Ange Pitou

Louis-Marie-Ange, personnage atypique est né à Valainville, en Eure-et-Loir le 2 avril 1767. Il est élevé par sa tante qui prend en charge son éducation à la mort de son père. L’avenir d’Ange est tracé par sa tante qui le somme de suivre le Grand séminaire de Chartres alors qu’il désire poursuivre des études juridiques. Ange obtempère, son adolescence se passe entre le séminaire et les visites familiales, c’est au cours de l’une d’elle, qu’il découvre la bibliothèque de son oncle et par la même Voltaire, Fénelon, Rousseau, Montesquieu, Rollin, Helvétius, Spinoza, Bayle…qu’il dévore. Ange ne reste pas insensible non plus à« certaines œuvres grivoises, endormies dans un coin poudreux et qui ne furent pas les moins goûtées ».Après avoir passé l’été 1789 dans sa famille, il quitte Châteaudun et prend la route de Chartres le 17 octobre 1789 avec quelques abbés de ses amis pour aller recevoir les ordres. Tandis que ses camarades regagnent Beaulieu et le séminaire, l’avenir d’Ange n’est pas avec eux, huit louis en poche et sur l’épaule sa petite valise contenant ses effets et un manuscrit d’un grand poème de sa composition, La Voix de la nature, d’un pas allègre et résolu, il prend la route de Paris. Il arrive dans une ville désorganisée où Louis XVI a été ramené de Versailles. Alors qu’il cherche logement et travail, il rencontre à l’Hôtel Henri IV une compatriote chartraine qui lui remet des lettres de recommandation pour Fabre d’Eglantine et Brune, l’un des propriétaires du journal général de la Cour et de la ville. Aussitôt Ange rencontre Brune qui lui propose de travailler à la rédaction des Echos du jour, journal royaliste. Il accepte ce poste avec enthousiasme et très vite ses écrits le font remarquer par la Reine qui le convoque aux Tuileries. Devant elle, il fait le serment de défendre jusqu’à la mort la religion, la monarchie et la maison de Bourbon en échange d’un portrait miniature de la reine et d’un billet « où on l’engage à travailler, de concert avec les royalistes, pour le maintien de la monarchie et contre les menées des factieux ». Il obtient également une bourse de mille cinq cent livres, premier trimestre d’un traitement annuel de six mille livres, « Ange Pitou sortit des Tuileries comme on sort d’un rêve ».Il obéit à la reine et publie sous l’anonymat une Adresse au roi d’un Français victime de la Révolution, réfugié à Madrid. Dans ce libelle il conseille au Roi de ne pas se rendre à la Fédération pour le 14 juillet. Louis XVI ne suit pas le conseil d’Ange, ce dernier, vexé, publie Le quatorze juillet, libelle où il ne cache pas son mécontentement, « Monarque faible et indigne de l’auguste épouse qui le reçoit dans son lit », harangue-t-il le roi. Il est amusant de savoir que cette note était payée par la couronne. Jean-Paul Bertaud, dans les Amis du Roi, mentionne des papiers découverts chez le roi après le 10 août 1792, on trouve pour les premiers mois de 1791, les recommandations suivantes,

Payer des gens qui se répendront dans les théâtres, dans les cafés et les restaurants du Palais-Royal pour y défendre la cause royale ; acheter aussi trois écrivains, trois cents livres chacun, pour qu’ils représentent les idées du roi, continuer à subventionner les Sabbats jacobites et réserver six mille livres pour la correspondance avec les auteurs et les journalistes qui écrivent dans le sens de l’opération qu’on pourra y amener. Dans la rubrique « Ateliers et ouvriers », deux mille livres étaient prévues pour « les abonnements à tous les journaux, l’achat de tous les pamphlets et ouvrages qui paraîtront sur la Révolution et pour un commis chargé de les extraire » 1195 .

