A. La problématique

Á travers ces questionnements qui ont guidé les premiers pas de notre enquête empirique, une interrogation plus fondamentale est née des aller retour entre nos investigations sur le terrain et notre travail de formalisation problématique. Elle renvoie au travail de labellisation de la réforme par ses entrepreneurs. Celle-ci est en effet qualifiée de « managériale » par les hauts fonctionnaires de notre échantillon : c’est la raison pour laquelle nous avons choisi de les prendre au mot, en soumettant cette réforme et les prétentions managériales qui l’accompagnent à l’épreuve de l’analyse. Ces revendications s’inscrivent dans ce que nous avons appelé un « impératif managérial », en analogie avec « l’impératif délibératif » mis en évidence par Loïc Blondiaux et Yves Sintomer 129 . Elles relèvent en effet d’une tendance plus générale, observée à l’échelle mondiale, qui touche plus particulièrement les pays de l’organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). La philosophie du New Public Management 130 dont cet impératif procède, est généralement présentée comme étant adossée à une doctrine néolibérale 131 qui, déclinée sur le terrain bureaucratique, s’incarne dans des réformes administratives 132 qui en véhiculent les préceptes et qui impliquent des dispositifs, des normes, des outils et des objectifs 133 . Elle passe par des formules, par le recours récurrent à certains thèmes (l’efficacité, la réduction des déficits publics, la concurrence, la performance, etc.) et s’appuie également sur une littérature académique qui lui est consacrée 134 , et qui fournit à son tour des modèles explicatifs et des outils conceptuels 135 .

Parler d’impératif managérial permet de ne pas se laisser prendre par les mots de la réforme des cadres de l’action publique, tout en prenant ses mots au sérieux. Il s’agit donc, certes, d’adopter une démarche constructiviste dans notre appréhension des discours de la réforme mais sans s’y limiter, en investiguant parallèlement les dispositifs dans lesquels ils s’incarnent. Il convient donc d’étudier les contraintes discursives exercées par cet impératif sur les groupes prenant part au processus de réforme, les usages auxquels il donne lieu, les transformations éventuelles des modes de légitimation et des positions des acteurs ou groupes d’acteurs qui s’en saisissent, et de repérer, enfin, ses effets éventuels sur le contenu des réformes qui s’en réclament. Étudier la réforme des cadres « sous contrainte » de l’impératif managérial, nous permet ainsi d’interroger, à partir d’un secteur particulier, une éventuelle transformation des modes de l’action publique contemporaine. Plus précisément, on peut se demander dans quelle mesure l’impératif managérial qui préside à la réforme des cadres serait le signe d’une évolution de l’action publique dans le sens d’un retrait de l’État. Cette réforme ne témoignerait-elle pas davantage d’une tentative de remettre l’État au centre et de renforcer les agents qui le servent, au nom même de cet impératif managérial ?

Notes
129.

BLONDIAUX Loïc et SINTOMER Yves, "L'impératif délibératif", Politix, vol.15, n°57, juillet 2002, pp.17-35. Les auteurs entendent ainsi qualifier ce qu’ils analysent comme une « nouvelle grammaire de l’action publique » (p.19) caractérisée par le recours de plus en plus fréquent à la délibération et à la participation dans l’élaboration des politiques publiques, et qui passe par des dispositifs et des procédures, fondés sur des cadres normatifs.

130.

Elle recouvre une très importante littérature grise (constituée de diagnostics, de recettes et de préconisations censés apporter une solution aux « problèmes administratifs ») notamment issue d’institutions internationales et supranationales telles que l’OCDE, la Banque mondiale et la commission européenne.

131.

Pour une description et une vue d’ensemble du phénomène, cf. : POLLITT Christopher et BOUCKAERT Geert, Public Management Reform. A Comparative Analysis, Oxford, Oxford University Press, 2004 (2ème éd.).

132.

Comme le montre Philippe Bezes sur le terrain français : BEZES Philippe, Gouverner l'administration, op. cit.,2002.

133.

Parmi lesquels la réduction des effectifs de la fonction publique, la rémunération ajustée à des critères de performance, le contrôle de gestion, la dérégulation, le développement de la concurrence, la contractualisation, la mise en place de formes organisationnelles et de méthodes de gestion inspirées du secteur privé, etc. Pour plus de précisions, cf., par exemple : KICKERT Walter J. M. (dir.), Public Management and Administrative Reform in Western Europe, Cheltenham, Edward Elgar, 1997.

134.

La littérature est abondante et offre par conséquent des analyses hétérogènes et de qualité différente. Avec ces distinctions à l’esprit, nous pouvons néanmoins citer les travaux suivants, qui arguent de l’irrépressible avènement d’un nouveau paradigme au sein des administrations, venant (pour le dire rapidement) remplacer un modèle wébérien qui serait désormais dépassé : AUCOIN Peter, "Administrative Reform in Public Management: Paradigms, Principles, Paradoxes and Pendulums", Governance, n°3, 1990, pp.115-137 ; OSBORNE David et GAEBLER Ted, Reinventing Government: How the Entrepreneurial Spirit is Transforming the Public Sector, Reading, Massachusetts, Addison-Wesley Publishing Company, 1992 [les auteurs qualifient de « Perestroika américaine » la restructuration du secteur public sous l’effet des normes marchandes] ; BARZELAY Michael, Breaking through Bureaucracy: a New Vision for Managing in Government, Berkeley, University of California Press, 1992 ; HUGHES Owen, Public Management and Administration: an Introduction, Basingstoke, Macmillan, 1998 (2ème éd.).

135.

Ceux-ci se diffusent également par la voie pédagogique, au cours des années soixante-dix et quatre-vingt, dans les universités américaines notamment (tout d’abord dans les departments of political science avant de se développer dans les écoles de commerce) et, dans une moindre mesure, dans les universités britanniques. Á ce sujet, cf. : POLLITT Christopher et BOUCKAERT Geert, Public Management Reform, op. cit., 2004, p.9 ; POLLITT Christopher, "Anti-statist Reforms and New Administrative Directions: Public Administration in the United Kingdom", Public Administration Review, vol.56, n°1, janvier-février 1996, pp.81-87.