbes. Les cahiers de doléances vont reprendre ces idées. Si les cahiers des paysans n’abordent que très rarement ce sujet, sur quatre cent soixante-quatre cahiers des villes, seuls une soixantaine ne mentionnent pas le problème de la liberté de la presse 1156 .

1789 est l’année témoin à la fois d’un durcissement des autorités, qui tentent de contrôler les écrits de tous les partis, mais aussi, le 26 août de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen. L’Assemblée nationale vote l’article XI :

‘La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme. Tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas prévus par la loi.’

Dans la confusion générale, la censure est supprimée, ce qui va donner la possibilité à chacun de produire une activité littéraire de tout ordre. Cette période d’intense liberté de presse va délivrer nos libraires Pierre-Jacques et Joseph de longues années de censure, ils se jettent dans la bataille. Le « journaliste » se découvre un rôle de composition à créer de toute pièce :

‘Me voilà journaliste, écrit Camille Desmoulins, et c’est un assez beau rôle. Ce n’est plus une profession méprisable, mercenaires, esclave du gouvernement. Aujourd’hui, en France, c’est le journaliste qui a les tablettes, l’ ‘album’ du censeur, et qui passe en revue le sénat, les consuls et le dictateur lui-même 1157 .’

Mirabeau est entendu après avoir déclaré « Que la première de vos lois consacre à jamais la liberté de la presse, la liberté la plus inviolable, la plus illimitée, la liberté sans laquelle les autres ne seront jamais acquises » 1158 . La bataille est vive entre les rédacteurs des différents journaux qui doivent faire face aux forces politiques en présence mais aussi à la concurrence. En 1789, Pierre Rétat a recensé cent soixante six nouveaux journaux de politique et d’information générale dont cent trente deux à Paris. D’où la concurrence qui devient féroce et qui les oblige à créer des associations :

‘M. Panckouke s’est fait un point d’honneur de soutenir son journal au milieu des grands débris qui le menaçaient d’une ruine commune, et il vient de conclure une triple alliance entre MM. Marmontel, de Laharpe et Champfort. En lisant la publication de cette ligue formidable, j’avais tremblé pour mon journal, et j’aurais bien voulu regagner le port avec ma frêle barque ; Comment tenir la mer contre ces gros vaisseaux qui allaient croiser au mois de janvier ? je respire et je reprends courage depuis que j’ai vue la première expédition de M. de Laharpe 1159 .’

Les cousins Duplain, installés tous les deux depuis une dizaine d’années à Paris, l’un dans les affaires, l’autre dans la librairie, se reconvertissent. Joseph crée un journal d’opinion les Lettres au Comte de B*** , (1789) comme le fait son vieil ennemi, Charles Panckouke, en lançant le Moniteur universel (1789). Duplain prédit que la tâche sera rude :

‘Vous voyez, M. le Comte, [écrit Duplain] quelques libelles, vous voyez quelques brochures scandaleuses. Je les vois, je les lis, et comme vous je gémis ; mais la peine que je ressens ne balance pas un instant dans mon âge, l’amour que j’ai pour la liberté de la presse qui assure la nôtre ; Attendez, M. le Comte, Attendez, n’exigez pas d’un enfant rempli d’humeurs qu’il n’ait point de maladies. Laissez-lui jetter sa fourme, et bientôt vous ne serez plus fâché 1160 .’

Duplain, s’il garde un amour irraisonné pour le roi, encourage les réformes dont le pays a besoin et notamment les réformes économiques : 

‘Lisez, M. le Comte, lisez, et vous concluerez avec moi, qu’il ne nous reste d’autre parti à prendre que celui d’inviter nos Représentans à hâter leurs Décrets, et quelques contraires qu’ils soient à nos intérêts, d’y obéir sans récrimination, parce que les maux qui résulteroient pour nous d’un Décret injuste, s’il étoit possible de le soupçonner, seront infiniment moindres que ceux que l’anarchie appelleroit sur nos têtes. « Je dirois aux hommes audacieux, qui, dans le délire de l’ambition et de l’avidité, oseroient fermer le projet insensé d’arrêter la Révolution ou de la rendre illusoire : malheureux insensés, vous ressemblez à des passagers qui s’entre-déchirent sur un vaisseau, pour quelques voies d’eau que les uns veulent coucher à leur manière, et les autres à la leur, et, dans un instant, passagers et vaisseaux, tout va s’engloutir dans un gouffre !… Est-ce là ce que vous voulez ? Mais vous, nobles de toutes les classes, vous, prêtres de tous les ordres ; vous mêmes, hommes factieux, que deviendrez-vous dans cet affreux tumulte ?… ’

Après avoir tenté de rassurer ses lecteurs comme lui-même d’ailleurs, il laisse place, peu à peu, à des peurs et des craintes :

‘A l’instant ou l’anarchie, rompant les foibles dignes de l’opinion qui l’arrêtent encore, se déborderoit en guerre civile, à l’instant où l’assemblée nationale seroit dissoute et voudroit se disperser, à cet instant affreux, les premières victimes seroient tous les citoyens accusés ou suspects, nobles ou prêtres, factieux ou conjurés, les premiers coups de poignards seroient pour leur sein, les premiers flambeaux pour leurs maisons ; toutes les barrières fermées de distance en distance d’une extremité du royaume à l’autre, ne laisseroient plus échapper ni l’innocent ni le coupable… O François ! nobles ou roturier, ministre de la religion ou laïcs, grands ou petits, jettez les yeux sur cet affreux tableau… Comment ne voyons-nous pas que la guerre civile arrivant sur les pas de l’anarchie, marcheroient pêle-mêle sur tous nos ossemens, à la lueur de l’incendie de toutes les maisons ? Qui de nous pourroit se dire : ma famille et moi nous seront exceptés ? Hélàs ! les scélérats et les brigands seroient les seuls qui pourroient se flatter de survivre et de surmonter les monceaux de ruines où les honnêtes-gens périroient écrasés ! 1161

