C. La formation scolaire des cadres de l’action publique

1) Un thème souvent évoqué mais peu exploré de la « public administration »

La question de la formation des fonctionnaires est un thème important de la science politique de l’administration. Les savoirs spécialisés détenus par les agents de l’État sont l’une des caractéristiques de la « bureaucratie » déjà décrite par Max Weber dans Économie et société 66 . Certes, écrit-il, l’existence d’un système organisé de contrôle des connaissances par l’examen (Fachprüfungswesen) a existé dans des époques pré-bureaucratiques et, à l’inverse, des bureaucraties se sont développées, en France, en Angleterre ou aux États-Unis, sans l’aide d’un tel procédé 67 . Mais seul le développement d’une bureaucratisation achevée rend son avènement impérieux 68 . Le système des concours, caractéristique des grandes Écoles françaises, s’inscrit dans le développement de l’administration 69 . Le thème de la formation constitue ainsi une entrée dans nombre de manuels de science politique anglo-saxons consacrés à l’administration et les ouvrages qui relèvent de ce domaine manquent rarement de lui consacrer un sous-titre. La formation des cadres de l’action publique se trouve en effet à la croisée de plusieurs questionnements fondamentaux de la science politique dont on peut donner trois exemples parmi d’autres.

Elle est tout d’abord liée à la question de la représentativité de la fonction publique 70 . Max Weber, déjà, soulignait le paradoxe entre la mise en place de procédures rationnelles et objectives qui permettent de démocratiser la sélection des fonctionnaires (dès lors indépendante de considérations en termes de classes sociales), et le risque de créer une élite dont les privilèges bénéficieraient de ce fait d’une certification officielle 71 . La formation renvoie, également, à la question du pouvoir des fonctionnaires, notamment par rapport au personnel politique. La détention d’une expertise et d’un savoir spécialisé constitue en effet une valeur ajoutée des fonctionnaires dans la fabrique des politiques publiques, comme l’avait déjà souligné Max Weber 72 . Le type de formation reçue par les hauts fonctionnaires est également présenté comme un facteur de rapprochement avec le personnel politique 73 . La question du pouvoir des hauts fonctionnaires nous amène au troisième thème, relatif au contrôle de l’administration 74 . Parmi les différentes modalités de ce contrôle, plusieurs auteurs évoquent la responsabilité individuelle et morale des fonctionnaires comme la plus efficace et la moins coûteuse 75 . Ils se contentent néanmoins d’évoquer dans cette perspective le rôle des codes d’éthique et des normes professionnelles ou celui des syndicats et des associations corporatistes, susceptibles d’offrir aux agents un cadre normatif et de leur transmettre les valeurs du service public 76 . Or, dans la mesure où elle est conçue par les acteurs comme un vecteur de valeurs et d’esprit de corps censé agir, en amont, sur les principes et les normes d’action des fonctionnaires, la formation nous semble également constituer l’un des instruments potentiels de la mise en conformité des fonctionnaires avec l’éthique du service public. Á la croisée de différentes interrogations fondamentales de la science politique de l’administration, la formation des fonctionnaires est ainsi la plupart du temps traitée en creux et en surface.

Les travaux anglo-saxons qui se sont intéressés de plus près à la question de la formation des fonctionnaires reposent généralement sur une littérature de seconde main qui permet à leurs auteurs de dresser des comparaisons entre différents pays. Celles-ci s’appuient néanmoins sur des catégorisations qui nous semblent manquer de finesse, les conduisant à donner une vision peu nuancée, et parfois éloignée de la réalité, des types de formation existant. Les analyses comparées de la formation scolaire des fonctionnaires 77 reposent en effet sur la traditionnelle distinction entre la formation de généraliste et celle de spécialiste 78 . Celle-ci permet de différencier les fonctionnaires dotés d’une formation en histoire, en littérature et/ou en langues 79 de ceux qui ont suivi un cursus dit plus technique et scientifique, dans le domaine des sciences naturelles par exemple. Plusieurs remarques s’imposent à ce stade concernant la présentation du cas des hauts fonctionnaires français dans ces travaux anglo-saxons. Tout d’abord, la formation de ces agents est souvent réduite à celle transmise par l’ÉNA, sans considération pour les hauts fonctionnaires dits techniques 80 . Ensuite, l’ÉNA est perçue, à tort, comme un moteur de la différenciation entre les hauts fonctionnaires et les responsables politiques 81 , alors que nombre de publications montrent combien elle est au contraire un lieu de rapprochement de ces élites 82 . Enfin, l’ÉNA est présentée comme une École formant des spécialistes. C’est à l’aune de ce point de vue éronné sur la formation de l’ÉNA et sur sa position monopolistique dans la production des hauts fonctionnaires que la France est souvent considérée comme l’archétype d’un modèle de formation spécialisée de hauts fonctionnaires 83 . Les travaux qui se sont intéressés de plus près à la question s’accordent sur le fait que l’ÉNA propose une formation de type généraliste 84 . Á rebours de la classification notamment décrite par Guy Peters, nous considérons donc que la manière dont les énarques sont formés en France ne s’oppose pas de façon si tranchée aux « modèles » britannique (« Oxbridge 85  ») ou rhénan 86 . La France constitue néanmoins une exception du point de vue institutionnel dans la mesure où la formation des hauts fonctionnaires est prise en charge par des grandes Écoles qui leur sont à l’origine exclusivement dévolues 87 . Aussi ces dernières ont-elles fait l’objet de nombreux travaux dont nous souhaitons à présent dresser un panorama, afin de situer notre approche.