Au début de l’année 1790, Ange est embauché au Courrier extraordinaire, il est témoin de la polémique entre les deux propriétaires du journal. Son témoignage va être capital pour résoudre cette énigme.

Ange Pitou témoigne de la mésentente de Rivaud et Duplain qui survient très rapidement après leur association, la collaboration n’étant pas possible, en mai Rivaud reprend le Postillon à son compte. Voilà deux hommes qui tentent de faire paraître le même journal dont ils revendiquent la paternité. En novembre, Rivaut lance une contrefaçon du Courrier. Une polémique d’une violence extraordinaire s’engage alors entre Duplain et Rivaud, les deux hommes se jettent à la tête des injures et des accusations les plus graves. Nous retrouvons la trace de ces échanges épistolaires à travers les journaux. Nous avons quatre noms dans l’affaire et deux rédacteurs. Il semble que Rivaud se cache derrière le nom de Hongnat et Duplain sous celui de Marcel. En effet, jusqu’au conflit, il est très difficile pour le lecteur de connaître les véritables rédacteurs. André Fribourg considère Joseph comme « un homme d’une audace et d’une pénétration singulières… » qui « créa par une intuition de génie les moyens d’information essentiels de notre grande presse contemporaine » 1196 . Pour Ange Pitou, le journal a été imaginé par Rivaud et repris à son compte par Duplain. Qu’en est-il ? Joseph, sentant que le journal peut lui échapper, ouvre les hostilités le 3 novembre, il use d’un stratagème et publie une lettre qui lui aurait été envoyée par Marcel et qui certifie que Duplain est l’auteur du Courrier :

‘Vous êtes l’auteur des lettres au Comte de B*** ; vous êtes celui du Courrier extraordinaire ou le premier arrivé, qui a succédé à ces Lettres, et vous n’enviez pas même les éloges que je reçois tous les jours. Je vous ai prêté mon nom, Monsieur, parce que vous ne vouliez pas être connu. J’ai signé avec plaisir vos feuilles, parce qu’il étoit flatteur pour moi de contribuer pour quelque chose à la publication d’un ouvrage vraiment patriotique ; mais aujourd’hui que je suis obligé d’aller habiter la campagne, et que je ne puis pas vous être utile, je viens vous témoigner mes regrets de ne pouvoir plus vous servir, et annoncer au public que vous êtes l’auteur du Courrier Extraordinaire, que vous n’avez jamais eu de collaborateurs, et vous inviter à signer vous-même ce Courrier patriote. Quand on a le succès que vous avez obtenu, on a moins de modestie, Je suis, &c. 1197

Le 11 novembre, Rivaud contre attaque et donne connaissance au public du contrat qu’il a passé avec Duplain, « Je donne pouvoir à M. Duplain de se servir de mon nom pour la vente et distribution de son journal. M. Duplain, eu égard à cela, m’emploiera dans son bureau et me donnera trois livres par jour. Signé Jacques Rivaud ». Duplain ne considère pas cet acte comme un titre de propriété. Il dénigre son adversaire, menace de rendre publique :

‘…l’accusation formée contre lui par une dame qui l’employait à copier des mémoires, ce dont j’ai été instruit par M Jacquemar, libraire, qu’il ne me force pas à révéler une accusation qui a été faite par un domestique ; qu’il ne m’oblige pas enfin, à éclairer le public sur le motif pour lequel j’ai éloigné de mes foyers M. Chouchou, son fils, jeune enfant de douze ans, mais qui n’agissoit point par la seule impulsion de la nature 1198 . ’

Ces accusations restent énigmatiques. A. Fribourg interprète différemment l’accusation qui porte sur M. Chouchou, prétendant qu’il s’agit du fils de Duplain 1199  ? Le même journal, daté également du 11 novembre, donne la riposte de Rivaud sous le titre de Tour de gibecière d’un nouveau genre. Il se dit le rédacteur du journal depuis le commencement jusqu’au 12 juillet, date à laquelle des « circonstances impérieuses » l’ont obligé à abandonner son travail. Il donne comme preuve que précédemment à cette période, les feuilles étaient signées Hongnat. Un usurpateur du nom de Marcel se serait emparé du journal :

