C. Les sources écrites

Les sources de nature scripturale à partir desquelles nous avons travaillé sont de trois ordres : des archives, des archives personnelles et des documents internes. Confrontée aux discours des acteurs arguant du caractère inédit de la formation managériale mise en place pour les élèves du corps fusionné, nous avons souhaité dresser un panorama général de l’évolution des enseignements au sein de l’ENPC que nous avons entrepris de retracer depuis les années soixante 178 . Nous nous sommes donc mise en quête de documents de première main nous permettant de déterminer les évolutions des enseignements d’un point de vue à la fois quantitatif (nombre de disciplines, durée des cours, etc.) et qualitatif (statut des cours, intitulés, contenus, etc.) avec une attention particulière accordée à la place des enseignements dits « techniques » par rapport aux enseignements relevant, dans la terminologie indigène, de la « formation humaine 179  ». Nous avons dépouillé de manière exhaustive 180  : les rapports d’activité de l’École dont le premier est paru en 1974, tous les comptes rendus disponibles des comités d’enseignement depuis 1926 181 et tous les comptes rendus des conseils d’administration (intitulés conseils de perfectionnement jusqu’en 1994, date à laquelle l’ENPC devient un établissement public 182 ) depuis les premiers disponibles pour la deuxième moitié du vingtième siècle, soit 1958 183 . Outre l’évolution continue des programmes d’enseignement au cours des années cinquante, nous avons été attentive aux moments de réforme et aux échanges qu’ils provoquaient, très souvent retranscrits de manière intégrale 184 .

Nous avons également pu accéder aux archives de l’association professionnelle du corps des Ponts et Chaussées. Le statut de ces documents est relativement incertain dans la mesure où ils proviennent de cartons stockés dans une des caves de la rue des Saints-Pères, dont certains sont triés et étiquetés quand d’autres ont été simplement entreposés par les responsables successifs de l’association. S’ils ont sans doute fait l’objet d’un tri préalable, beaucoup ne sont pas classés. Nous y avons trouvé notamment de nombreux rapports, des comptes rendus des assemblées générales de l’AIPC accompagnés des « bilans moraux » de l’association, des échanges de courriers, des données quantitatives sur les rémunérations du corps et du matériau syndical.

Le deuxième type de documents écrits que nous avons rassemblé provient d’archives personnelles constituées par des acteurs de la réforme. Il s’agit là à la fois de documents remis par les interviewés à la fin des entretiens (lettres, rapports, comptes rendus de réunions, bases de données, documents powerpoint, plaquettes de présentation, etc.) et de documents que nous avons pu directement extraire des cartons mis à notre disposition par un membre de la direction du Personnel du ministère de l’Équipement, précédemment évoqué. Ces documents de première main nous ont notamment permis de reconstituer une partie de la genèse de la fusion des corps techniques supérieurs du Ministère.

Nous avons appelé « documents internes » le troisième type de sources écrites dont nous avons pu disposer. Á la Défense, dans la Tour Pascal, au détour d’un couloir du service de la direction du Personnel se trouve un local que les agents du Ministère appellent « la crypte ». Si les cartons d’archives, classés et référencés par un archiviste ou bien conservés par des individus, sont le résultat d’un tri sur lequel le chercheur n’a pas prise, les documents internes disponibles dans « la crypte » n’ont fait quant à eux l’objet d’aucun filtrage et d’aucun ordonnancement. La pièce est meublée d’étagères qui contiennent des dossiers bruts, composés de documents variés, de toute nature, amassés au cours de différents projets ou processus de réforme et empilés les uns sur les autres, souvent sans logique (même chronologique) apparente. Ils semblent avoir été stockés, tel quel, une fois la réforme achevée ou lors du départ d’un agent. Ces documents internes sont destinés non pas aux chercheurs (le Ministère a son propre service d’archives) mais aux successeurs éventuels des agents qui laissent à leur disposition certains dossiers, ou encore aux personnes du service susceptibles d’être intéressées.

