La compréhension de la réforme exige de repérer et d’évaluer la portée des ressources multiformes dont disposent les acteurs, qui leur confèrent une capacité à agir ou qui leur assurent un pouvoir au sein des scènes de la réforme. Cela nous permet de saisir au plus près les ressorts de leurs actions et d’évaluer leur poids respectif dans les rapports de force qui les opposent. Nous partons du postulat que l’acteur est rationnelen entendant par là que les raisons qui le conduisent à prendre une décision, ou à agir dans un sens, répondent à des logiques qui sont susceptibles d’être expliquées. Nous n’adhérons pas pour autant au modèle du choix rationnel qui nous semble par trop réductionniste dans la vision économiciste qu’il propose et qui le rend aveugle à certaines logiques de sens et d’action 143 . En accord avec les différentes critiques dont il a fait l’objet, nous lui préférons le concept de « rationalité limitée », emprunté à la sociologie des organisations 144 . Notre enquête est en effet riche de ces moments où les acteurs adoptent des positions et prennent des décisions sans disposer des informations nécessaires pour le faire de manière idéale et sans avoir les capacités de procéder à un calcul coûts-avantages en vue d’optimiser leur chance de réussite. Ils agissent dans l’obscurité des informations lacunaires dont ils disposent et avancent en tâtonnant. L’étude du processus de réforme donne ainsi à voir des participants qui interviennent, entrent en conflit et tranchent des décisions en « naviguant à vue », tout en développant des positions qui, compte tenu de ces limites et de ces contraintes, apparaissent le plus souvent cohérentes. Nous estimons en effet que le raisonnement des acteurs de notre terrain sur la formation se structure en grande partie en fonction de leur institution d’appartenance : c’est leur univers premier, le plus familier du point de vue professionnel, celui qu’ils connaissent le mieux, et au sein duquel ils sont le plus à même de repérer leurs intérêts et les retombées immédiates et directes dont ils peuvent bénéficier 145 . Néanmoins, nous ne nous inscrivons pas totalement dans la perspective des néo-institutionnalistes d’après lesquels les institutions déterminent les cadres où se déploient les comportements individuels, dans la mesure où nous considérons que c’est un facteur parmi d’autres de définition des activités. La mobilité professionnelle des acteurs dans l’espace temporel de la réforme nous conduit en effet à être attentive à des formes d’appartenance institutionnelle multiples et des identités plurielles 146 . La détermination des ressources par les appartenances institutionnelles passées et présentes des acteurs nous amène ainsi à vouloir retracer leurs trajectoires professionnelles.
Ces ressources se situent également en dehors de l’univers strictement institutionnel. Aussi l’environnement des scènes de la réforme retient-il notre attention à deux titres. Nous veillons, d’une part, à prendre en considération les contraintes structurelles qui pèsent sur ce dernier telles que la décentralisation, la montée en puissance consécutive des collectivités locales, l’effritement du monopole technique des ingénieurs des Ponts et Chaussées qui voient leur posture d’expert contestée et le contenu de leur expertise critiqué, les besoins de l’État et du ministère de l’Équipement, notamment en termes de « ressources humaines », l’internationalisation du marché de la formation, la concurrence des autres grands corps et des acteurs du privé, etc. Les évolutions de l’action publique interviennent ainsi comme une variable contraignante. Mais nous souhaitons, d’autre part, mettre en évidence la mise en récits 147 de ces contraintes objectives, afin de rendre compte de la présence et de l’impact de phénomènes d’ordre macro et structurel dans le microsocial. Nous estimons, à la suite de Claudio Radaelli, que la mobilisation de ces cadres structurels et de ces contraintes objectives sous la forme de récits est susceptible de constituer une ressource rhétorique pour les acteurs, leur permettant d’asseoir leurs argumentations et de nécessiter leurs prises de position. C’est alors la rhétorique de la réforme, l’action publique racontée et mythifiée pour justifier les réformes entreprises et construire la nécessité du changement, qui retiennent également notre attention.
Au sujet de ce débat épistémologique, classique des sciences sociales, nous nous permettons de renvoyer aux critiques d’Herbert Simon : SIMON Herbert Alexander, Models of Man, New-York, J. Wiley & Sons, 1957. Cf. par exemple le numéro thématique : « Choix rationnel et vie politique », L’Année sociologique, vol.47, n°2, 1997.
CROZIER Michel et FRIEDBERG Erhard, L'acteur et le système. Les contraintes de l'action collective, Paris, Seuil, 2001 (1ère éd.:1977) ; PADIOLEAU Jean-Gustave, L'État au concret, Paris, Presses universitaires de France, 1982 ; FRIEDBERG Erhard, numéro thématique, "L'analyse sociologique des organisations", Pour, n°28, 1988.
Sur le raisonnement des acteurs par rapport à des objectifs intermédiaires, cf. ROBERT Cécile, La fabrique de l'action publique communautaire. Le programme PHARE (1989-1998), enjeux et usages d'une politique européenne incertaine, Thèse de science politique, Grenoble, IEP de Grenoble, Université Grenoble 2-Pierre Mendès France, 2001.
LAHIRE Bernard, L'homme pluriel, op. cit., 1998.
Un rapprochement peut être fait avec les travaux de Claudio Radaelli qui portent néanmoins sur une toute autre échelle. Á partir de l’analyse de deux récits de politiques publiques (policy narratives) dans l’Union européenne, il montre bien les deux facettes du « récit de la contrainte extérieure » qui encadre les choix et réoriente les réformes, en même temps qu’il est instrumentalisé par certains acteurs qui en font une ressource pour imposer leur préférence dans la conduite de l’action publique. RADAELLI Claudio M., « Logiques de pouvoirs et récits dans les politiques publiques de l'Union Européenne », Revue française de science politique, vol.50, n°2, avril 2000, pp.255-275.