Notre approche inductive et les modalités de notre enquête de terrain ont contribué à notre intérêt pour le concret, les petits faits, les processus et le niveau microsociologique 137 . Elles ont servi de filtre au recueil et à l’analyse du matériau empirique et ont impliqué un effet d’ignorance pour les autres niveaux de réflexion, d’ordre plus général ou plus théorique. Nous ne nions pas l’existence de régulations plus globales mais le prisme que nous avons adopté ne nous permet pas de les appréhender en tant que telles. Il nous donne néanmoins les moyens d’en observer les traces telles qu’elles se donnent à voir dans la situation et l’action des groupes et des individus. C’est le corps en situation, considéré comme une « réalité atomisée » constituée d’une suite d’individus et d’institutions qui nous intéresse. Dans un esprit similaire à la démarche empruntée par Vincent Dubois, qui estime que « se focalis[er] sur des micro-relations 138 peut de fait s’avérer le meilleur moyen de rendre compte d’un trait structurel du rapport à l’administration 139 », nous nous intéresserons aux micro-scènes et aux micro-relations qui se déroulent et se nouent dans les coulisses de la fabrique d’un grand corps. En appréhendant in vivo le processus de réforme, nous espérons mettre en évidence des caractéristiques plus structurelles relatives au rapport qu’entretiennent ces hauts fonctionnaires à l’action publique. Ce que nous avons certainement perdu en capacité à monter en généralité, nous avons cherché à le gagner en rigueur et en profondeur de l’enquête. En cela, nous nous situons dans ce qui fait, selon Jean-Claude Thœnig, « la relative originalité de la spécialité des politiques publiques, soit une reconstitution des phénomènes à partir d’unités d’observation relativement cernables, et donc souvent petites 140 », nous permettant de revendiquer « des vérités partielles [et] localisées 141 ».
Nous ne voulons pas ici nous engager dans un débat d’ordre théorique qui viserait à définir, dans l’absolu, la vision de l’acteur la plus pertinente, posée abstraitement et a priori. En partant de notre enquête de terrain, nous avons été conduite à recourir à différents outils d’analyse, empruntés à des visions de l’acteur parfois différentes qui, loin d’être antinomiques, nous semblent au contraire se combiner de façon éclairante et complémentaire.
La démarche empirique que nous avons suivie nous a amenée à repérer l’ensemble des acteurs parties prenantes de la réforme des cadres de l’action publique, leurs ressources, leurs intérêts et leurs représentations. Elle nous a invitée, également, à prendre en considération les situations d’interdépendance dans lesquelles ceux-ci agissent. Si les acteurs sont mus par des intérêts en fonction desquels ils déploient des stratégies, ils sont également insérés dans un environnement (cognitif, institutionnel) et des évolutions de l’action publique qui, sans pour autant déterminer leurs prises de position et leurs actions, les contraignent. Passer par l’observation des scènes de la réforme des cadres de l’action publique nous permet précisément de penser ensemble ces différents niveaux, en relation les uns avec les autres, dans le contexte d’un processus de fabrication d’une action collective.
L’invitation aux « apprentis-politistes », formulée par Frédéric Sawicki, les incitant « à être plus nombreux à utiliser le microscope et [les encourageant à] décomplexer par rapport à certaines critiques […] qui font l’amalgame entre “petit terrain” et “petit objet” » vient conforter notre démarche. SAWICKI Frédéric, « Les politistes et le microscope » in CURAPP, Les méthodes au concret. Démarches, formes de l'expérience et terrains d'investigation en science politique, Paris, Presses universitaires de France, 2000, p.144.
Son ouvrage est le résultat d’une enquête basée sur l’observation des interactions quotidiennes entre administrations et administrés au guichet d’une Caisse des allocations familiales. DUBOIS Vincent, La vie au guichet, Paris, Economica, coll. « Études politiques », 2000.
Ibid., p.15.
THŒNIG Jean-Claude, « L'analyse des politiques publiques », dans GRAWITZ Madeleine et LECA Jean (dir.), Traité de science politique, op. cit., 1985, p.XVIII.
Ibid., p.XVII. Selon Jean-Claude Passeron, ce « “capital discontinu d’intelligibilité partielle” [est] constitutif du savoir en sciences sociales ». PASSERON Jean-Claude, Le raisonnement sociologique, Paris, Nathan, 1990, p.34 (en italique dans le texte).