Introduction générale

Avec l’empressement et la fébrilité administrative qui caractérisent les périodes pré-électorales, le Journal Officiel publie, cinq jours avant le premier tour de l’élection présidentielle de 2002, le décret par lequel les quatre corps techniques supérieurs du ministère de l’Équipement 1 fusionnent en un seul et même grand corps de l’État 2 . L’article 43 annonce ainsi la disparition des corps de hauts fonctionnaires des Ponts et Chaussées, de Météo France, de l’Institut géographique national et de l’Aviation civile 3 qui, tous, recrutaient la majorité de leurs membres au sein de l’École polytechnique. Le décret du 16 avril 2002 signe, par son article premier, la création d’un nouveau corps de l’État sous l’intitulé, en forme de synecdoque : « corps des Ponts et Chaussées ». La réforme est actée en silence. Dans la presse, nulle mention de la nouvelle 4 . Á ce silence médiatique en répond un autre, plus étrange : celui d’une partie des agents du ministère de l’Équipement. Au printemps 2002, aucun écho n’en est donné au sein de l’institution qui nous accueille 5  : l’École nationale des Travaux publics de l’État (ENTPE) 6 , qui forme les cadres du Ministère 7 situés aux échelons hiérarchiques immédiatement inférieurs aux IPC. La réforme n’est pourtant pas anodine, modifiant le périmètre, l’organisation et la gestion du corps des Ponts et Chaussées dont les statuts étaient demeurés quasiment inchangés depuis 1959 8 . Si elle présente des répercussions importantes pour le corps des Travaux publics de l’État (TPE) − dont Jean-Claude Thœnig montre combien la mobilité ascendante s’est calquée sur les évolutions du corps supérieur, dans une logique de mimétisme et d’émulation 9  − nul ne semble y prêter attention, y compris parmi les représentants syndicaux du corps des TPE 10 . La « logique de la reproduction 11  » semble a contrario de mise sur un autre sujet qui préoccupe alors les esprits : l’ENTPE s’engage dans une réforme des enseignements et inscrit sa démarche dans celle de l’École des Ponts, constituée en modèle réformateur 12 . Notre intérêt est parti d’un premier étonnement. L’École nationale des Ponts et Chaussées (ENPC), réputée pour son excellence dans le domaine du génie civil, s’apprêtait à placer « les sciences humaines et sociales au cœur de [ses] enseignements 13  », comme nous l’indiquera un ingénieur des TPE qui voyait là une piste à suivre pour son École. Au cœur de cette fébrilité réformatrice, un petit groupe de travail va retenir notre attention et constituer le fil de la pelote qui nous mènera au cœur de la fusion des corps techniques supérieurs du ministère de l’Équipement.

L’histoire du sujet de cette thèse est, en effet, aussi celle d’une rencontre. Au début de l’été 2002, se tient à l’ENTPE une réunion du « comité de pilotage 14  » de la réforme des enseignements. Outre le personnel de l’École, le comité rassemble des personnalités du corps des TPE et des responsables du Ministère. C’est l’un d’entre eux qui nous transmettra les bribes d’informations par lesquelles notre sujet, parti pour l’heure d’un premier étonnement, va progressivement se constituer en intrigue. C’est donc à la fin du mois de juin 2002 que nous croisons dans un couloir un responsable d’une administration centrale du ministère de l’Équipement 15 avec lequel nous avons été mise en relation à la faveur de notre immersion au cœur de l’École : « Il se trame quelque chose au sein du Ministère », nous confie-t-il. « C’est une autre réforme dans la réforme de l’ENPC, juste pour le corps. On vient de mettre en place en catimini un groupe de réflexion dont personne ne connaît l’existence. Il n’y a aucune trace écrite de son existence : pas de lettre de commande et pas de mission précise sinon qu’on est en train de repenser complètement la formation du corps des Ponts 16  ». Cette autre réforme, nous l’apprendrons plus tard, vise à créer une structure de formation spécifique pour les élèves du corps, alors que ceux-ci suivaient jusque-là tous leurs enseignements aux côtés des ingénieurs des Ponts dits « civils », destinés au secteur privé 17 . Six mois plus tard, la même personne nous annonce : « la formation qu’on est en train de monter dans ce groupe est à l’origine d’un gros, gros conflit dans le Ministère. C’est à propos du management qu’on met au centre des enseignements, ça provoque des remous, je crois bien que ca va tout faire capoter 18  ! ».

