Deux principales caractéristiques définissent cette réforme envisagée comme un seul processus. En premier lieu, sa spécificité réside dans sa nature même, dans la mesure où elle prend pour cible un grand corps, soit un élément constitutif de l’État. Il s’agit d’une réforme de type endogène, que des membres du corps entreprennent sur eux-mêmes et qui se rapproche par conséquent de ce que le politiste américain Ted J. Lowi qualifie de « politique constituante ou constitutive 23 », ou encore de ce que Philippe Bezes appelle une « réforme réflexive 24 ». Elle vise en effet à modifier les cadres par lesquels − et le cadre au sein duquel − est produite l’action publique elle-même 25 . Par « cadres de l’action publique », nous entendons simultanément deux choses 26 . La notion de cadre renvoie, dans une première acception, au personnel d’encadrement. Les cadres de l’action publique désignent ici les hauts fonctionnaires des corps techniques supérieurs du ministère de l’Équipement, dont la fonction historique consiste à produire et à mettre en œuvre des politiques publiques dans ce domaine sectoriel. La réforme les prend pour objet en tant que membres d’un grand corps de l’État dont elle va modifier les statuts (et, partant, ses conditions d’éligibilité, les carrières de ses membres, leur rémunération, etc.). La notion de cadre s’entend également dans le sens goffmanien 27 de principes qui catégorisent, mettent en sens et créent des schémas interprétatifs, contribuant potentiellement à orienter les perceptions, à construire des représentations de la réalité − et, éventuellement, à influencer les pratiques et les conduites. Cette deuxième acception de la notion de « cadre » est notamment utilisée dans la sociologie des mobilisations par des auteurs qui s’intéressent au « framing » des mobilisations et aux « principes organisateurs de l’expérience qui permettent aux individus de s’identifier, de donner sens et de s’ajuster aux différentes situations qu’ils rencontrent dans le cours de leur existence quotidienne 28 ». L’étude de la réforme porte en effet sur la fabrique d’une formation initiale destinée à ces hauts fonctionnaires. Analyser la formation scolaire sous la forme d’un processus nous invite, d’abord, à nous pencher sur la manière dont elle a été pensée, en amont, et la nature des attendus dont elle procède. Cela nous permet, ensuite, de l’envisager comme dispositif réformé, sous l’angle de sa transmission, et d’être ainsi attentive au rôle ou aux types de rôles qu’elle véhicule à destination des élèves du corps.
En deuxième lieu, cette réforme se caractérise par la place centrale qu’elle semble accorder à des principes relevant de la doctrine managériale 29 . Très tôt, la démarche de la fusion est en effet présentée comme un processus exemplaire de modernisation de l’État et déclinée selon les arguments censés en définir les principes. Ses initiateurs disent voir là une occasion de réduire les dépenses publiques par les économies d’échelle ainsi permises et de baisser les effectifs de cadres supérieurs au sein du ministère de l’Équipement. Selon eux, la démarche de la fusion repose sur la quête de l’efficacité qui devrait découler d’une telle réorganisation des corps. De même, la réforme de la formation initiale du corps fusionné s’appuie sur deux éléments essentiels, intimement liés. D’une part, elle s’adresse à un corps dont l’identité s’incarnerait dans la figure de l’« ingénieur manager », placée au centre des débats concernant le profil de l’ingénieur des Ponts et Chaussées qui ont précédé la création du dispositif de formation initiale. D’autre part, elle prévoit de créer un mastère d’action publique (MAP) présenté comme « [un laboratoire] d’innovation dans le domaine du management public 30 », orienté vers la « modernisation de l’action publique 31 » à laquelle il conviendrait désormais de former ces hauts fonctionnaires, censés devenir « les réformateurs de l’État de demain 32 ». Nous plaçons ainsi au cœur de notre étude une réforme de type réflexif, prenant pour cible un grand corps de l’État, que les hauts fonctionnaires définissent comme relevant d’une modernisation de l’action publique via des principes managériaux.
LOWI Ted J., “The State in Politics: The Relation between Policy and Administration”, dans NOLL Roger G. (dir.), Regulatory Policy and the Social Sciences, California, University of California Press, 1985, pp.65-105. Philippe Bezes, qui recourt à cette notion pour qualifier les réformes de l’État, se réfère également à Anthony Giddens pour les définir comme des politiques sur les « règles constitutives » du système administratif. GIDDENS Anthony, La constitution de la société, Paris, Presses universitaires de France, 1987, p.69. Cf. BEZES Philippe, Gouverner l'administration : une sociologie des politiques de la réforme administrative en France (1962-1997), Thèse de science politique, Paris, IEP de Paris, 2002, p.10.
Ibid., p.15.
Johan Olsen, initiateur avec James March du néo-institutionnalisme, établit une distinction entre les réformes administratives destinées à résoudre des problèmes pratiques dans un cadre institutionnel et normatif stable, et celles qui visent à modifier la constitution de ce cadre et relèvent d’une réflexion sur les missions, les valeurs et les ressources de l’institution concernée. OLSEN Johan P., “Maybe it is Time to Rediscover Bureaucracy”, Journal of Public Administration Research and Theory, vol.16, n°1, 2005, notamment pp.12-13.
Qu’il nous soit ici permis de remercier nos collègues du cluster de recherche n°14 de l’ENS-LSH sur « Les enjeux et représentations de la science, de la technologie et de leurs usages » (projet n°6, opération de recherche n°3) au sein duquel a été forgée cette notion.
GOFFMAN Erving, Les cadres de l'expérience, Paris, Éditions de Minuit, coll."Le sens commun", 1991 (1ère éd.:1974).
MATHIEU Lilian, « Rapport au politique, dimensions cognitives et perspectives pragmatiques dans l'analyse des mouvements sociaux », Revue française de science politique, vol.52, n°1, février 2002, p.85.
Christopher Hood ou Christopher Pollitt parlent en effet de « doctrine » dans la mesure où le New Public Management repose sur des principes cohérents dont la logique offre un cadre structurant pour l’action. HOOD Christopher, “A public management for all seasons?”, Public Administration, vol.69, printemps 1991, pp.3-19; POLLITT Christopher, Managerialism and the Public Services: Cuts or Cultural Change in the 1990s ?, Oxford, Blackwell, 1993.
SANTEL Gilbert (prés.), Rapport du groupe de réflexion sur le mastère d’action publique (MAP), mars 2003, annexes.
Entretien auprès du président du groupe de réflexion sur le MAP, Paris, le 2 février 2004.
Entretien auprès du futur directeur du MAP, Paris, le 24 octobre 2003.