Lettres au comte de B*** : 12 juillet 1789 au 28 mars 1790

Autorisés ou non les journaux se multiplient : quarante-deux périodiques voient le jour à Paris entre début mai et fin juillet 1789. Le Bulletin des Etats généraux (19 mai), la Correspondance des députés des communes de l’Anjou (mai), la Correspondance nationale (mai), l’Esprit des séances des Etats généraux (mai), la Correspondance de Bretagne (mai), le Journal des Etats généraux (27 mai), le Journal des provinces (mai), le Courrier français de Poncelin (juin), le Journal de Versailles (6 juin), les Nouvelles de Versailles (17 juin), le Point du jour, de Barère ( 19 juin), les Annales parisiennes (1er juillet), l’Assemblée nationale(1er juillet), le Courrier de Versailles à Paris et de Paris à Versailles, de Gorsas (5 juillet), le Bulletin de l’Assemblée nationale (6 juillet), le Déclin du jour (7 juillet), le Journal de la ville, les Loisirs d’un patriote (début de juillet), les Révolutions de Paris (12 juillet). Longue liste à laquelle nous rajoutons la naissance, au mois de juillet 1789, du premier journal de Joseph, Les Lettres au comte de B*** (un mois plus tard, naît son quatrième et dernier enfant, Emé-Joseph). Diffuser ses idées sans contrôle ni censure dans un journal est un moment d’intense émotion pour Joseph. Le numéro un paraît le 12 juillet, peu avant la prise de la Bastille, à Londres et à Paris chez les principaux libraires. Six mois sont nécessaires afin que le titre du journal se stabilise. Au lancement il s’intitule, Lettres à M. le Comte de B*** Sur la Révolution arrivée en 1789, sous le règne de Louis XVI, avec des Notes sur les Ministres & autres gens en place qui par des déprédations ou des abus d’autorité, ont donné lieu à cette Révolution mémorable. Un mois plus tard (19 août), on rajoute au titre initial un sous-titre, On a joint à ces Lettres l’annonce des Ouvrages nouveaux, celles des Pièces de théâtre, les nouvelles politiques, une analyse des causes intéressantes, & quelques pièces de vers. Enfin, le 24 décembre, il paraît sous l’appellation définitive de Lettres à M. le Comte de B*** (voir illustration page suivante). Il s’agit d’une fiction épistolaire sous forme de lettres datées de Paris sans signature, une simple formule conventionnelle termine les feuilles « J’ai l’honneur d’être », publiée à Paris, chez les principaux libraires, puis de l’Imprimerie de la Société littéraire à partir du 28 janvier 1790. Qui est l’interlocuteur de Joseph qu’il nomme « M. le Comte » ? Peut-être est-ce son beau-frère le Comte Louis de Barjac de Roccoules 1178 qu’il affectionne particulièrement, marié le 14 juin 1744 avec sa sœur Geneste (ils auront un fils, Benoît-Joseph 1179 . Ou bien est-ce M. le Comte de B. que l’on retrouve dans un courrier écrit de Lille le 26 juin 1790 sur la découverte d’un projet de contre-Révolution en France & en brabant par les patriotes hollandois, les aristocrates françois… ce qui accréditerait la thèse du complot royaliste que nous verrons plus tard 1180  ? où peut-être est-ce le comte de Bézignan, célèbre conspirateur royaliste ? Nous n’avons aucune preuve formelle qui révèle l’identité du prête nom mais nous serions tentés de penser qu’il s’agit du beau-frère de Joseph. De parution irrégulière, cette lettre de quatre pages comporte toujours, sauf rares exceptions, les rubriques Littérature, Nouvelles de divers endroits, Des nouvelles de l’actualités.

Page de titre des
Page de titre des Lettres à Monsieur le Comte de B***

En voici une présentation de Joseph :

‘Ces lettres curieuses se vendent au Palais-Royal : ce n’est point la sécheresse de tous ces Journaux arrivant le matin à plein tombereaux, avec les approvisionnements de Paris, & dont on ne se ressouvient pas le soir ; ce n’est point la sécheresse des productions de ces oiseaux chouette que dix heures de nuit voient naître, & que mille bouches écumantes se disputent la place avec les reveil-matins viennent vomir dans tous les coins de Paris. L’auteur donne d’abord à son ami des détails sur la Révolution. Il fait ensuite connoître les principaux Ministres, ainsi que les gens en place qui, depuis le règne de Louis XV, ont excédé le peuple, & l’ont forcé à secouer ses chaînes. 1181 .’

Pour la première livraison, c’est-à-dire les six premiers mois, le prix de l’abonnement pour vingt quatre numéros est de trente et une livres quatre sols. L’année 1790 voit une légère augmentation du tarif, trente-trois livres dix sols, puisque vingt six numéros seront livrés au lieu de vingt-quatre. Comme cadeau publicitaire, il donne « gratis »,à ses abonnés :

‘Les Portraits de tous les Ministres, de tous les gens en place & de toutes les Femmes qui se sont rendues célèbres sous le règne de Louis XV, comme sous celui de Louis XVI. Cette galerie mémorable contiendra au moins soixante Portraits, gravés par les plus habiles Maîtres 1182 .’

