Le contenu des journaux

Bien qu’il s’agisse avant tout d’un journal d’information, le « Courrier » a une teinte politique, parfois difficile à déceler. L’étude approfondie réalisée par Jean-Paul Berthaud l’amène à la conclusion que ce journal est fayettiste 1344 .

Une continuité dans le contenu des thèmes des différents journaux est maintenu. Outre les compte rendus de l’Assemblée, Joseph traite les sujets qui lui sont chers. Il en est un qui paraît anecdotique mais qui démontre à quel point Joseph a été affecté par la condamnation alors qu’il était libraire à Lyon. Joseph n’a pas oublié Pierre Le Noir qui l’a condamné à Lyon en 1772, il lui garde une haine farouche, qu’il va exprimer à travers son journal, le poursuivant inlassablement de sa plume. Le premier numéro du journal est l’occasion d’un premier exercice de style. Nous pourrions l’appeler Plaidoyer contre Pierre Le Noir. Le Noir originaire de Clermont-Lodève, dont le père qui se nommait Niger était marchand de vin de province devenu bourgeois de Paris. A sa mort, il laisse à son fils une fortune considérable, celui-ci change alors son nom en Le Noir, et ainsi « se débarassa d’un lignage importun, & devint un homme tout neuf » 1345 . Le Noir s’achète une charge au Châtelet puis au Parlement pour obtenir celle de Maître des Requêtes qui lui donne l’échelon suffisant pour l’élever à la place de Lieutenant de police de Paris. Il se distingua dans cette fonction en peuplant la Bastille d’infortunés, soit pour jouir de leurs femmes, soit pour se frayer la route à quelques atrocités semblables. Il profite de sa situation pour se livrer à différents trafics comme celui du jeu et des femmes 1346 . En prenant intérêt pour lui ou pour ses femmes dans toutes les entreprises de Paris, il tourne en dérision toutes ses initiatives, dont celle qui a pour objet l’une de ses fonctions, la fourniture de l’huile des réverbères qui éclairent la capitale. Le Noir en calculant le lever de la lune, trouva à faire économiser une certaine quantité d’huile dans les dépenses de la ville de Paris, en les faisant allumer plus tard. En échange, il exigea de la ville une pension en faveur d’une de ses femmes, cette pension qui ravit aux citoyens une clarté précieuse est connue sous le nom de Pension de la lune. « En étant le proxénète des gens en place et leur triant dans les demeures du vice, des impudiques et vénales beautés » 1347 . Cette attirance pour les femmes est ancienne, lors de son passage à Lyon, Pierre Le Noir rencontre le marquis de St H*** qui avait épousé une jolie femme qu’il trouva fort à son gré. « Il était connaisseur et de plus très-friand ».Il essaya de convaincre le mari de lui abandonner sa femme ainsi que les meubles de son appartement. Celui-ci consentit à laisser sa femme qui ne lui était pas fidèle, mais il ne voulut point se dessaisir de ses meubles. « Pierre Le Noir fit conduire l’époux dans un lieu où il n’eut point besoin de son mobilier : de cette manière la Marquise passa dans les bras du vainqueur avec bagues & joyaux » 1348 . Il lui prête les actes les plus vils :

‘M. Goupil a dit que le Comite de Paris avoit dénoncé à celui des recherches qu’un personnage important s’étoit retiré dans une maison religieuse ; qu’il importoit beaucoup à la sûreté de la Capitale qu’il fut apprehendé hors ou dans ses murs… Mais si ce personnage important étoit notre Pierre le Noir, qui, lassé du froc de la Sœur de la Marmite, de la Guimpe de la béguine de Flandres, & du petit collet, seroit venu « se caler » au milieu de nos sœurs de l’Annonciade ! car je ne connois pas de personnage important qui ait un goût plus décidé que le sien pour les nones, & l’odorat plus fait au parfum du faguenas 1349 . ’

Il n’y a pas une anecdote sans que Le Noir y soit mêlé :

‘Phénomène extraordinaire fait le sujet de toutes les conversations. Trois fontaines publiques jettent du vin blanc et de l’eau de vie, les uns disent que c’est un tour d’aristocrates pour empoisonner le Peuple, mais tous ceux qui en ont bu se portent bien. Quant à nous, nous pensons que c’est du vin qu’on vouloit faire entrer en contrebande par quelques conduits, comme autrefois le bon homme Niger, père de Pierre le Noir 1350 .’

