Le choix des personnes interrogées a été prioritairement guidé par une entrée institutionnelle : nous avons cherché à rencontrer les acteurs de la réforme qui y avaient participé en qualité de représentants, en fonction de leur appartenance à telle ou telle institution. C’est à partir d’une liste de participants à un premier groupe de réflexion sur la réforme de la formation du corps que nous avons pu contacter les premières personnes interrogées 159 . Nous avons ainsi rencontré des responsables au sein des administrations centrales du ministère de l’Équipement et des établissements publics sous sa tutelle (directeurs ou anciens directeurs d’administrations centrales, sous-directeurs, chefs de services, chargés de mission, etc. 160 ), des membres du cabinet du ministre de l’Équipement (conseiller technique, directeurs de cabinet − anciens et actuel), du conseil général des Ponts et Chaussées − le CGPC (présidents de section, vice-président actuel, anciens vice-présidents), des représentants de l’association professionnelle du corps des Ponts et Chaussées − l’AIPC (président et anciens présidents, membres élus du bureau, permanents), des membres de la direction des Écoles (membres, passés ou présents de la direction de l’École des Mines de Paris, de Polytechnique, de l’École nationale des Ponts et Chaussées et de l’École nationale des Travaux publics de l’État), des enseignants et des élèves de l’ENPC et de l’ENTPE. Certaines de ces personnes ont accepté de se livrer à plusieurs entretiens différés dans le temps au cours de cette enquête. Si la répétition des entretiens présente des avantages pour gagner la confiance des interlocuteurs, nous y reviendrons, elle s’imposait également du fait de la mobilité de ces hauts fonctionnaires. Hormis les enseignants, la très grande majorité des personnes rencontrées a en effet changé de poste et de fonction au cours de notre thèse et certaines d’entre elles ont été, de ce fait, recontactées car de périphériques, elles devenaient centrales sur une des scènes de la réforme. De ce fait, la répétition des entretiens auprès des mêmes acteurs a parfois permis d’objectiver les effets de contexte sur les entretiens et les prises de position défendues.
Nous avons pris contact avec les personnes interrogées selon deux modalités : en procédant par cercles concentriques et en demandant à nos interlocuteurs de nous suggérer d’autres personnes à rencontrer, en nous autorisant à nous recommander de leur part ; mais aussi en remontant de manière verticale dans la hiérarchie des interlocuteurs. Nous sommes en effet partie d’un présupposé qui ne s’est finalement pas avéré. Nous considérions que les personnes les plus haut placées sur l’échelle hiérarchique auraient, d’une part, moins de temps à nous consacrer et qu’elles seraient, d’autre part, plus enclines à tenir un discours convenu et policé sans nous laisser l’occasion de « briser la glace » 161 . Non seulement, nous avons eu parfois la surprise de constater que ces personnes nous recevaient plus longtemps que nous ne l’avions espéré, mais également qu’elles adoptaient souvent un franc-parler et nous confiaient volontiers leur interprétation plus « politique » des enjeux étudiés 162 .
Deux remarques s’imposent ici sur la hiérarchie et les différents types de hauts fonctionnaires rencontrés. Tout d’abord, si 99% des personnes rencontrées sont des membres de la haute fonction publique et du corps des Ponts et Chaussées, il y a parmi cette élite de l’administration une hiérarchie 163 . Ainsi par exemple, deux ingénieurs du même âge, issus de la même promotion de Polytechnique, peuvent, en raison de leur parcours professionnel, bénéficier de positions très éloignées. L’un sera placé au sommet de la hiérarchie administrative du ministère de l’Équipement quand l’autre agira comme une cheville ouvrière de la réforme, tout en bas de l’échelle des négociations. Par ailleurs, il y a parmi les hauts fonctionnaires que nous avons étudiés des « dominants » et des « dominés ». Parmi ces derniers, nous avons eu l’occasion de rencontrer certains de ceux sur lesquels reposaient les connaissances les plus techniques d’un dossier comme celui de la réforme statutaire. Les « petites mains » de ce grand corps de l’État manifestent en effet une telle maîtrise des détails de la réforme qu’elles monopolisent un savoir que ne détiennent pas les hauts fonctionnaires en haut de l’échelle et qui apparaîtront au-devant de la scène, dans les réunions interministérielles, après avoir été dûment mis au fait de la teneur du dossier. On retrouve en somme, au sein même des hauts fonctionnaires, une division des tâches généralement observées entre les différentes catégories de la fonction publique. La position de ces hauts fonctionnaires, leur expertise des dossiers et leur maîtrise des détails leur donnent une influence potentielle de même nature que celle des « middle ranking bureaucrats » décrits par Edward Page dans l’élaboration de certaines lois 164 : « […] a hierarchy in the importance of decisions [does not necessarily] coincide with organizational hiearchy 165 », écrit-il encore, comme point de départ de son livre publié avec Bill Jenkins. Le label générique de « haut fonctionnaire » tend ainsi à voiler l’existence d’une division du travail que nous avons pu voir à l’œuvre.