La métaphore de la pelote de laine nous semble ici la plus appropriée pour décrire notre cheminement de façon imagée. La construction de notre objet n’a pas suivi une démarche linéaire, anticipée et élaborée à l’abri des contingences. Elle a relevé davantage d’une démarche inductive, avec sa part inévitable d’intuition et de hasard inhérente aux conditions de l’enquête de terrain, la fameuse « serendipity » chère à Robert Merton 19 . C’est donc le fil de la réforme de la formation initiale du corps des Ponts et Chaussées que nous avons d’abord saisi et remonté, jusqu’à la fusion des corps techniques supérieurs du ministère de l’Équipement. La nouvelle formation à l’École des Ponts et Chaussées est en effet la conséquence directe de la fusion des corps qui exigeait une formation initiale commune, propre à souder ses membres dans un même ensemble. C’est donc cet agrégat de réformes que nous avons choisi d’étudier en un seul et même mouvement, et sous l’appellation générique de la « réforme des cadres de l’action publique » (cf. infra). Celle-ci s’étend donc des premières traces de la fusion, que nous avons pu repérer à partir de 1995, jusqu’au processus de création d’une nouvelle formation du corps, suivi en temps réel, pour aboutir à sa concrétisation à la rentrée 2004. Á partir de données éparses, d’un « système d’acteurs élastique 20  » et de décisions prises à divers moments par des acteurs mouvants, « [nous nous sommes ainsi donné] une unité d’analyse 21  » en construisant notre objet d’étude de manière inductive 22 .

Notes
1.

C’est l’appellation que nous retiendrons pour désigner ce ministère créé en 1966 et qui a depuis changé de nombreuses fois de nom.

2.

Décret n°2002-523 du 16 avril 2002 portant statut particulier du corps des ingénieurs des Ponts et Chaussées, Journal officiel, n°90, p.6771. Le décret est consultable en annexe.

3.

Pour situer la place de Météo-France, de l’Institut géographique national (IGN) et de la direction générale de l’Aviation civile (DGAC) dans l’orbite du ministère de l’Équipement, cf. le schéma simplifié figurant au début des annexes (schéma n°1).

4.

Si la période électorale est peu propice à la diffusion de ce type d’information, le dépouillement des archives du journal Le Monde depuis 1995 (date à partir de laquelle on peut situer le début du processus de fusion), ne révèle pas la moindre allusion à cette réforme.

5.

Grâce aux accords qui lient l’Institut d’Études Politiques de Lyon et l’École nationale des Travaux publics de l’État (ENTPE), nous avons eu l’opportunité d’effectuer notre thèse au sein du RIVES (Recherches Interdisciplinaires Ville Espace Société), laboratoire CNRS situé au cœur de cette École.

6.

L’ENTPE est alors un service sous la tutelle du ministère de l’Équipement. Á la faveur d’une réforme de son statut intervenue en janvier 2007, elle devient un établissement public sous la tutelle de ce même Ministère.

7.

Précisons que nous avons choisi, pour simplifier la lecture, d’ajouter une majuscule à « ministère » lorsqu’il s’agissait du ministère de l’Équipement, afin de le distinguer des autres ministères que nous aurons l’occasion d’évoquer. Concernant les autres règles typographiques adoptées, nous nous sommes généralement conformée à celles indiquées dans la référence suivante : Imprimerie nationale, Lexique des règles typographiques en usage à l’imprimerie nationale, Paris, Imprimerie nationale, 2002.

