Partie 1. La fusion des corps comme parade à l’affaiblissement d’un ministère et d’un grand corps de l’Etat

« Bon, le corps des Ponts a certainement mal vécu un certain nombre de transformations de la maison mère, enfin, en termes de pouvoir j’entends ou d’image, d’idée de pouvoir. Être directeur départemental de l’Équipement il y a vingt-cinq ans, c’était le summum ! Cette image-là s’est dégradée, enfin, elle a évolué […]. De par les premières lois de décentralisation, du fait que le pouvoir de décision n’appartient plus à l’administration en tant que telle mais aux élus, donc, de ce fait, il y a pu y avoir une désaffection pour un certain nombre de postes. […] C’est une évolution qui correspond à cette image-là : on a peur de ne pas retrouver un pouvoir de décision, sans parler des conditions de rémunération […] donc il faut motiver et aussi agir sur les conditions de rémunération et les conditions statutaires. Bon, la fusion des corps issus de l’X avait aussi cette vocation hein, et de diversifier les possibilités de travail dans la fonction publique 196 . »

Le nom est resté mais le corps des Ponts et Chaussées n’est plus le même depuis le décret « portant statut du corps des Ponts et Chaussées », paru au Journal Officiel le 17 avril 2002 197 . Abrogeant un décret qui datait de 1959 198 , ces nouveaux statuts reconfigurent le périmètre du corps dont les effectifs augmentent alors de moitié, passant de mille deux cent trente agents en activité à mille huit cent cinquante-cinq 199 . Ils consacrent en effet ce que les ingénieurs concernés qualifient de fusion 200 des quatre corps techniques supérieurs du ministère de l’Équipement. Le corps de l’Aviation civile, le corps supérieur de l’établissement public Météo France et le corps des ingénieurs de l’Institut géographique national ne font désormais plus qu’un avec celui des ingénieurs des Ponts et Chaussées (IPC). Depuis, à la sortie de l’École polytechnique, il manque trois grands corps à l’appel parmi les recruteurs potentiels pour le service de l’État. La réforme s’attache à redéfinir les contours de la haute fonction publique et porte sur ce qu’il est convenu d’appeler, dans le vocabulaire managérial, les « ressources humaines » de l’État. Durant plus de cinq ans, ces quatre corps ont travaillé à leur convergence et au lissage de leurs différences statutaires pour aboutir à une réforme que ses promoteurs ont très tôt qualifiée de « modernisatrice », l’inscrivant dans le credo de l’efficience et des impératifs gestionnaires, gages d’une orientation managériale exemplaire.

En accordant la priorité à la diminution des dépenses publiques, à l’efficacité et à la performance de l’administration, ainsi qu’à la réduction du périmètre des grands corps de l’État, cette fusion s’inscrit d’emblée dans les principes de la doctrine néolibérale. Elle semble ainsi témoigner de la diffusion du modèle managérial au sein de l’État qui relève du passage du paradigme économique keynésien au paradigme de type monétariste faisant de la lutte contre l’inflation et la défense de la monnaie l’objectif des réformes à mener. Résultat de la fusion des corps techniques supérieurs de l’Équipement, la création d’un « nouveau » corps des Ponts et Chaussées serait donc le reflet d’un « tournant néo-libéral 201  » et le symptôme d’un vaste mouvement de conversion de l’État à un « référentiel de marché 202  ». Si les travaux qui témoignent de la diffusion d’un « référentiel modernisateur » au sein de l’administration 203 éclairent en partie l’analyse des réformes au sein de l’État, nous souhaitons pour notre part adopter un autre point de vue.

Nous considérons que l’affiliation managériale de la réforme, loin de s’imposer de l’extérieur, se construit au cœur même de l’État, de ses conflits, de ses jeux institutionnels, de ses coalitions, de ses luttes de positionnement et de ses relations de pouvoir 204 . Aussi s’agit-il de montrer, au plus près, comment s’élabore une telle réforme, en nous intéressant aux investissements dont la catégorie « modernisation » fait l’objet, les intérêts qu’elle recouvre, les arrangements qu’elle permet, les luttes d’influence qu’elle génère et la manière dont elle structure les interactions au sein de la haute fonction publique. La perspective microsociologique choisie ici nous invite à appréhender les circonstances précises dans lesquelles se déploie la réforme, ses conditions d’apparition, les négociations qui la façonnent et sa mise en forme discursive dans les présentations dont elle fait l’objet. L’analyse de la genèse et de l’élaboration de la réforme, en nous donnant à voir les « possibles non advenus 205  », les ambitions révisées et les desseins contrariés, nous engage à dépasser la perspective de la simple diffusion mécanique d’un impératif managérial au sein de l’administration pour mieux explorer les sources d’inspiration de la réforme qui ne sont pas affichées comme telles.

Nous attendons de l’analyse des conditions précises de production d’une telle réforme qu’elle nous éclaire sur la prégnance apparente du discours managérial au sein de l’État. L’hypothèse que nous souhaitons vérifier est qu’elle n’atteste pas d’une diffusion uniforme et d’une conversion généralisée à la « modernisation ». Au contraire, le flou et l’extrême plasticité de cette thématique autorisent des emprunts variés et des usages différenciés 206 . Cette première partie vise ainsi à interroger l’hypothèse selon laquelle le recours à la rhétorique de la « modernisation » traduirait sans doute moins des objectifs de type managérial que des préoccupations liées à la situation d’affaiblissement dans laquelle se trouvent le ministère de l’Équipement, le corps des Ponts et Chaussées et l’intensité des liens qui les unissent.

