III. Cadre problématique

Dans la perspective d’une sociologie de l’action publique attentive aux agents qui la produisent, il convient de se pencher sur ce qui se joue en amont de l’action publique. Nous souhaitons ici prendre au sérieux l’entreprise menée au sein du ministère de l’Équipement qui a consisté à créer de nouveaux statuts au corps des Ponts et Chaussées. Ce n’est pas tant le caractère « novateur » revendiqué par les acteurs dans la « création » d’un corps fusionné qui retiendra néanmoins notre attention. Qu’il s’agisse là d’un effet d’annonce ou d’un changement radical dans les structures et le profil du corps, nous aurons l’occasion de l’aborder en filigrane tout au long de ce travail. Mais ce qui retiendra bien davantage notre attention réside dans la fabrique même de ce corps, dans la manière dont les acteurs procèdent pour mettre en place de nouveaux statuts et asseoir la légitimité d’un corps en repensant sa propre définition.

Nous souhaitons dès lors analyser cette fabrique comme un processus de décision publique répondant à des stratégies, ajusté à des impératifs et à une volonté politique et s’incarnant dans des dispositifs ad hoc. Interviennent en effet au cours de ce processus tous les éléments qui caractérisent une politique publique 125 . La réforme dispose de ressources intellectuelles, financières et matérielles et fait l’objet de règlements et d’édictions de normes. L’élaboration des statuts du corps, ainsi que la mise en place de sa formation initiale, procèdent de multiples consultations auprès de hauts fonctionnaires et résultent des travaux entrepris au sein de plusieurs groupes de réflexion. La publication des nombreux rapports auxquels ils ont donné lieu jalonne le processus de réforme. Les rapports relatifs à la fusion ou à la future formation du corps ainsi créée présentent un caractère normatif en ce qu’ils entendent définir un ensemble de buts à atteindre, une vision générale du corps fusionné et du type de hauts fonctionnaires à former. Une fois mise en place, cette dernière jouit d’un budget propre et d’une équipe de direction ad hoc. Des locaux lui sont attribués dans l’ancienne École des Ponts de la rue des Saints-Pères 126 , lieu historique réaménagé pour l’occasion. Enfin, sa création a fait l’objet d’une série de règles, d’obligations et de contraintes très précises à l’endroit des jeunes ingénieurs des Ponts, en matière de choix des enseignements et de première affectation professionnelle. La mise en place de la formation se présente par ailleurs comme l’« expression de la puissance publique 127  » et relève de « l’action gouvernementale 128  » en ce qu’elle est découle formellement d’une lettre de commande signée du ministre de l’Équipement et qu’elle est destinée à de hauts fonctionnaires, censés travailler au service du gouvernement. Le processus qui a conduit à sa réalisation correspond bien à un système social au sein duquel toute politique publique prend forme, avec des acteurs identifiables et interdépendants.

Les deux questions de départ qui ont motivé notre enquête peuvent se formuler simplement comme suit : pourquoi un « nouveau » corps des Ponts a-t-il été créé et comment se fabrique un corps de l’État ? Nous avons ainsi débuté notre enquête de terrain en ayant à l’esprit trois types d’interrogations élémentaires : qui pense et qui gouverne la fabrique du corps des Ponts et Chaussées fusionné ? Quels facteurs et quels enjeux interviennent dans ce processus et déterminent ou non sa mise en forme ? Quel corps entend-on ainsi fabriquer et au travers de quels dispositifs ?

Notes
125.

Le développement qui suit s’appuie sur : THŒNIG Jean-Claude, "L'analyse des politiques publiques", dans GRAWITZ Madeleine et LECA Jean (dir.), Traité de science politique, vol. 4, Paris, Presses universitaires de France, 1985, pp.1-60 ; MÉNY Yves et THŒNIG Jean-Claude (dir.), Politiques publiques, Paris, Presses universitaires de France, coll."Thémis science politique", 1989 ; MULLER Pierre et SUREL Yves, L'analyse des politiques publiques, Paris, Monchrestien, coll."Clefs politique", 1998 ; BOUSSAGUET Laurie, JACQUOT Sophie et RAVINET Pauline (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de la FNSP, coll."Gouvernances", 2004.

126.

Cf. les documents iconographiques au début des annexes.

127.

MÜLLER Pierre et SUREL Yves, L'analyse des politiques publiques, ibid., 1998, p.20.

128.

THŒNIG Jean-Claude, "L'analyse des politiques publiques", dans GRAWITZ Madeleine et LECA Jean (dir.), Traité de science politique, op. cit., p.IX.