C. Corps pluriel et vision fragmentée

Si nous revendiquons une « vision “agnostique” de l’État 148  », sans définition a priori, la nature de notre démarche a des implications sur la manière dont nous envisageons l’action publique. La perspective microsociologique par laquelle nous saisissons l’action publique à un niveau désagrégé participe d’une vision désarticulée des institutions qui souligne l’éclatement des logiques d’action et la polysémie des intérêts. La focale microsociologique que nous avons choisi d’adopter nous invite ainsi à dépasser la force cohésive du corps et nous permet d’observer les dissensions à l’œuvre au sein de ses instances représentatives. Nous avons ainsi été amenée à constater l’autonomisation progressive des institutions du corps qui cherchent à orienter les décisions dans le sens de leurs intérêts et des valeurs qu’elles défendent. Le corps apparaît ainsi polycentrique, animé par des intérêts et des valeurs différenciés voire contradictoires, et traversé par des rivalités interinstitutionnelles et interpersonnelles : la mise en évidence de ces constats distingue notre travail des études existantes sur les grands corps. C’est donc, nous le verrons, un processus accidenté et non linéaire qui mène à la prise de décision et qui relève parfois d’un « bricolage » entre des acteurs qui ne partagent pas toujours les mêmes valeurs, ni les mêmes intérêts, ni la même conception des « problèmes » à résoudre.

Notre approche microsociologique, la vision du modèle décisionnel qui en découle et notre inscription dans le champ de la sociologie de l’action publique, nous permettent ainsi de considérer les liens qu’entretiennent la policy, que constitue la réforme des cadres de l’action publique, avec la politics au sens d’« interactions qui s’établissent entre des acteurs, individuels ou collectifs, poursuivant des intérêts différents ou convergents, et qui se traduisent notamment par la lutte pour le pouvoir, l’influence ou l’autorité 149  ». L’intérêt porté à la fabrique de la réforme nous permet, en outre, de voir des choses non stabilisées, des « possibles non advenus 150  », des « non-décision(s) controversée(s) 151  » ou encore des « virtualités non accomplies 152  » et nous offre un point de vue congruent sur les modalités de la prise de décision et les éventuels conflits qu’elle provoque ou met au jour. Lieux de prises de position et de prises de décision, les moments réformateurs présentent en effet des vertus heuristiques comparables à celles qu’offrent les crises 153 . Moments privilégiés pour l’analyse, ils servent de catalyseur : ils assignent une place, révèlent des affinités et des complicités ou réveillent d’anciens antagonismes ; c’est une injonction à prendre parti, il faut se dévoiler, annoncer son jeu, afficher clairement son camp. Mais ils invitent également les acteurs à composer, à négocier et à ajuster leurs prises de position respectives. Si le choix de la focale donne ainsi à voir un « État en miettes », des « conflits d’intérêt [qui] se manifestent avec plus d’éclat 154  », et que « l’étude des politiques publiques privilégie [en outre] une vision atomisée [et] localiste […] soulign[ant] les spécificités, les différences [et] les particularités 155  », nous prenons néanmoins garde à l’effet de miroir grossissant de ces moments afin de ne pas accorder une importance démesurée aux oppositions, en oubliant ainsi les solidarités et les complicités qui peuvent prévaloir la plupart du temps au sein d’un grand corps 156 .

Notes
148.

MÉNY Yves et THŒNIG Jean-Claude (dir.), Politiques publiques, op. cit., 1989, p.113.

149.

THŒNIG Jean-Claude, « L'analyse des politiques publiques », dans GRAWITZ Madeleine et LECA Jean (dir.), Traité de science politique, op. cit., 1985, p.7.

150.

« Restituer les possibles non advenus » est l’un des objectifs que Marc Bloch assigne au métier d’historien dans l’ouvrage éponyme. BLOCH Marc, Apologie pour l'histoire ou métier d'historien, Cahier des Annales, 3, Paris, Armand Colin, 1952 (1ère éd.: 1949). Á la suite de Charles Tilly qui qualifie cette démarche de « prospective social science » (TILLY Charles, As Sociology meets History, New-York, Academic Press, 1981), Renaud Payre entreprend une socio-histoire de « possibles non consolidés » et de « projets non aboutis » en s’intéressant aux conditions d’élaboration d’une science de gouvernement qui ne s’est pas institutionnalisée : la « science communale ». PAYRE Renaud, Á la recherche de la "science communale", Les "mondes" de la réforme municipale dans la France de la première moitié du vingtième siècle, Thèse de science politique, Grenoble, IEP de Grenoble, Université Grenoble 2-Pierre Mendès France, 2002 ; cf. également la version récemment publiée de cette thèse : PAYRE Renaud, Une science communale ? Réseaux réformateurs et municipalité providence, Paris, CNRS Éditions, 2007.

151.

MULLER Pierre et SUREL Yves, L'analyse des politiques publiques, op. cit., 1998, pp.25- 26.

152.

Paul Ricœur soutient : « Coupé de tout futur, le passé paraît clos, achevé, inéluctable. Les choses apparaissent autrement si l’historien, se replaçant dans le présent de ses personnages, retrouve la situation d’incertitude, d’ouverture, d’agents ignorant la suite de l’histoire qui nous est connue et tombe dans le passé des historiens […] Se souvenir que les hommes d’autrefois avaient un futur ouvert et qu’ils ont laissé après eux des rêves inaccomplis, des projets inachevés : telle est la leçon que la mémoire enseigne à l’histoire », RICŒUR Paul, « Histoire et mémoire », dans DE BAECQUE Antoine et DELAGE Christian, De l’histoire au cinéma, Bruxelles, Complexe, 1998, p.27.

153.

Cf. à ce sujet : BOURDIEU Pierre, Homo Academicus, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1984, p.235 et sq.

154.

THŒNIG Jean-Claude, « L'analyse des politiques publiques », dans GRAWITZ Madeleine et LECA Jean (dir.), Traité de science politique, op. cit., 1985, p.XIII.

155.

Ibid., p.XVI.

156.

Car si les scènes de la réforme sont un outil d’enquête qui donne à voir de manière privilégiée de probables dissensions, elles masquent les moments unificateurs et le fait que même si, à certaines occasions, ils peuvent se trouver « en lutte les uns contreles autres, les agents d’un champ ont au moins intérêt à ce que le champ existe, et entretiennent donc une “complicité objective” par-delà les luttes qui les opposent ». LAHIRE Bernard, « Champs, hors-champs, contrechamps », in LAHIRE Bernard (dir.), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu, dettes et critiques, Paris, La Découverte, 1999, pp.23-57.

Il y a ainsi dans le corps des Ponts « une limite ou un tabou : le maintien de l’espèce » : THŒNIG Jean-Claude, L’Ère des technocrates, op. cit., 1987, p.13.