Conclusion

Alors que la production culturelle du XVIIe siècle est essentiellement religieuse comme celle produite par les Bachelu et par Marcellin Duplain, les auteurs du XVIIIe siècle s’emparent des « chasses gardées » du gouvernement, soit l’organisation sociale et politique. Cette désaffection du religieux s’accroît aussi au profit de livres techniques portant sur les sciences et sur les arts qui remplacent la tradition orale des artisans et des compagnons. Face à cela, l’Eglise œuvre pour renforcer la censure, tandis que le pouvoir royal, sans la désavouer, devient complice de cet état de fait. Ces nouvelles publications attirent un nouveau lectorat qui s’etoffe tout au long du siècle, il se compose de commerçants, de militaires, de paysans aisés, de bourgeois… qui s’agrègent aux lecteurs traditionnels comme les hommes d’églises, les académiciens, les fonctionnaires royaux, les gens de justice, les professions médicales. La langue s’adapte à son nouveau public et passe du latin au français, en 1771 Pierre-Jacques Duplain désire désormais s’adresser « en français, aux français ». Quant aux livres de « divertissement », ils se vendent par colportage sous le nom de Petite bibliothèque bleue de Troye. Le parcours des Duplain se calque parfaitement sur l’histoire du livre et de la librairie du royaume de France. La production des Duplain prend en compte ces cultures savantes et populaires qui se côtoient, elle suit le cours des évènements, leur production s’adapte très bien et très vite au marché français et aux combats intellectuels du XVIIIe siècle. Les formes des imprimés qu’ils produisent sont dans la droite ligne de ce que l’on trouve sur le marché, des formats in-folio ou grand in-quarto pour les usuels, les éditions de luxe ou monumentale de manière générale, pour les ouvrages courants, l’in-octavo et l’in-12. Les deux premières générations de Duplain bénéficient d’une conjoncture économique favorable qui se traduit par une croissance jusqu’aux années 1775 ; leur commerce, s’il a souffert des périodes de guerre, ne semble pas être tributaire des périodes de crises frumentaires 1620 . Ils affichent leur prospérité dans les vitrines d’une boutique luxueuse et spacieuse rue Mercière.

Au fil du siècle, un fossé se creuse entre l’administration de la librairie parisienne et son activité réelle, et parallèlement, entre le gouvernement en place et le programme des Lumières. Les Duplain comme leurs confrères lyonnais publient des ouvrages de contrefaçons puis plus tard des livres interdits véhiculant le plus souvent le courant des Lumières. De nombreux ouvrages sont publiés sous fausses adresses chez les Duplain comme chez les autres libraires lyonnais. Nous avons identifié, à la suite de Dominique Varry, plusieurs pistes qui vont très certainement démontrer, par une recherche de bibliographie matérielle, que la fraude est manifeste. Cela va permettre de donner d’autres pistes de recherche, quelles sont les fausses adresses ? quels sont les éléments qui permettent de les identifier ?

Le livre emblématique des Lumières qu’est l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert est produit par Joseph, par cette publication il a participé à la diffusion des « Lumières », il a contribué à faire circuler la pensée à travers l’Europe. Il a misé la réussite commerciale de l’entreprise sur la production d’un petit format, faisant ainsi coup double, car plus le format de l’Encyclopédie diminue, plus elle va loin. « L’Encyclopédie marque la fin d’une culture basée sur l’érudition, telle qu’elle était conçue au siècle précédent au profit d’une culture dynamique tournée vers l’activité des hommes et leurs entreprises » 1621 , elle se diffuse aux portes de la Révolution. Nous pouvons affirmer que les Duplain n’adoptent pas les causes des Lumières mais publient leurs écrits comme source de revenus. Une exception cependant, pour Pierre-Jacques qui semble avoir parcouru l’Europe en s’inspirant des différents courants philosophiques, nous ne disposons pas de suffisamment d’éléments pour étayer cette thèse, la piste reste à creuser.

