Dans la littérature anglo-saxonne, les agents de l’État sont étudiés selon la position qu’ils occupent dans la hiérarchie administrative. Les travaux distinguent ainsi les « top civil servants » 47 , des « middle-ranking officials » 48 ou des « street-level bureaucrats 49 ». Les hauts fonctionnaires apparaissent alors comme une catégorie en soi que la littérature tend de ce fait à homogénéiser, faute de distinctions analytiques plus fines. En France, l’existence d’une catégorisation de la haute fonction publique par grands corps offre à cet égard une différenciation plus subtile, permettant de les distinguer selon « [leur] organisation, [leurs] intérêts et [leur] esprit collectif 50 ». Il n’existe pas de définition juridique précise de la notion de grand corps de l’État 51 . Il s’agit d’une notion à la fois sociologique et coutumière qui désigne un groupe d’agents généralement socialisés au sein des grandes Écoles et qui occupent une place hiérarchiquement élevée dans ou hors de l’administration. L’on distingue traditionnellement deux types de grands corps : les grands corps dits « techniques », formés d’ingénieurs passés par l’École polytechnique, et les grands corps dits « administratifs », issus de l’École nationale d’administration (ÉNA). L’absence de délimitation claire de ce groupe s’accompagne inévitablement d’enjeux de définition et de positionnement 52 . Aussi les hauts fonctionnaires issus de l’ÉNA, souvent les seuls à être reconnus comme tels à l’étranger, tendent-ils à écarter les hauts fonctionnaires techniques de l’ensemble « grands corps » 53 . Plusieurs travaux portent ainsi sur la segmentation à l’œuvre au sein de la fonction publique 54 et les rivalités qui opposent les grands corps entre eux 55 , arguant l’absence d’identification des hauts fonctionnaires à une entité « grands corps » 56 .
Si la pluralité des élites étatiques et leurs divisions semblent établies, les corps qui les composent apparaissent souvent comme des entités homogènes, porteuses de stratégies propres. L’utilisation de la notion de corps masque la pluralité d’agents ou de groupes d’agents qui sont à l’œuvre derrière ce terme englobant. Cette tendance à l’homogénéisation, présente dans les recherches monographiques qui portent sur un corps en particulier, est renforcée par le caractère souvent hagiographique de ces ouvrages, dont les auteurs font parfois eux-mêmes partie du corps qu’ils entendent décrire 57 . Il faut souligner néanmoins l’existence de plusieurs travaux qui mettent en évidence l’hétérogénéité qui règne au sein d’un corps, objectivable à partir des différences discernables dans les profils de leurs membres 58 . Les analyses sociographiques mettent ainsi au jour les lignes de fracture et les divisions qui séparent les individus au sein d’un même corps. Concernant le corps des Ponts et Chaussées en particulier, Jean-Claude Thœnig décrit les rivalités internes entre les ingénieurs issus de Polytechnique et les ingénieurs des Travaux publics de l’État (ITPE) qui les ont rejoints par la voie du concours interne 59 . S’il désigne les institutions à l’œuvre au sein du corps 60 , l’auteur ne s’y attarde pas davantage. Or qui est et qu’y a-t-il derrière « le corps des Ponts et Chaussées » ? Quelles institutions représentatives ou groupes d’acteurs recouvre-t-il ? Nous disposons en réalité de peu d’informations sur les représentants, les structures, les rouages et le fonctionnement des entités gestionnaires du corps des Ponts et Chaussées.
C’est la catégorie qui a fait l’objet des publications les plus nombreuses dans le champ de la « public administration ». Une des questions récurrentes traitées dans ces travaux tient au pouvoir de ces hauts fonctionnaires dans la fabrique des politiques publiques, thème lié à celui de leur « politisation ». Cf., en particulier : ABERBACH Joel D. et ROCKMAN Bert A., "Image IV Revisited: Executive and Political Roles", Governance, n°1, 1988, pp.1-25 ; ABERBACH Joel D. et ROCKMAN Bert A., "Civil Servants and Policymakers: Neutral or Responsive Competence?", Governance, vol.7, 1994, pp.461-469 ; CAMPBELL Colin, "The Political Role of Senior Government Officials in Advanced Democracies", British Journal of Political Science, n°18, 1988, pp.243-272 ; HOOD Christopher et LODGE Martin, The Politics of Public Service Bargains, Oxford, Oxford University Press, 2006.