La littérature n’y échappe pas :

‘On vend chez Desenne, au Palais Royal, la sixième livraison de la Bastille dévoilée. Cette livraison présente, entr’autres articles intéressans, une conversation de Pierre Le Noir avec M. Delmote, qui est curieuse et ne surprendra personne. Pierre Le Noir dit à M. Delmote, « Je vous permets des livres contre Dieu, mai point contre M. de Maurepas, contre la Religion, mais point contre le Gouvernement ; contre les Apôtres, mais point contre les Ministres, contre les Saints, mais point contre les femmes de la Cour, contre les mœurs, mais point contre la police ; et sur-tout ne laissez rien circuler que je n’en aie reçu deux exemplaires, et M. Martin un, afin que je fasse preuve d’activité auprès du Ministre ». Ecce homo ! 1351

Alors que Pierre Le Noir est en fuite et recherché, Joseph dévoile sa retraite :

‘Personne, jusqu’à ce jour, M. le Comte, n’a pu découvrir la retraite de Pierre Le Noir ; & ce brave homme, l’idole du peuple, a fait l’objet d’une enquête universelle. Il s’est retiré à Lausanne, où, déguisé en Abbé, il porte le nom de l’abbé Séraphin. Quel Séraphin, grand Dieu ! Il sortit de Paris le lendemain du jour où le Roi fit sa première entrée dans la capitale. Il partit dans la diligence de Valenciennes, sous l’habit des Sœurs de la marmite, & sous le nom de Sœur Agnès.
Comment Pierre Le Noir a la peau très-fine & très blanche, un duvet plutôt qu’une barbe, il n’est personne qui ne le prit pour une hospitalière… De Valenciennes, il se rendit à Bruxelles où il déposa la guimpe, la robe de cadis & le chapelet à tête de mort. Il prit le collet, & le nom de l’Abbé Séraphin. De Bruxelles, il s’est rendu à Lausanne, où il est dans le moment où je vous écris, on m’instuira de son départ, & vous le saurez, M. le Comte 1352 .’

Le Docteur Mounier s’est transporté à Genève avec « tout son bagage diplomatique, politico économique et héraldique ; il a ouvert dans cette ville un cours de droit naturel ». Son garçon de salle n’est autre que Pierre Le Noir, « comme Mesmer avoit pour garçon frotteur au bacquet, le Sieur Bergasse ». Le Noir voulu créer un établissement d’illumination,mais son projet ne fut pas accepté 1353 . Au final, Joseph n’exprime que du mépris vis-à-vis de Le Noir :

‘On veut, Monsieur, que je vous parle encore de Pierre Le Noir, je ne fais rien de plus dégoûtant pour moi… Pierre le Noir dans une carrière de soixante ans, ne peut citer un seul instant de sa vie dans laquelle il se soit démenti, & je doute qu’à son trépas, quel qu’il soit, ses yeux desséchés par le crime puissent encore pleurer ses forfaits 1354 . ’

Notes
1344.

Histoire générale de la presse française, Paris, PUF, 1969, vol. 1, Des origines à 1814, p. 491

1345.

Anecdote sur M. lenoir, qui donnera une idée de la manière dont les anecdotes sont traitées dans les Lettres à M. le Comte de B***, 1787, p. 1

1346.

Ibid

1347.

Lettres à M. le Comte de B***, 12 juillet 1789, p. 56

1348.

Lettres à M. le Comte de B***, 28 juillet 1789, p. 115

1349.

Lettres à M. le Comte de B***, 26 novembre 1789, p. 107

1350.

Courrier extraordinaire ou le premier arrivé, 27 juillet 1790

1351.

Lettres à M. le Comte de B***, 4 mars 1790

1352.

Lettres à M. le Comte de B***, 15 novembre 1789

1353.

Courrier extraordinaire ou le premier arrivé, 23 juillet 1790

1354.

Lettres à M. le Comte de B***, 28 juillet 1789, p. 107