A la veille de la Révolution, une liberté de lecture se met en place tacitement, le livre n’est pas seulement dans la librairie mais aussi chez les particuliers. Les images représentent alors le lecteur en situation de lecture dans des lieux autres que ceux habituels : la lecture se fait en marchand, allongé dans l’herbe ou bien dans un lit… Le lecteur n’est plus dans un milieu protégé et silencieux soumis à un cadre et à des règles. La lecture d’information sous forme d’almanachs, de feuilles volantes et de journaux explose. Si les frères Duplain les utilise à Lyon comme outils de travail, leurs fils Joseph et Pierre-Jacques vont les concevoir et les produire. Ils vivent en direct à Paris l’euphorie de la liberté d’expression, la déclaration des droits de l’homme, l’un au service de la Révolution et le second comme l’inventeur et le rédacteur de ses propres journaux. Si dans un premier temps Joseph a crée un journal qui s’apparente davantage au journal d’opinion, les Lettres au Comte de B***, très vite son deuxième titre, le Courrier extraordinaire ou le premier arrivé, se transforme en un véritable organe de presse, en un journal d’information. Entreprise dans laquelle il va faire preuve d’innovation et d’inventivité.

L’originalité de la biographie de cette famille que l’on peut qualifier de visionnaire et de très moderne, réside dans un travail collaboratif avec des généalogistes et leurs outils de travail comme les bases de données en ligne. Au départ des recherches, nous n’avons trouvé que peu d’informations valides se rapportant aux Duplain. Il manquait le fil conducteur que nous avons établi dans cette thèse, entre les différents membres de la famille et entre les multiples activités exercées par ceux-ci. Notons que ce travail passionnant nous a apporté quelques surprises notamment pour ce qui est de la migration de la famille vers Paris et son rôle dans la Révolution. Si l’objectif général de cette recherche est atteint, il y a encore des zones d’ombre. Il manque en amont une recherche sur Marcellin pour vérifier les affirmations de Pierre Adamoli, à savoir la confirmation du milieu social de la famille et de leur origine géographique. De même que nous aurions aimé connaître les facteurs et les contacts qui ont permis à ce jeune garçon de vingt-deux ans de migrer du Forez vers le Lyonnais pour s’intéresser à la librairie. En aval, la branche de Pierre se prolonge par les Rosset, celle de Benoît par les Allier de Hauteroche et les Merlino. Il s’agirait ici d’identifier leurs descendants pour vérifier s’ils ont en leur possession d’éventuels manuscrits familiaux. Les Rosset ont été les derniers propriétaires des logements de la rue Mercière, se sont-ils préoccupés de conserver les pièces qui s’y trouvaient encore ? La branche de Benoît, bien étudiée par Fabien Cler (Sine Dolo) possède une descendance avec une branche très développée sur l’île de La Réunion, ces derniers ont été contactés mais ne semblent pas très soucieux d’en apprendre davantage sur leurs célèbres ancêtres qui leur paraissent bien « éloignés ». Nous ne désespérons cependant pas de poursuivre cette piste.

Cette recherche a permis de constituer des outils de travail pour le chercheur. La bibliographie détaillée de quatre-vingt pages représente un outil méthodologique de recherche permettant d’identifier les lieux de ressources et aussi de dresser une typologie des archives papier en identifiant les séries et sous-séries susceptibles de contenir de l’information sur un sujet tel que celui-ci. L’usager pouvant, en suivant ce plan de classement, réaliser un travail de recherche rapide et complet. Parallèlement aux ressources papier, les ressources électroniques devenant incontournables, nous avons recensé les sites des consortiums, des bases de données bibliographiques en ligne, des sites d’associations de généalogistes, des sites de vente de livres anciens et d’autres banques de données spécialisées. Ces ressources viennent le plus souvent en complément des recherches effectuées sur des documents papier. Les fiches biographiques, les fiches des catalogues de vente, les fiches descriptives des journaux et de leur localisation, l’index nominum et locorum constituent des annuaires précieux qui pourront être enrichis au cours des recherches futures.