Il s’agit du groupe de réflexion évoqué au début de cette introduction et dont nous avons récupéré la liste des membres via la « personne ressource » qui nous a informée de son existence.
Nous nous contentons ici des les énumérer dans les grandes lignes et de manière non exhaustive. Cf. la liste complète établie dans les sources, en fin de thèse.
Sur les difficultés que peuvent rencontrer des étudiants débutants dans les enquêtes de ce type lorsqu’ils sont confrontés à des interviewés qui possèdent un certain pouvoir social, cf. : CHAMBOREDON Hélène, PAVIS Fabienne, SURDEZ Muriel et WILLEMEZ Laurent, « S'imposer aux imposants. Á propos de quelques obstacles rencontrés par des sociologues débutants dans la pratique et l'usage de l'entretien », Genèses, n°16, juin 1994, pp.114-132.
Contrairement à ce que nous pensions, c’est probablement en raison même de leur position hiérarchique que certaines de ces personnes ont été plus promptes à parler, dans la mesure où elles sont moins exposées à d’éventuelles retombées hiérarchiques que des fonctionnaires moins assurés dans leur position. Nous souhaitons à ce propos ajouter une précision sur les règles que nous avons adoptées pour référencer ces sources orales. Les règles déontologiques sont toujours relatives dans la mesure où les sources qui semblent anonymes à l’observateur extérieur sont souvent aisément identifiables par les initiés. S’agissant d’une analyse sur une réforme récente qui concerne des hauts fonctionnaires qui, d’une part, sont censés exercer un droit de réserve et qui, d’autre part, sont encore en fonction et en relation les uns avec les autres, nous avons tenu à « protéger » en priorité les personnes impliquées au bas du haut de l’échelle. Nous avons, en outre, choisi de renoncer à toute féminisation des fonctions et des propos tenus car trop peu de femmes occupant des postes stratégiques, elles sont encore plus immédiatement repérables par le lecteur. Quant aux acteurs qui occupent des positions de direction « en vue », à la tête des Écoles, du cabinet du ministre de l’Équipement, de la DPS ou du CGPC, nous avons jugé plus pertinent de les nommer. Il ne s’agit pas là d’un choix destiné à susciter l’attention du lecteur mais d’une décision qui résulte de la nécessité didactique d’avoir des repères nominatifs. En raison de la mobilité professionnelle des acteurs étudiés, des personnes différentes apparaissent en effet sous le même titre au cours de la thèse ou, à l’inverse, une même personne peut être citée sous des « casquettes » différentes.
Hiérarchie que nous aurons l’occasion d’aborder plus en détail en revenant sur les dispositions statutaires en matière d’avancement de grade au cours de la première partie de ce travail.
L’auteur analyse le rôle de fonctionnaires, qui s’apparentent grosso modo aux catégories A, voire B, de la fonction publique française, dans l’élaboration de quatre lois. Il montre notamment leur rôle dans la mise à l’agenda de ces lois et explique combien la maîtrise des détails techniques les conduit potentiellement à influer sur le contenu même de la loi et ses perspectives plus stratégiques. Cf. PAGE Edward C., "The civil servant as legislator: law making in British administration", Public Administration, op. cit., 2003, pp.651-679.
Co-écrit avec Bill Jenkins, le livre porte également sur les « middle-ranking bureaucrats »: PAGE Edward C. et JENKINS Bill, Policy Bureaucracy: Government with a Cast of Thousands, Oxford, Oxford University Press, 2005, p.2.