Nous avons trouvé, dans ces dossiers et ces cartons, quelques éléments similaires à ceux qu’évoque Catherine Grémion dans la présentation des « archives administratives » qu’elle a dépouillées 185 , auxquels s’ajoutent d’autres sources inédites. Nous avons sélectionné les documents relatifs à la fusion des corps et à la réforme statutaire, qui occupent quatre étagères complètes du local. Parmi ces documents, certains sont empilés, pêle-mêle. Dans une même pochette, se côtoient ainsi : des rapports, des lettres, des coupures de presse, des tableaux statistiques, des ordres du jour et des comptes rendus de réunions, des notes internes, des tracts, des listes de destinataires de correspondance, des projets de décret et des décrets d’autres corps. Il y a parfois des « silences » inexplicables : plusieurs mois, voire un an, vierges de toute trace écrite. En outre, de nombreuses pièces ne sont pas datées ou le sont de manière très approximative. Nous sommes parvenue, la plupart du temps, à leur attribuer une date (plus ou moins précise) ou, au moins, à les situer les unes par rapport aux autres, à l’image d’un puzzle en chantier que nous complétions au fur et à mesure de l’enquête, dans l’espoir d’obtenir une cartographie claire de la réforme. Les récapitulatifs périodiques sur la situation de la réforme, ou les dossiers-clés permettant au directeur du service ou au directeur du cabinet, voire au ministre, de prendre rapidement connaissance du dossier, nous ont été d’une grande aide. Ils nous ont permis non seulement de nous repérer chronologiquement, mais également de connaître les arbitrages et les étapes des négociations, de comprendre les différents positionnements des acteurs et, parfois, les stratégies qu’ils poursuivaient. La présence de versions intermédiaires des projets de décret ou de certaines lettres rédigées en plusieurs étapes nous a donné à voir la fabrique concrète de la réforme dans les détails les plus microscopiques et souvent les plus révélateurs du processus. Les esquisses des lettres, rédigées par un chargé de mission de la DPS, amendées par un sous-directeur du service, puis signées par son directeur, le directeur du cabinet ou, plus rarement, par le Ministre lui-même, rendent également compte de la mise en forme du langage administratif.

Si ces documents internes contiennent également de multiples rapports et bilans à partir desquels nous avons entrepris un travail quantitatif détaillé sur les quatre corps avant la fusion puis sur le « nouveau » corps des Ponts, nous souhaitons insister plus particulièrement sur deux types de sources plus originales 186 . Si Catherine Grémion souligne qu’elle n’a trouvé, dans ses « archives administratives », aucun compte rendu de réunion dont les seules traces apparaissaient sous la forme de relevé de décisions 187 , tel ne fut pas notre cas. Nous avons pu, en effet, rassembler des comptes rendus relativement nombreux 188 relatifs aux réunions des différents groupes de travail qui ont composé la scène de la fusion ou celles de la formation initiale. Nous avons, en outre, eu accès aux fameux « Bleus de Matignon », ces procès verbaux qui consignent les échanges lors des réunions interministérielles tenues en présence des services du Premier ministre. Partiellement retranscrits et formulés dans un langage administrativement correct, ils ne remplacent pas pour autant la qualité d’une observation directe des réunions auxquelles nous n’avons malheureusement pas pu assister. Néanmoins nous avons trouvé dans ces archives un matériau d’une rare richesse : les notes manuscrites d’un agent de la DPS, prises de manière extrêment détaillée au cours de nombreuses réunions qui se sont déroulées tout au long du processus de réforme des cadres de l’action publique. Si l’écriture était parfois illisible 189 , c’est notamment en raison de l’exhaustivité des informations ainsi consignées, les interventions étant très souvent intégralement retranscrites, avec la mention du nom des locuteurs. Ces notes manuscrites ont joué un rôle relativement similaire (mais de deuxième main) à celui qu’attribuent certains chercheurs à l’observation directe, dans la mise en évidence du décalage entre les propos tenus en réunion et leur reformulation policée dans les comptes rendus 190 . Ces notes manuscrites nous ont ainsi souvent permis de « lire entre les lignes » et constituent un élément intéressant de mise en évidence du processus de traduction dont font l’objet les attaques personnelles et les interventions peu châtiées des uns, les oppositions trop franches ou les sous-entendus trop évidents des autres.

La deuxième source « originale » dont nous avons pu bénéficier au cours de ce travail est constituée des courriers électroniques imprimés par un agent de la DPS, lors de leur réception ou après leur transmission. Il s’agit, dans la grande majorité, de courriers internes à l’administration. La généralisation progressive du recours à l’internet dans les échanges (ici professionnels et administratifs), souvent informels (mais également officiels) rend très difficile la reconstitution exacte des processus de décision 191 sans l’apport de ces traces 192 .