Notes
66.

WEBER Max, Économie et société, Paris, Pocket, 1995 (1ère éd.: Plon, 1971).

67.

WEBER Max, Economy and Society. An Outline of Interpretative Sociology, vol.2, Berkeley, University of California Press, 1978 (dirigé par Guenther Rod et Claus Wittich), p.999.

68.

« Only the modern development of full bureaucratization brings the system of rational examinations for expertise irresistibly to the fore. » Idem.

69.

Cf., pour le cas du corps des Ponts et Chaussées : PICON Antoine, L'invention de l'ingénieur moderne, op. cit., 1992.

70.

La littérature, notamment anglo-saxonne, est très abondante dans ce domaine. Cf., entre autres, les travaux suivants qui relient plus spécifiquement cette thématique à la formation et au contrôle des connaissances : SUBRAMANIAM Venkateswarier, "Representative Bureaucracy: a Reassessment", American Political Science Review, vol.61, n°4, décembre 1967, pp.1010-1019 ; ESMAN Milton J., "Ethnic Politics and Economic Power", Comparative Politics, n°19, 1987, pp.395-418.

71.

WEBER Max, Economy and Society, op. cit., 1978, pp.999-1000.

72.

Ibid., pp.991-992.

73.

PETERS Guy B., "Politicians and Bureaucrats in the Politics of Policy-Making", dans LANE Jan-Erik (dir.), Bureaucracy and Public Choice, Londres, Sage, coll."Modern Politics", 1987, p.273.

74.

Cela renvoie aux thématiques de l’accountability (responsiveness, responsibility, etc.) dans la littérature anglo-saxonne. Pour une définition précise de ces termes souvent employés de manière indifférenciée, cf. : MULGAN Richard, « 'Accountability': an Ever-Expanding Concept? », Public Administration, vol.78, n°3, 2000, pp.555-573.

75.

PETERS Guy B., The Politics of Bureaucracy, Londres, Routledge, 2001 (5ème éd.), pp.330-331. Cela renvoie au débat qui opposa dans les années quarante Carl Friedrich et Herman Finer ; ce dernier défendant la supériorité d’un recours à un contrôle externe sur l’administration, via notamment le personnel politique, contre le premier qui insistait sur la primauté de la responsabilité individuelle des fonctionnaires et leur respect des normes et valeurs professionnelles ou corporatistes. FRIEDRICH Carl J., "Public Policy and the Nature of Administrative Responsibility", dans FRIEDRICH Carl J. et MASON Edward S. (dir.), Public Policy, Cambridge, Harvard University Press, 1940, pp.3-24 ; FINER Herman, "Administrative Responsibility and Democratic Government", Public Administration Review, n°1, 1941, pp.335-350.

76.

ROMZEK Barbara S. et DUBNICK Melvin J., "Accountability in the Public Sector: Lessons from the Challenger Tragedy", Public Administration Review, vol.47, n°3, mai-juin 1987, pp.227-238 ; MULGAN Richard, “'Accountability': an Ever-Expanding Concept?”, Public Administration, op. cit., 2000, notamment pp.558-563 ; PETERS Guy B., The Politics of Bureaucracy, op. cit., 2001, pp.330-331.

77.