La restitution des circonstances, à la fois subjectives (vécues) et « objectives » (qui relèvent de la littérature scientifique), au sein desquelles intervient la réforme statutaire du corps des Ponts et Chaussées, fera l’objet du premier chapitre. Nous souhaitons mettre au jour les conditions d’apparition d’une telle réforme en nous penchant sur les analyses relatives aux évolutions du Ministère 207 durant les trois dernières décennies, sur leur vécu par les ingénieurs des Ponts et Chaussées, et sur des données tant quantitatives que qualitatives qui nous permettront d’objectiver l’état des rapports entre ce corps et son ministère de tutelle. C’est à rendre compte des processus par lesquels s’impose le raisonnement officiel de la réforme statutaire en termes « modernisateurs » que nous consacrerons le deuxième chapitre. En décrivant le positionnement du corps des Ponts dans l’espace des corps supérieurs de l’Équipement avec lesquels il a fusionné, et en revenant sur l’élaboration et le contenu des négociations auxquelles la réforme a donné lieu, nous proposons d’éclairer à la fois les conditions de mise en forme discursive et les motivations qu’une telle rhétorique tend à passer sous silence.

Notes
196.

Entretien auprès du sous-directeur des personnels techniques d’entretien et d’exploitation, chargé de la tutelle des Écoles à la direction du Personnel et des Services (DPS) du ministère de l’Équipement, La Défense, le 24 avril 2003.

197.

Décret n°2002-523 du 16 avril 2002 portant statut particulier du corps des ingénieurs des Ponts et Chaussées.

198.

Décret n°59-358 du 20 février 1959 modifié relatif au statut particulier du corps des ingénieurs des Ponts et Chaussées.

199.

Á partir de : DPS, Bilan de gestion du corps des ingénieurs des Ponts et Chaussées, années 2002 à 2005. Concernant les difficultés relatives au décompte des effectifs du corps, nous invitons le lecteur à consulter la notice méthodologique figurant en annexe, intitulée « Difficultés de l’analyse statistique du corps des Ponts et Chaussées ».

200.

Ce terme d’usage courant n’a pas de définition juridique. Il aurait été emprunté pour des raisons de commodité : parler du « corps fusionné » permet de distinguer le « nouveau » corps des Ponts et Chaussées de l’« ancien ». Entretien auprès d’un chargé de mission du corps des Ponts et Chaussées, La Défense, le 24 avril 2003. Le chargé de mission du corps des Ponts et Chaussées est un agent de la DPS chargé de la gestion des IPC dès leur entrée dans le corps. C’est l’interlocuteur direct des IPC, il est notamment chargé de leur mobilité professionnelle.

201.

JOBERT Bruno (dir.), Le tournant néo-libéral en Europe. Idées et recettes dans les pratiques gouvernementales, Paris, L'Harmattan, coll."Logiques Politiques", 1994.

202.

MULLER Pierre, Les politiques publiques, Paris, Presses universitaires de France, coll."Que sais-je ?" 1990, p.48.

203.

En ce qui concerne la France, cf. : JOBERT Bruno et MULLER Pierre, L'État en action, Paris, Presses universitaires de France, 1987 ; MULLER Pierre, « Les politiques publiques comme construction d'un rapport au monde », dans FAURE Alain, POLLET Gilles et WARIN Philippe (dir.), La construction du sens dans les politiques publiques. Débat autour de la notion de référentiel, Paris, L'Harmattan, coll."Logiques politiques", 1995, pp.153-178.

204.

Dans une perspective comparative et à partir de deux études de cas (le Japon et Hong-Kong), Eric Welch et Wilson Wong montrent que les caractéristiques nationales agissent comme des filtres vis-à-vis des pressions au changement exercées sur les administrations par la « globalisation ». WELCH Eric W. et WONG Wilson, “Effects of Global Pressures on Public Bureaucracy. Modeling a New Theoretical Framework”, Administration and Society, vol.33, n°4, Septembre 2001, pp.371-402. Á ce sujet et sur le terrain français, cf. par exemple : JOBERT Bruno et THÉRET Bruno, « France: la consécration républicaine du néo-libéralisme », dans JOBERT Bruno (dir.), Le tournant néo-libéral en Europe, op. cit., 1994, pp.21-85 ; BEZES Philippe, Gouverner l'administration, op. cit., 2002 (pour une présentation générale, cf. notamment p.7 et sq.)

205.

Nous nous permettons de renvoyer ici le lecteur à l’introduction générale.

206.

Les différents articles qui composent le numéro de la revue Politix consacré au management témoignent de la labilité de cette notion : « Management », Politix, vol.20, n°79, 3ème trimestre 2007.

207.

Nous nous permettons de rappeler au lecteur que la majuscule attribuée au ministère de l’Équipement lorsque son secteur d’activité n’est pas mentionné vise à le distinguer des autres ministères évoqués dans ce travail.