‘Je suis fondé à croire que M. Marcel n’est qu’un être fantastique, né du cerveau de M. Duplain, amalgamé avec lui, et que les deux n’en font qu’un. Ainsi, c’est plus qu’une supposition, d’avancer que la lettre adressée par M. Marcel à M. Duplain, a été réelement fabriquée par M Duplain, et par conséquent n’a pas été long-temps à parvenir à son adresse. Quoiqu’il en soit, pourquoi M. Marcel signoit-il ce qui n’étoit pas de lui ? Pourquoi M. Duplain refusoit-il de mettre son nom en bas d’un ouvrage qu’il annonce lui-même être vraiment patriotique… Pour moi, je suis tenté de dire comme cet Espagnol pauvre, à qui on offroit en mariage une belle fille, jeune et riche ; il y a quelque chose la dessous… Au reste, qu’on consulte les annonces, les prospectus de cet ouvrage, bon ou mauvais, le nom de M. Duplain n’y paroît jamais. M. Rivaud seul est annoncé pour en être sinon le seul et unique Auteur, au moins le Rédacteur en chef… Il est de la dernière indécence à M. Duplain de s’annoncer comme ayant été constamment l’Auteur du Courrier extraordinaire, tandis qu’il est démenti par la notoriété publique ; tandis que les collections volumineuses de cet ouvrage périodique portent la signature Hongnat, depuis sont établissement jusqu’au 12 juillet, et certes, que M Duplain trouve des Marcel pour signer ce dont il est l’auteur, tout le monde n’a pas la même manière de voir ; nulle considération n’a jamais pu, et ne pourra jamais me décider à avouer pour miennes les productions d’un autre.
En se cachant, un lâche a fort beau jeu ;
Mais c’est un stratagème indigne.
Des écrits, pour moi j’en fais peu ;
En un mot, j’ai signé le Courrier extraordinaire, tant que j’en ai été le Rédacteur ; aujourd’hui je reprends mon travail et ma propriété, et je signe encore Hongnat 1200 .’

Les accusations de Rivaud mettent Duplain en danger, aussi celui-ci tente-t-il de déstabiliser son adversaire en dénonçant aux lecteurs son manque de professionnalisme :

‘Le Sr Rivaud, celui qui annonce le journal intitulé : le courrier extraordinaire, dont il veut voler la propriété à M Duplain, a été chargé, par M. Liger, de recevoir à Paris des lettres de change, et de lui en faire le retour en assignats. Il lui a écrit qu’il lui envoie des billets de caisse dans une lettre ; la lettre est bien parvenue ; le cachet en étoit bien sain et entier ; mais les billets de caisse n’y étoient pas. Cette affaire est connue d’hier, 10/11/1790 1201 .’

Duplain ne cesse d’écrire afin de contrer l’attaque de Rivaud, il supplie ses lecteurs de le croire, il prête serment, leur demande de détruire « l’essaim de brigands » qui essaie d’usurper son journal 1202 . Dans certaines villes comme celle de Seclin, le journal de Rivaud s’arrache à la place de celui de Duplain, celui-ci essaie aussitôt de trouver un nouveau dépositaire afin de contrer l’attaque 1203 .Rivaud ne baisse pas les bras et propose de distribuer « gratis » le journal à ses souscripteurs, les mots échangés entre les deux hommes sont de plus en plus cinglants :

‘Ce menteur, plus imbécile encore qu’il n’est impudent, a toujours dans la bouche les mots de brigand et de scélérat, qu’il applique à tort et à travers. Quoiqu’il répugne à mes principes de me servire de ces épithètes, j’espère prouver victorieusement qu’elles n’ont jamais mieux convenu à qui que ce soit qu’au Sieur Duplain. Le proverbe a raison, on est jamais sali que par la boue. Signé Hongnat 1204 .’

