L’absence d’entrée institutionnelle unique rend l’immersion dans le corps des Ponts et Chaussées malaisée. Il faut donc trouver des palliatifs. L’un d’entre eux a consisté à rencontrer plusieurs fois les mêmes interlocuteurs au cours de l’enquête. Nous avons donc effectué plusieurs entretiens auprès des mêmes personnes mais nous avons également cherché à maintenir le contact, en allant régulièrement leur rendre visite, afin de nous tenir au fait de « l’actualité » et de gagner progressivement leur confiance. Ces rencontres ne se sont pas toujours matérialisées par des entretiens semi-directifs. Elles consistaient le plus souvent en des conversations plus informelles, souvent accompagnées d’un café ou échangées lors d’un repas, à la cantine du ministère de l’Équipement, à la Défense (où sont localisées le CGPC et les administrations centrales), ou bien dans un restaurant du quartier Saint-Germain-des-Prés, où se trouvent l’ancienne École des Ponts de la rue des Saints-Pères, l’AIPC et la « direction politique » du Ministère (le ministre et son cabinet).
Ces moments précieux se déroulaient généralement de manière très souple, hors des « règles de la méthode ». Et c’est précisément, pensons-nous, en raison de cet « affranchissement » que ces conversations sont riches d’informations pour le chercheur qui dé-ritualise ainsi la relation enquêteur/enquêté 167 . Les interactions sont plus détendues, la parole apparaît moins contrôlée, les langues se délient, les masques tombent et le cadre plus informel encourage à la connivence. C’est généralement au cours de ces moments « en off » − que nous cherchions également à provoquer et à prolonger à la suite des entretiens − que nous avons pu obtenir des informations importantes, telles que la précision d’un nom, le décryptage d’une prise de position, l’interprétation plus stratégique d’un conflit, etc. Les détails que les interviewés hésitaient généralement à nous transmettre au cours de l’entretien, les considérant comme des aspects peu gratifiants ou moins honorables de la réforme (la « cuisine interne » en somme − qui, comme son nom l’indique, ne regarde pas les profanes), étaient donc souvent précisés hors du cadre de l’entretien. Á défaut de pouvoir suivre en l’espèce des règles méthodologiques rigoureuses, nous avons été amenée à réaliser notre propre « cuisine », ajustée aux contraintes empiriques, en adoptant des « recettes » de mémorisation des propos 168 .
Selon Olivier Schwartz, l’enquête ethnographique [« La qualité ethnographique peut s’appliquer à tout type d’enquête qui repose sur une insertion personnelle et de longue durée du sociologue dans le groupe qu’il étudie »] permet d’accéder, par l’écoute et l’observation, à ce qu’il appelle le « non officiel ». Si le rituel de l’entretien rend la tâche plus difficile, nous avons essayé par ce biais d’obtenir également des propos qui relèvent de l’« officieux ». SCHWARTZ Olivier, "L'empirisme irréductible", dans postface à ANDERSON Nels, Le Hobo. Sociologie du sans-abri, Paris, Nathan, 1993, p.267.
Á ce sujet, cf. les propos méthodologiques de Fabien Desage qui, dans son travail ethnographique sur la communauté urbaine de Lille, démontre l’intérêt de ne pas procéder à l’enregistrement de certains entretiens. DESAGE Fabien, Le consensus communautaire contre l'intégration intercommunale. Séquences et dynamiques d'institutionnalisation de la communauté urbaine de Lille (1964-2003), Thèse de science politique, Lille, IEP de Lille-Université Lille 2, 2005, pp.51-52.
Nous avons généralement procédé par la mémorisation de mots-clés associés aux principales informations transmises. Une fois la personne hors de vue, nous inscrivions l’ensemble des mots-clés sur notre journal de terrain, avant de tirer le fil des histoires contenues dans ces mots. Nous avons tâché chaque fois de prévoir du temps pour ces moments de retranscription qui doivent être les plus rapprochés de la conversation elle-même pour ne pas risquer de perdre la « substantifique moëlle » des propos tenus.