Cette étude a ses limites. Nous avons pris le parti de citer toutes les sources sans exception. Nous déplorons de n’avoir pas pu exploiter tous les documents, chacun mériterait une étude de texte approfondie. Nous avons donc traité l’ensemble des points mais il reste à effectuer à la fois un approfondissement de certaines parties, mais aussi des analyses globales : une étude économique chiffrée : production coûts, coût des loyers et des maisons des champs ; une étude de la production des Duplain sous l’angle de la bibliographie matérielle, caractères, page de titres, chapitres.

Des pistes de travail peuvent être ouvertes à la suite de celui-ci. Tout d’abord nous pouvons participer à un enrichissement des bases de données existantes. Nous sommes en mesure de compléter les très sommaires « notices autorités personnes » de la BNF pour ce qui concerne Benoît, Pierre et Pierre-Jacques Duplain, Louis Rosset et Joseph-Sulpice Grabit. Nous pouvons alimenter la création de celle de Marcellin et Joseph Duplain de Sainte-Albine. Nous allons participer à l’enrichissement des fiches biographiques et des fiches des catalogues de vente de livres de la base de l’EPHE. Enfin, nous sommes en mesure de communiquer les fiches descriptives complètes de trois journaux royalistes dans la période révolutionnaire. Un autre travail porterait sur l’analyse de l’index nominum et locorum que nous avons constitué afin d’effectuer des recoupements. Ceux-ci nous permettraient d’analyser la migration des hommes de la province vers la capitale à la veille de la Révolution ; d’analyser le réseau de sociabilité autour des libraires avec les nombreux métiers qui gravitent (localisation géographique, affaires, mariages…) ; d’établir des cartes pour localiser la présence commerciale des Duplain en France et en Europe ; des cartes aussi à Lyon et à Paris pour délimiter les lieux de migration des familles. Enfin, nous émettons le vœu pieux de pouvoir un jour participer à l’édition, sous forme électronique, d’un « grand dictionnaire de biographies lyonnaises » au service des chercheurs. Chantier engagé par l’abbé Pernetti auquel les Duplain ont participé en publiant dès 1767, les Recherches pour servir à l’histoire de Lyon, ou les lyonnois dignes de mémoire, poursuivi dans le Nouveau dictionnaire historique ou abrégé de tous les hommes qui se sont fait un nom, de Chaudon, publié en six volumes par Louis Rosset en 1772 et en neuf volumes par Jean-Marie Bruyset en 1789. La dernière tentative significative étant celle de Breghot du Lut et Péricaud aîné en 1839 avec la Biographie lyonnaise, Catalogue des Lyonnais dignes de mémoire 1622 .

Nous avons écrit une histoire au siècle des Lumières, qui pourrait être celle de la librairie, celle de Lyon et celle de la Révolution mais aussi une saga familiale digne des meilleurs feuilletons télévisés de notre siècle. Cette famille lyonnaise, célèbre au XVIIIe siècle, par sa valeur professionnelle, son rayonnement, son inventivité, sa créativité n’est pas arrivée jusqu’à nous. Peut-être parce qu’elle a migré sur Paris mais plus probablement parce qu’elle n’a pas de descendants à Lyon qui auraient pu en cultiver le mythe.

Notes
1620.

Crises frumentaires : 1709, 1714, 1718, 1730, 1740, 1757, 1766, 1783, 1787 in Bayard Françoise, Vivre à Lyon sous l’Ancien Régime, Perrin, 1997, p. 199

1621.

Pinault Madeleine, L’Encyclopédie, Paris, PUF, 1983, p. 10

1622.

Voir l’article de Paul Feuga « Pour un grand dictionnaire de biographies lyonnaises », Bulletin municipal officiel, 3/7/2006, n° 5 645