Cette querelle semble cesser à la fin de l’année 1790, peut-être faute de combattants. Nous perdons la trace de Rivaud, a-t-il fait faillite ? Nous le sentons de bonne foi, mais il n’a pas la carrure et le verbe suffisants pour contrer un Duplain qui en a « roulé » bien d’autres. Ce différent est allé bien au-delà de ces périodes troublées, puisqu’Eugène Hatin a constaté que « les numéros des 14 et 23 novembre dans l’exemplaire de la grande bibliothèque [Bibliothèque nationale de France], sont également des numéros de la concurrence [Rivaud], mis là sans doute par l’ancien propriétaire en remplacement du numéro du véritable Courrier» 1205 . Alors que l’affaire se termine et que Duplain se croit à l’abri de nouvelles attaques, son ouvrier Hongnat, directeur de l’imprimerie revendique à son tour la paternité du journal :

‘Encore un Lisimon : ce n’est plus le Sieur Rivaud qui se dit propriétaire et auteur de mon journal intitulé « Courrier extraordinaire », c’est un sieur Hongnat, mon ouvrier, qui a dirigé mon imprimerie pendant huit à neuf mois, qui a signé comme Prote mon journal pendant quatre à cinq mois, et qui depuis quatre mois ne le signait plus, mais l’imprimoit toujours revêtu de la signature de M. Marcel, mon ami. Pour ne plus revenir sur cet objet dégoutant, je prie mes lecteurs de lire les pièces qui suivent. « J’ai reçu de M. Duplain, pour le montant de la banque de son Courrier Extraordinaire, la somme de … ». « Nous soussignés, pour rendre justice à la verité, certifions que M. Duplain est seul auteur rédacteur et propriétaire du Courrier extraordinaire ou le premier arrivé que nous imprimons en qualité d’ouvrier, que dans cette qualité il a signé le journal, mais qu’il n’y a jamais rien fait que comme ouvrier imprimeur ; qu’il a cessé de le signer depuis plus de quatre mois, sans cesser d’imprimer avec nous ce journal, signé par M. Marcel, ami de M. Duplain.
Signé le 9/11/1790 : Julien, Pyr, Richard, Armand, Beaudevin, Vernant, Germain 1206

Nous avons constaté que la présentation du sommaire était différente lorsque le journal est signé « Hongnat », il n’y a pas de titres dans le sommaire contrairement à toutes les autres parutions sous d’autres noms. Le dernier numéro du journal est daté du 31 juillet 1792. Le 10 août entraîne la disparition ou la transformation des journaux royalistes de Paris. Ceux de province, ou bien cessent volontairement de paraître, ou bien font preuve de la plus grande prudence.

Notes
1195.

Bertaud Jean-Paul, Les Amis du Roi : journaux et journalistes royalistes en France de 1789 à 1792, Paris, Librairie académique Perrin, 1984, p.46

1196.

Fribourg André, « Le club des Jacobins en 1790 d’après de nouveaux documents», Révolution française, vol. LVIII, 1910, p. 79

1197.

Courrier extraordinaire ou le premier arrivé, 3 novembre 1790

1198.

Courrier extraordinaire ou le premier arrivé, 10novembre 1790

1199.

Fribourg André, « Journalistes Révolutionnaires, l’agence Hougnat, Duplain, Rivaud, Marcel & Cie : documents inédits », Revue des revues, 1/3/1910, p. 89

1200.

Courrier extraordinaire ou le premier arrivé, 11 novembre 1790

1201.

Ibid

1202.

Ibid, 12 novembre 1790

1203.

Ibid, 30 novembre 1790

1204.

Ibid, 14 novembre 1790

1205.

Hatin Eugène, Bibliographie historique et critique de la presse périodique française, Paris, Firmin Didot Frères, fils et Cie, 1866, p. 139

1206.

Courrier extraordinaire ou le premier arrivé, 20 novembre 1790