Si nous recourons à la notion de « grand corps » dans la mesure où elle est également revendiquée par les acteurs que nous étudions, nous souhaitons la constituer en objet d’analyse. Ainsi veillerons-nous à ne pas considérer comme données les hiérarchies implicites qu’elle véhicule, les frontières qu’elle institue et l’homogénéité du groupe qu’elle postule. Nous souhaitons pour ce faire procéder de deux manières. D’une part, nous nous intéresserons à la situation concrète (et relative) des membres du corps des Ponts et Chaussées (leurs conditions matérielles, leurs positionnements professionnels, etc.). Et, d’autre part, en analysant ce grand corps saisi sur le vif d’une action collective de réforme qui entend justement en repréciser le cadre et l’identité. Appréhender un corps de l’État en actes en mobilisant une approche de type microsociologique, permet de dépasser l’image de cohésion qu’il tend à imposer à un regard extérieur détaché des pratiques. Avant de défendre cette position avec plus de précisions, nous souhaitons présenter brièvement les travaux qui nous paraissent relever d’une démarche similaire et montrer en quoi notre objet se prête particulièrement bien à une telle analyse.
La perspective de recherche que nous empruntons vise à analyser et à penser ensemble un processus de réforme et un corps de hauts fonctionnaires. Parmi les recherches qui allient finesse d’analyse sociologique et étude des agents de l’État en actes, dans la fabrique de l’action publique 61 , on trouve la thèse de Philippe Bezes 62 qui s’attèle à une sociologie historique de la réforme administrative entre 1962 et 1997. Pour le dire rapidement, l’auteur s’intéresse à la manière dont l’administration a été constituée en problème de gouvernement et il analyse la réforme de l’État − au travers des agents qui la portent −dans ses objectifs, ses pratiques, ses enjeux de contrôle et de légitimation. De même, dans sa thèse publiée sous le titre Profession : décideurs. Pouvoir des hauts fonctionnaires et réforme de l'État 63 , Catherine Grémion s’attache à analyser le rôle des corps et les jeux politico-institutionnels autour desquels s’élaborent les réformes administratives départementales et régionales du 14 mars 1964. Elle s’intéresse à la haute administration dans son rôle de productrice d’une action publique et se penche concrètement sur un processus de décision auquel participent des acteurs politico-administratifs aux appartenances institutionnelles multiples. Dans L’ère des technocrates, enfin, Jean-Claude Thœnig montre, entre autres, comment, au milieu des années soixante, quelques ingénieurs des Ponts et Chaussées vont tenter de renforcer l’assise de leur corps en le positionnant sur le domaine de l’aménagement urbain jusque là délaissé. Cela aboutit à la naissance, en 1966, du ministère de l’Équipement, fruit de la fusion des anciens ministères de Travaux publics et de la Construction, qui s’accompagne d’un phénomène de centralisation administrative. Si les institutions qui le portent et les groupes qui s’en font le porte-parole n’apparaissent pas toujours de manière explicite, les caractéristiques sociologiques d’un grand corps sont ici étroitement analysées avec l’action, qualifiée de « technocratique » 64 , menée par ses membres. C’est résolument dans la lignée de ces travaux que nous désirons nous inscrire, puisque nous proposons d’appréhender un corps de l’État en actes à travers l’analyse d’une réforme le concernant et de laquelle il est partie prenante. En étudiant les institutions publiques et administratives par le truchement des groupes d’individus et des pratiques qui leur donnent vie, nous entendons nous positionner à la croisée d’une science politique de l’administration et d’une analyse sociologique de l’action publique.
Si l’étude des réformes administratives présente généralement l’avantage de donner à voir « l’appareil de l’État en action 65 », notre terrain d’enquête paraît en ce sens triplement digne d’intérêt. Il nous permet, d’une part, d’analyser des hauts fonctionnaires dans la prise de décision collective autour d’un projet que les membres d’un corps réalisent ensemble, et de les saisir en partie « sur le vif » en raison de la dimension très contemporaine de notre objet. Il nous donne, d’autre part, l’occasion d’étudier le corps en actes sur une « politique constitutive » et nous permet d’envisager les modalités selon lesquelles l’administration entreprend de s’auto-réformer. La nature particulière de cette « politique constitutive » nous invite à nous immerger un peu plus au cœur de la démarche réflexive entreprise par le corps des Ponts et Chaussées. Il s’agit en effet d’appréhender une dimension fondamentale et constitutive des « constituants » de l’organisation administrative, à travers l’étude d’un corps se retournant sur lui-même pour penser et construire son avenir, sa spécificité et son identité, bref sa légitimité, via la création d’une nouvelle entité (la création d’un « nouveau » corps) et la mise en place d’une formation censée produire et transmettre « l’esprit de/du corps ». Cette perspective nous oriente dès lors vers la littérature relative à la formation en général et aux grandes Écoles en particulier.
La place très secondaire accordée aux analyses en termes de corps dans les travaux portant sur l’action publique est également soulignée par Luc Rouban. Cf. : ROUBAN Luc, Le pouvoir anonyme, op. cit., 1994, p.142.
BEZES Philippe, Gouverner l'administration…, op. cit., 2002.
GRÉMION Catherine, Profession : décideurs, op. cit., 1979.
THŒNIG Jean-Claude, L'ère des technocrates, op. cit., 1987, notamment pp.35-37 et pp.41-42.
GRÉMION Catherine, Profession : décideurs…, op. cit., 1979, p.1.