Cf. par exemple le travail comparatif entrepris par Aberbach, Putnam et Rockman − sur lequel s’appuient généralement les auteurs lorsqu’ils traitent de la formation − dans leur ouvrage : ABERBACH Joel D., PUTNAM Robert D. et ROCKMAN Bert A., Bureaucrats and Politicians in Western democracies, op. cit., 1981, p.52 notamment. Les données datent néanmoins des années soixante-dix et aucune étude de cette envergure n’a été entreprise depuis sur ce sujet.

78.

Cette catégorisation est tirée d’un ouvrage classique : RIDLEY Frederick Fernand, Specialists and Generalists : a Comparative Study of the Professional Civil Servant at Home and Abroad, Londres, George Allen and Unwin, 1968. Mais les catégories de « spécialiste » et de « généraliste » sont à manier avec précaution et ne recouvrent pas la dichotomie traditionnellement utilisée en France entre, par exemple, sciences physiques et sciences naturelles, d’une part, et sciences humaines et sociales de l’autre. Une formation dans le domaine des sciences sociales ou du droit peut être perçue comme relevant d’une formation dite « spécialisée ». PAGE Edward C., Political Authority and Bureaucratic Power: A Comparative Analysis, Harvester, Wheatsheaf, 1992 (2ème éd.), p.47.

79.

Il s’agit d’une « arts-based education » qui regroupe dans les lycées et les universités anglo-saxons les matières précitées, en opposition aux parcours dits « scientifics ».

80.

Ces remarques ne s’appliquent pas aux travaux d’Ezra Suleiman qui s’est intéressé de près à la question de la formation et a consacré un livre au cas français. Dans la mesure où il a été traduit, nous l’incluons dans la littérature francophone. SULEIMAN Ezra N., Les élites en France, op. cit., 1979.

81.

Selon Guy Peters, le modèle français de formation des hauts fonctionnaires présente ainsi des caractéristiques propres à encourager l’adoption d’un modèle conflictuel entre les hauts fonctionnaires et le personnel politique : “This training tends to create a class out of the upper civil service, separating the ‘Enacrats’ both from political executives and from other members of the civil service. Everything else being equal, we would hypothesize that such a pattern of training would tend to create a differentiation between the higher ranked civil servants and the political executives, and thus create the conditions for an adversarial relationship between the two groups”. PETERS Guy B., "Politicians and Bureaucrats in the Politics of Policy-Making", dans LANE Jan-Erik (dir.), Bureaucracy and Public Choice, op. cit., 1987, p.274.

82.

C’est même là un lieu commun, présent dans la plupart des livres publiés sur le sujet et dont l’évocation alimente parfois la dénonciation d’un système collusoire entre élites politico-administratives françaises. Cf. infra.

83.

PETERS Guy B., "Politicians and Bureaucrats in the Politics of Policy-Making", dans LANE Jan-Erik (dir.), Bureaucracy and Public Choice, op. cit., 1987, p.274 ; PETERS Guy B., The Politics of Bureaucracy, op. cit., 2001, p.94.

84.

SULEIMAN Ezra N., Les élites en France, op. cit., 1979 (1ère éd.: 1978) ; EYMERI Jean-Michel, La fabrique des énarques, Paris, Economica, coll."Études politiques", 2001.

85.

Il s’agit de la contraction du nom d’Oxford et Cambridge, les deux Écoles dont sont issus la plupart des hauts fonctionnaires en Grande-Bretagne. Cf. à ce sujet la tradition du « talentueux amateur », fustigée dans le rapport Fulton : Fulton Committee Report, The Report of the Committee on the Civil Service, Cmnd. 3638, Londres, HMSO, 1968.

86.

La formation transmise à l’ÉNA apparaît en effet peu éloignée du modèle « Oxbridge » caractérisé par une formation entretenant un rapport distant avec l’activité professionnelle à laquelle les fonctionnaires se destinent et qui n’est pas spécialisée dans des domaines spécifiques de politiques publiques. De même, la place essentielle accordée au droit dans la formation des énarques nous semble aller à l’encontre de l’opposition du « modèle français » avec le « modèle rhénan » ou d’Europe du nord décrite par l’auteur.

87.

Nous aurons l’occasion de voir au cours de ce travail que les grandes Écoles consacrées à la formation des hauts fonctionnaires dits techniques accueillent aujourd'hui en majorité des élèves destinés au secteur privé.