8.

Cf. les anciens statuts du corps des Ponts et Chaussées dit « traditionnel », en annexe.

9.

THŒNIG Jean-Claude, « L’irrésistible attrait du Grand Corps », L'ère des technocrates. Le cas des Ponts et Chaussées, Paris, L'Harmattan, coll."Logiques sociales", 1987 (1ère éd. : 1976), pp.257-277.

10.

Les entretiens ou les échanges plus informels que nous avons pu avoir avec des ITPE syndiqués, dont l’un deux est notamment un correspondant du SNITPE sur son lieu de travail, témoignent d’une connaissance très lacunaire du dossier de la fusion (la plupart n’ayant pas eu vent de l’information), en tout cas au bas de l’échelle syndicale.

11.

THŒNIG Jean-Claude, L'ère des technocrates, op. cit., 1987, p.267-270.

12.

L’ENPC est constamment citée par les entrepreneurs de la réforme au niveau de la direction de l’ENTPE. Le directeur adjoint de l’établissement et le chargé de mission de la réforme des enseignements se rendront d’ailleurs à deux occasions auprès de l’équipe de direction de l’ENPC, afin de se renseigner sur la démarche réformatrice suivie et prendre conseil afin de mener à bien leur propre projet. ENTPE, « retour d’expérience suer la réforme des enseignements de l’ENPC », réunion avec le directeur adjoint et le directeur des enseignements de l’ENPC, notes dactylographiées, le 20 novembre 2001 ; ENTPE, « retour d’expérience suer la réforme des enseignements de l’ENPC », réunion avec le directeur adjoint, le directeur des enseignements (rejoints par le directeur) de l’ENPC, notes dactylographiées, le 20 mai 2003. Source : Direction de l’ENTPE, archives personnelles.

13.

Conversation avec un chercheur du RIVES, Vaulx-en-Velin, le 7 mars 2002.

14.

ENTPE, réunion du comité de pilotage de la réforme des enseignements, compte rendu, le 27 juin 2002. Source : Direction de l’ENTPE, archives personnelles.

15.

Á la demande de la personne concernée, nous nous limiterons à ces informations élémentaires la concernant.

16.

Conversation avec un responsable d’une administration centrale du Ministère, Vaulx-en-Velin, le 27 juin 2002. Si le ton suspicieux sur lequel nous a été transmise cette information a contribué à éveiller notre curiosité, nous constaterons, au cours de notre enquête de terrain, qu’il s’agit en réalité d’une pratique relativement courante. Dans le processus de réforme administrative, les dispositifs, et notamment la mise en place de groupes de travail, précèdent souvent la décision des instances politiques qui, censée les créer, se limite de fait à les avaliser et à en officialiser l’existence.

17.

Cf. le schéma n°2 situé au début des annexes.

18.

Entretien auprès d’un responsable d’une administration centrale du Ministère, le 31 janvier 2003.

19.

MERTON Robert, Eléments de théorie et de méthode sociologique, Paris, Armand Colin, 1997 (1ère éd. : 1949), pp. 43-48.

20.

MÉNY Yves et THŒNIG Jean-Claude (dir.), Politiques publiques, Paris, Presses universitaires de France, coll."Thémis science politique", 1989, p.151.

21.

Á propos de cette construction inductive de l’objet par le chercheur, cf. : THŒNIG Jean-Claude, « L'analyse des politiques publiques », dans GRAWITZ Madeleine et LECA Jean (dir.), Traité de science politique, vol. 4, Paris, Presses universitaires de France, 1985, p.30.

22.

Cf. à ce sujet : BECKER Howard S., Les ficelles du métier : guide de recherche en sciences sociales, Paris, La Découverte, coll."Repères", 2002 (1ère éd. : 1998).