Il nous semble important pour clore ce développement sur les sources écrites de souligner les limites de cette exploration. Si les documents mis à notre disposition se sont révélés d’une grande richesse, ils ne reflètent néanmoins qu’un seul point de vue sur la réforme : celui des agents du ministère de l’Équipement et du corps des Ponts et Chaussées. Nous n’avons pas eu la possibilité, en effet, d’explorer d’autres sources, issues d’autres ministères impliqués dans la première étape de la réforme, lors de la fabrication des nouveaux statuts du corps. Notre analyse aurait sans aucun doute bénéficié d’un travail sur les documents internes des ministères traditionnellement consultés dans les réformes qui touchent à l’administration, soit la direction du Budget du ministère de l’Économie et des Finances et la direction générale de l’Administration et de la Fonction publique (la DGAFP, unique direction du ministère de la Fonction publique). Bien que de manière probablement moins complète, nous avons néanmoins trouvé des éléments d’informations sur les prises de position des agents de ces ministères au sein des documents internes du ministère de l’Équipement.

Notes
178.

Sur ce découpage temporel et les lacunes dans les sources archivistiques disponibles, cf. la notice méthodologique sur les archives de l’ENPC dans les annexes.

179.

Le terme renvoie à des enseignements variés qu’il nous a semblé peu pertinent de regrouper sous un même qualificatif : sciences humaines, communication, gestion, sociologie, philosophie, etc. Nous aurons l’occasion de revenir, au cours de la thèse, sur ce problème terminologique.

180.

Nous procédons ici à une rapide énumération, pour plus de détails et pour un aperçu de l’état des archives disponibles, cf. la liste des sources.

181.

Les comités d’enseignement réunissent l’équipe de direction de l’École et les enseignants pour discuter des affaires relatives aux enseignements, aux enseignants et aux élèves (réforme des enseignements, nomination d’un enseignant, classement des élèves et remise de prix, etc.)

182.

Depuis cette date, nous y reviendrons, l’ENPC jouit plus précisément d’un statut d’établissement public à caractère scientifique, culturel et professionnel (EPSCP). Cf. en annexe le schéma qui décrit les instances représentatives et décisionnelles de l’ENPC.

183.

Parmi ces documents se trouvent en outre les dossiers préparatoires des conseils, accompagnés selon les cas de lettres, de notes, d’arrêtés, etc.

184.

La retranscription intégrale des comptes rendus de nombreux conseils de perfectionnement et d’administration représente une très grande richesse d’informations et offre l’avantage de donner à lire les débats de manière brute et non reformulée dans un langage plus policé.

185.

GRÉMION Catherine, Profession : décideurs, op. cit., 1979, pp.4-5.

186.

Nous nous permettons de renvoyer à la notice méthodologique en annexe sur le travail quantitatif entrepris.

187.

« La règle est que l’on publie et distribue un “relevé de décision” sans mention des interventions qui ont amené à s’arrêter sur les choix finaux, ni des positions prises par les participants. » Ibid., p.5.

188.

Cf. la liste des sources.

189.

En dehors du déchiffrage de l’écriture elle-même, il nous a fallu un certain temps pour en apprivoiser les codes, les abréviations, les initiales, les signes, etc.

190.

Cf. par exemple :DESAGE Fabien, Le consensus communautaire contre l'intégration intercommunale…, op. cit., 2005, p.44.

191.

Les « traces à rebours » selon la formule de Michel de Certeau : DE CERTEAU Michel, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 2002 (1ère éd. : 1995), p.58.

192.

Le souci de conservation des traces de ces échanges par un haut fonctionnaire nous a été d’une aide précieuse. Sans que cela suffise évidemment à témoigner d’une multiplication de cette pratique, nous pouvons néanmoins souligner que nous avions bénéficiée du même type de sources lors de notre enquête de terrain de DEA sur ATTAC, au cours de laquelle nous avions accédé à plusieurs courriers éléctroniques imprimés, retracant des échanges au sein de l’appareil du parti communiste ou entre les membres du conseil d’administration de l’association. GERVAIS Julie, Les militants et le “système d'Attac”: entre mutations du militantisme et nouveaux engagements citoyens, DEA de science politique, IEP de Lyon, 2001.