Très vite Joseph règle ses comptes à travers les lignes de son journal, il dénonce les frères Jacquenod de Lyon, en demandant aux abonnés de ne pas acheter les Lettres dans leur boutique car ils ne paient pas leurs dettes à Duplain et, de plus, « Ils ont un genre de correspondance », rajoute-t-il, « qui pourrait faire fortune, chez les montagnards d’Ecosse, mais ne réussira pas en France » 1183 . Pendant huit mois, Joseph s’en donne à cœur joie, dénonçant les uns, admirant les autres, tout en gardant une ligne de conduite qui est son attachement au roi :

‘On m’accuse encore, Monsieur le Comte, que d’être royaliste, & ce défaut, sans doute, fait oublier tous les autres. Je remercie le public de son indulgence ; quant aux sentimens que j’ai voués au Roi mon maître, ils sont gravés dans mon cœur, lorsque l’on a servi comme moi, lorsque l’on a suivi de près pendant quatre années, il est impossible de ne pas avoir reconnu dans l’âme de ce Prince le Germe de toutes les Vertus, & ce seroit une atrocité de ne pas lui rendre justice ; mais si je la lui rends, avec éclat, Monsieur le Comte, ne croyez pas que je m’en éleverai avec moins de force contre les auteurs de nos maux 1184 . ’

Joseph mêle tour à tour des souvenirs personnels, des réflexions, des notes sur la monarchie… Il dénonce violemment l’administration de l’Ancien Régime « des vizirs, des vampires », la « licence » du peuple, les maux de l’anarchie et réclame une union autour d’un roi fort. Il craint l’extension du conflit à l’étranger et prédit un avenir sombre pour la France. Pierre Rétat qui a analysé le journal, trouve le ton personnel « vif, plaisant, acerbe, engagé, indigné, alarmé » 1185 . Au total un recueil confus d’anecdotes anciennes aux côtés d’extraits de décrets promulgués par l’Assemblée nationale et de publications nouvelles. Lors de ses récits, Joseph fait preuve d’un souci de précisions historiques, les notes de bas de page représentent souvent les deux tiers de la page. Les Lettres sont imprimées pendant huit mois et s’interrompent le 28 mars 1790. Quelles en sont les raisons ? Cette forme épistolaire ne correspond-elle pas au public ? Joseph a-t-il été inquiété comme rédacteur d’une feuille royaliste ? Après avoir fait ses premières armes avec les Lettres, Joseph a-t-il l’ambition d’un journal plus conséquent ? Ou bien un journal voisin attire-t-il sa convoitise ? Pour Roman d’Amat, il s’agissait d’un « périodique batard dans lequel on trouve un peu de tout… qui n’avait que peu de succès, le rédacteur n’ayant aucun talent de polémiste » 1186 . En 1790, Joseph change son fusil d’épaule 1187 pour se lancer dans la rédaction d’un journal d’information qui va l’entraîner dans un imbroglio éditorial que nous allons tenter de résoudre :

‘Vous devez vos apercevoir, M. le Comte, que depuis quelques émigrations un peu importantes, nos bonnes gens du faubourg Saint-Antoine ne se mêlent plus de la destinée de l’Etat, que nos femmes ne sont plus en rut, & qu’enfin nos foyers sont silencieux & tranquilles. Vous ne direz donc plus que Catilina n’étoit point aux portes de Rome ; qu’il n’avoit pas des émissaires répandus dans tous les coins de Paris, sans cesse occupés à volcaniser l’âme de nos frères ; qu’il n’étoit pas l’enfant gâté de Lucifer ; puisque la terre n’avoit point discontinué, depuis la mémorable journée du 14 juillet, de vomir des légions de diables qui rendoient notre peuple aussi féroce que des tigres, & que, depuis le milieu d’octobre, tous ces démons paroissent nous avoir abandonnés. ’

Notes
1178.

Annexe 3, vol. 2, p. 21

1179.

Annexe 4, vol. 2, p. 70

1180.

Copie d’une lettre authentique écrite de Lille le 26 juin 1790 à un grand personnage à Bruxelles, sur la découverte d’un projet de contre-Révolution en France & en Brabant par les patriotes hollandois, les aristocrates françois, les démocrates brabancons sous le conseil de Vienne établi à Paris aux Thuileries, & sous la direction des généraux-comte de B., comte de M. , comte de la M., marquis de L, baron de C, Lille, [s.n.], 26/6/1790, 11 p.

1181.

Duplain de Sainte-Albine, Joseph-Benoît, Lettre de M. de Sainte-Albine, ancien maître-d’hôtel du roi, à messieurs ses concitoyens, [Paris], Imprimerie de laporte, [1789], p. 4

1182.

Prospectus Lettres à M. le Comte de B***

1183.

Lettres à M. le Comte de B***, 28 février 1790

1184.

Lettres à M. le Comte de B***, 1/10/1789

1185.

Rétat Pierre, Les Journaux de 1789 : bibliogrphie critique, Paris, CNRS, 1988, p. 174

1186.

Roman d’Amat Jean-Charles, Dictionnaire de biographie française, Paris, Letouzey et Ané, 1970, vol. 12, p. 374

1187.

Ibid