Jean-Paul Bertaud 1162 donne les caractéristiques du style du journal contre Révolutionnaire : d’un format que l’on peut glisser dans la poche, il présente sous un titre en petits caractères, les « Nouvelles ou débats de l’Assemblée ». L’information politique est prétexte à une longue dissertation, qui empêche parfois l’actualité d’être développée. L’ « événement », c’est l’Assemblée, aussi est-il nécessaire d’avoir un correspondant en permanence dans la salle du manège, à moins de n’y siéger soi même. La dernière page du journal est consacrée à de courtes rubriques sur la vie provinciale ou sur celle des cours étrangères. Quelquefois, en marge, on lit le cour de la bourse et celui de l’assignat. Les journaux de Joseph Duplain de Sainte-Albine rentrent-ils dans le cadre existant ? Face à cette presse « grave ou larmoyante », poursuit Bertaud, il y a une presse contre révolutionnaire qui cherche à faire rire ou sourire. Elle donne une large place aux faits de la vie quotidienne « aux gestes et aux paroles vraies ou supposées » des patriotes.

Pierre-Jacques Duplain, révolutionnaire depuis près de vingt ans, ne produit pas de journaux mais en imprime, Le Défenseur de la Constitution , les Révolutions de France et de Brabant et les Lettres de M. Robespierre à ses Commettants. Il va devenir le « Révolutionnaire exalté » que décrira plus tard Ange Pitou. Les scènes que nous allons décrire se déroulent autour de la Cour du Commerce à Paris. Ce passage, ouvert en 1735, formait à l’origine un angle qui reliait la rue de l’Ancienne Comédie à la rue Saint-André-des-Arts. Construit à l’emplacement du fossé de l’enceinte de Philippe-Auguste, comblé en 1582 entre les portes de Nesle et Saint-Germain, il sera prolongé vers la rue de la Boucherie vers 1776, aujourd’hui absorbé par le boulevard Saint-Germain. La Cour du Commerce doit son nom à la présence de nombreuses boutiques qui entouraient deux jeux de boules. Marat imprimera son journal, l’Ami du peuple, au n° 8. Le charpentier allemand du nom de Schmidt mettra au point la guillotine dans son atelier du n° 9. La statue de Danton, érigée sur la place de l’Odéon sur le trottoir opposé du boulevard Saint-Germain , occupe l’emplacement de son appartement de sept pièces qu’il habitera dans la cour, à partir de 1789 1163 . Comme nous le verrons plus loin les deux cousins vivent également à proximité de la cour.

Nous allons présenter successivement les activités de Joseph et de Pierre-Jacques à partir de 1789 en intégrant au texte, le récit de leurs déboires avec les gouvernements en place qui ont coûté aux cousins de multiples emprisonnements. Les journaux qu’ils ont produits feront l’objet de fiches descriptives 1164 dont la présentation est inspirée de celles de Gilles Fayel, dans le Dictionnaire de la presse française pendant la Révolution, 1789-1799 : La Presse départementale (2005). La fiche concernant les Lettres à M. le Comte de B*** a été constituée par des informations fournies par Pierre Rétat dans les Journaux de 1789 : Bibliographie critique, que nous avons corrigée ou complétée à la suite de nos découvertes. Nous avons recensé les exemplaires existants pour chaque journal ainsi que leur localisation 1165 .

Notes
1150.

Goubert Pierre, Roche Daniel, « Lectures et sociabilités »,in Les Français et l’Ancien Régime : Culture et société, Paris, Colin, 1984

1151.

Encyclopédie, t. IX, p. 459 (édition originale), article « Libelle » in Histoire générale de la presse française, Paris, PUF, 1969, vol. 1, Des origines à 1814, p. 407

1152.

Histoire générale de la presse française, Paris, PUF, 1969, vol. 1, Des origines à 1814, pp. 405-406

1153.

Benoît Bruno, Les Grandes dates de la Révolution française, Paris, Larousse, 1988, p. 114

1154.

Histoire générale de la presse française, ibid, p. 409

1155.

Op. cit., p. 409

1156.

Op. cit., p. 418

1157.

Desmoulins Camille, Révolutions de France et de Brabant [et des royaumes qui, arborant la cocarde nationale, mériteront une place dans ces fastes de la liberté], Paris, impr. de P.-J. Duplain, [1792], vol. 2, p. 19

1158.

Weill Georges, Le journal : origines, évolution et rôle de la presse périodique, Paris, Albin Michel, 1934, p. XIV

1159.

Gallois Léonard, Histoire des journaux et des journalistes de la Révolution française, Paris, Au bureau de la Société de l’industrie fraternelle, 1845, vol. 2, p.27

1160.

Lettres à M. le Comte de B***, 21 janvier 1790

1161.

Lettres à M. le Comte de B***, 31 décembre 1789

1162.

Bertaud Jean-Paul, Les Amis du roi : journaux et journalistes royalistes en France de 1789 à 1792, Paris, Librairie académique Perrin, 1984, 283 p.

1164.

Annexe 7, vol. 2, p. 189

1165.

Annexe 6, vol. 2, p. 161