B. Les hypothèses

Une hypothèse générale sous-tend cette démarche et ces interrogations. Nous souhaitons questionner l’affirmation selon laquelle la qualification managériale de la réforme des cadres de l’action publique procèderait d’une mise en conformité propre à légitimer son adoption en même temps que ceux qui la portent. Deux hypothèses secondaires orientent la restitution de nos données empiriques dans la démonstration de cette hypothèse générale. Pour le dire brièvement, la première envisage l’impératif managérial comme une ressource et la seconde comme une contrainte.

En premier lieu, la traduction managériale de la réforme constituerait un mode de légitimation de la réforme et des acteurs qui l’entreprennent. Derrière le recours au lexique managérial, on trouverait dès lors des enjeux plus locaux, propres au corps des Ponts et Chaussées et au ministère de l’Équipement. Nous envisageons, dans cette perspective, la conception et la réalisation de la réforme comme étant le fruit de la conjonction, voire de la confrontation, entre des logiques politico-administratives et des stratégies corporatistes. Les premières relèvent notamment de contraintes ministérielles de gestion des « ressources humaines ». Elles font du corps des Ponts un rempart et un enjeu politique pour le ministère de l’Équipement, dont les responsables penseraient les statuts du corps et sa formation comme un « levier de contrôle » et un instrument de fidélisation. Les secondes renvoient à des impératifs de pérennisation et d’extension des assises du pouvoir d’un grand corps et aux contraintes de légitimation qui sont liées à ces stratégies de positionnement dans et hors de l’État. Nous souhaitons ainsi nous demander si, moins que le fruit d’une idéologie néolibérale et d’un changement de référentiel qui serait acté par et dans la réforme des cadres de l’action publique étudiée, le contenu des nouveaux statuts, les débats sur l’identité managériale de ces hauts fonctionnaires, et les évolutions de la formation, ne résulteraient pas davantage de la rencontre et des tentatives d’ajustement entre ces deux types de logiques à l’œuvre au sein du corps.

Envisager « l’impératif managérial » comme une ressource pour ceux qui s’en saisissent ne revient pas à le laisser à l’état de boîte noire inexplorée et à conclure qu’il s’agit là d’une coquille vide. La seconde sous-hypothèse qui a guidé l’écriture de ce travail nous amène précisément à considérer la force contraignante de cet impératif dont nous souhaitons vérifier les effets sur la manière dont se fabrique effectivement le corps, au travers de sa réforme statutaire, de l’identité que ses responsables souhaitent lui assigner et de la formation qui lui est dévolue. Nous gageons que cet impératif pèse sur les registres de justification de la réforme, qu’il détermine les limites du souhaitable et du possible en matière de contenu, qu’il impose, en somme, un cadre normé à ces cadres. Si nous cherchons, d’une part, à déterminer l’influence de cet impératif en nous penchant sur le contenu des dispositifs qui donnent sa forme matérielle à la réforme, nous souhaitons, d’autre part, vérifier la réalité de cette supposition en nous intéressant au processus de la réforme et à la manière dont sa progression est (ou non) structurée par cet impératif. Nous serons ainsi attentive aux conditions de productionde la réforme, à sa genèse, et donc aux individus ou aux groupes d’acteurs institutionnels qui interviennent dans son élaboration. Car si les effets sont observables à l’état d’outputs dans le contenu des résultats finaux de l’action (les dispositifs), ils méritent également d’être abordés dans leur impact sur le processus même de production du dispositif en question. Comme l’indique en effet Jean-Claude Thœnig, « le concept d’output ou d’outcome, pris dans un sens étroit de produit final d’un programme, fait courir le risque de ne pas prendre en compte d’autres conséquences – ou produits – qui se situent à d’autres moments du programme : le fait pour tel ou tel groupe d’être ou de ne pas être associé à la décision, etc. Or les effets pratiques, quels qu’ils soient, ne sont pas seulement ceux associés au produit final tel qu’il sort de la boîte noire chère à Easton 136  ». Nous pourrons ainsi envisager de répondre à plusieurs questions au cours de ce travail, parmi lesquelles : dans quelle mesure la réforme des cadres de l’action publique fait-elle l’objet de controverses et engendre-t-elle des effets proprement politiques (au sens de politics : mobilisation, lobbying, appel aux autorités politiques, etc.) ? La réforme s’accompagne-t-elle du renforcement de certaines positions d’acteurs ou de l’éviction d’acteurs « historiques » du corps des Ponts ? Crée-t-elle des collaborations ou des concurrences spécifiques ?

La formulation de ces questions et les réponses que nous avons tenté d’y apporter relèvent d’une démarche inductive, alimentée par des aller retour avec un cadre théorique qui s’est élaboré chemin faisant. Le choix des variables et des perspectives analytiques retenues est ainsi le résultat d’un processus itératif entre notre enquête de terrain et la formalisation théorique. Nous proposons à présent d’exposer cette démarche au service d’une perspective sociologique sur l’action publique.

Notes
136.

THŒNIG Jean-Claude, "L'analyse des politiques publiques", dans GRAWITZ Madeleine et LECA Jean (dir.), Traité de science politique, op. cit., p.14.