B. L’utile association des entretiens et des documents

« Seule la confrontation, sur un même terrain d’étude, de deux sources de nature et de finalité différentes, ici les documents d’une part, et les entretiens de l’autre, peut permettre d’approcher ces faces imbriquées de la réalité. Se limiter à une source unique présente le risque soit d’être prisonnier d’une image perçue et transmise par les acteurs, soit de ne pouvoir opposer à cette image que la mise en question subjective d’un observateur critique 170 . »

Nous voudrions ici, à la suite de Catherine Grémion, avancer quelques arguments qui plaident en faveur de la combinaison des entretiens et des documents. Les deux méthodes nous semblent en effet utilement complémentaires quand elles sont menées sous la forme d’aller et retour permanents au cours de l’enquête de terrain.

De manière très concrète tout d’abord, les entretiens permettent d’entrer en contact avec les acteurs qui peuplent les institutions et, lorsqu’ils sont renouvelés, sont un moyen de gagner la confiance des interlocuteurs. Or c’est par ce biais que nous avons pu obtenir l’accès aux documents indispensables à l’interprétation des faits passés que nous avons étudiés. Ensuite, les entretiens permettent d’obtenir une première vision d’ensemble de l’objet, surtout au départ lorsqu’ils se font sur un mode exploratoire et plus ouvert. Ils aident à reconstituer la trame de certains événements, à repérer les acteurs importants et les principales institutions.

Mais la technique laisse rapidement découvrir ses faiblesses. Les approximations chronologiques et les lacunes temporelles des acteurs, notamment, rendent très problématique la reconstitution des étapes d’un processus dont on entend retracer la genèse 171 . Si l’entretien peut être pratiqué comme un « pis-aller 172  » en lieu et place de documents plus précis ou d’une observation in situ, il ne nous semble pas pouvoir être à lui seul utilisé dans l’étude d’une réforme. Comme le montrent, en outre, Philippe Bongrand et Pascale Laborier, l’usage dominant et non réflexif des entretiens dans les travaux d’analyse des politiques publiques peut provoquer une tendance à sous-estimer les effets de mise en cohérence a posteriori des pratiques et à survaloriser le poids des idées dans l’action 173 . Nous avons, pour notre part, tenté de réduire en partie ce risque par l’attention portée aux dispositifs, en confrontant les prises de position des acteurs et leurs orientations normatives aux projets effectivement réalisés. Si nous avons effectivement recueilli des discours convenus et lissés à l’occasion de plusieurs entretiens, d’autres ont néanmoins apporté une indéniable valeur ajoutée aux archives, en faisant au contraire surgir les éléments plus conflictuels ou stratégiques absents des documents écrits, ces derniers privilégiant, en effet, « les aspects les plus techniques et les moins politiques 174  ». Les entretiens se sont ainsi révélés utiles pour mieux faire apparaître les conflits sous-jacents, les changements de position, les stratégies poursuivies et les relations de pouvoir qui jalonnent le processus de réforme.

Dans la recherche d’un couplage productif entre les documents et les entretiens, une expérience s’est révélée tout particulièrement fructueuse : l’entretien sur des sources écrites 175 . En alliant les avantages de la familiarité avec certains acteurs, fruit de rencontres répétées, et la précision des archives disponibles 176 , nous avons pu bénéficier de longues séances de déchiffrage des archives relatives à la réforme statutaire du corps, par celui-là même qui en avait été l’un des principaux artisans. Cette mise en présence et en regard des pièces écrites et du témoignage d’un acteur nous a donné l’occasion de le confronter, en situation, à certaines de nos hypothèses, de recueillir ses réactions, et d’être à l’écoute de ses justifications 177 . Ces « debriefings », qui se sont parfois étendus sur plus de neuf heures dans la même journée, nous ont, en outre, permis d’obtenir des informations autrement inaccessibles. Ils nous ont aidée, par exemple, à mettre les événements en ordre, à comprendre les ruptures et les revirements, à saisir ce qui se passe mais ne s’écrit pas entre deux réunions consignées dans un procès verbal, à remettre en contexte des relevés de décisions sans mention des débats et des étapes qui les avaient engendrés, à déchiffrer des documents rédigés dans un style éliptique, peu compréhensible pour qui n’aurait pas participé directement à la réunion en question, et à allier, finalement, la matérialité de l’information écrite à l’épaisseur et à la complexité des informations accessibles par l’entretien.

Notes
170.

GRÉMION Catherine, Profession : décideurs…, op. cit., 1979, pp.416-417.

171.

Les oublis et erreurs sont néanmoins porteurs de sens en ce qu’ils renseignent sur les mécanismes de construction d’une représentation d’un problème ou d’un processus.

172.

Stéphane Beaud parle également de « données de substitution » pour qualifier l’entretien approfondi qui remplace parfois l’observation directe dans les enquêtes ethnographiques. BEAUD Stéphane, « L’usage de l’entretien en sciences sociales… », Politix, op. cit., p.236.

173.

BONGRAND Philippe et LABORIER Pascale, « L'entretien dans l'analyse des politiques publiques : un impensé méthodologique? », Revue française de science politique, vol.55, n°1, février 2005, pp.73-111.

174.

GRÉMION Catherine, Profession : décideurs, op. cit., 1979, p.6.

175.

Si l’épaisseur historique de notre enquête est toute relative (d’une petite dizaine d’années à une cinquante d’années, selon les moments de la thèse), nous nous rapprochons néanmoins en ce sens de l’« ethnographie socio-historique » qui, par une « immersion dans le milieu étudié […] permet une exploitation renouvelée des sources et au final un déplacement du regard ». PAYRE Renaud et POLLET Gilles, « Analyse des politiques publiques et sciences historiques: quel(s) tournant(s) socio-historique(s)? », Revue française de science politique, op. cit., 2005, p.151.

176.

Il s’agissait à la fois d’archives personnelles et de documents internes. Cf. infra.

177.

Nous avons eu d’autres occasions de procéder à cette « confrontation » qu’Erhard Friedberg prône dans l’enquête de terrain. L’auteur explique l’intérêt de cette « restitution » auprès des acteurs par les chercheurs, non par la quête d’une validation mais comme un moyen d’obtenir des « réactions différenciées ». FRIEDBERG Erhard, Le pouvoir et la règle. Dynamiques de l'action organisée, Paris, Seuil, 1997, p.322.