PAGE Edward C., "The civil servant as legislator: law making in British administration", Public Administration, vol.81, n°4, 2003, pp.651-679 ; PAGE Edward C. et JENKINS Bill, Policy Bureaucracy: Government with a Cast of Thousands, Oxford, Oxford University Press, 2005 ; KAUFMAN Herbert, The Forest Ranger: a Study in Administrative Behavior, Washington, Resources for the Future, 2006 (1ère éd.: 1960).
En référence à l’ouvrage classique : LIPSKY Michael, Street-Level Bureaucracy: the Dilemmas of Individuals in Public Services, New-York, Russell Sage Foundation, 1980. Á ce sujet, cf. également : HOOD Christopher, The Limits of Administration, Londres, Wiley, 1976 (notamment chapitres 9 et 11) ; MECHANIC David, "Sources of Power of Lower Participants in Organizations", Administrative Science Quarterly, vol.7, n°3, 1962, pp.349-364 ; PRESSMAN Jeffrey L. et WILDAVSKY Aaron, Implementation: How Great Expectations in Washington are Dashed in Oakland, Berkeley, University of California Press, coll. "The Oakland Project Series", 1984 (3ème éd.).
KESSLER Marie-Christine, Les grands corps de l’État, op. cit., 1986, p.10.
SADRAN Pierre, Le système administratif français, Paris, Montchrestien, 1997, p.129.
Sur les enjeux de catégorisation et le « travail social de définition et de délimitation » des groupes, cf. BOLTANSKI Luc, Les cadres. La formation d'un groupe social, Paris, Éditions de Minuit, coll."Le sens commun", 1982 (p.52 pour la citation, en italique dans le texte).
KESSLER Marie-Christine, Les grands corps de l’État, op. cit., 1986, p.14. Sur les caractéristiques sociologiques propres à différencier les corps des grands corps, cf. : THŒNIG Jean-Claude, L'ère des technocrates, op. cit., p.14 et sq.
SAGLIO Jean, "Fonctions publiques et méconnaissances sociologiques", Le Journal de l'École de Paris, n°17, mai-juin 1999, pp.25-32.
Dans des registres différents, cf. : BOURDIEU Pierre, La Noblesse d'État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Éditions de Minuit, coll."Le sens commun", 1989 ; SULEIMAN Ezra N., Les élites en France. Grands corps et grandes écoles, Paris, Seuil, coll."Sociologie politique", 1979 (1ère éd.: 1978) ; BEZES Philippe, « Concurrences ministérielles et différenciation : la fabrique de la "réforme de l'État" en France dans les années 1990 », dans DREYFUS Françoise et EYMERI Jean-Michel (dir.), Science politique de l'administration…, op. cit., 2006, pp.236-252.
KESSLER Marie-Christine, Les grands corps de l’État, op. cit., 1986, p.14.
Pour ne citer que ceux relatifs au corps des Ponts et Chaussées, voir notamment : BRUNOT André et COQUAND Roger, Le Corps des Ponts et Chaussées, Paris, CNRS, 1982 ; et, dans une moindre mesure : PICON Antoine, L'invention de l'ingénieur moderne : l'École des Ponts et Chaussées (1747-1851), Paris, Presses de l'ENPC, 1992.
BODIGUEL Jean-Luc, Les anciens élèves de l'ÉNA, Paris, Presses de la FNSP, coll."Sociologie", 1978 ; EYMERI Jean-Michel et PAVILLARD Julien, Les administrateurs civils, Paris, La documentation française, 1997 ; EYMERI Jean-Michel, Les gardiens de l'État…, op. cit., 1999.
THŒNIG Jean-Claude, L'ère des technocrates, op. cit., 1987, et notamment p.257et sq.
L’auteur présente ces instances à la page 246 de son ouvrage : « En pratique, la gestion du corps est assurée par le réseau que forment les dirigeants du Conseil général des Ponts et Chaussées, ceux de l’association professionnelle et les ingénieurs des Ponts placés à la tête des services centraux du ministère […] la direction du personnel du ministère gère administrativement le corps. Le Conseil général des Ponts et Chaussées parle d’expérience. Le PCM [l’association Ponts et Chaussées-Mines] remplit les fonctions qui ne peuvent être assurées par le biais officiel des deux premières institutions. ». Ibid., p.246.