Chapitre 1. Où le corps des Ponts s’autonomise d’un ministère affaibli

Nous souhaitons introduire ce chapitre en présentant brièvement le registre discursif de la « modernisation » dans lequel s’inscrit la fusion des corps techniques supérieurs de l’Équipement. L’antienne n’est pas nouvelle 208 et apparaît comme un leitmotiv du ministère de l’Équipement qui cherche à s’imposer au sein de l’administration comme « le véritable parangon de la modernisation 209  ». Mises en place à différentes époques, les réformes qualifiées de « modernisatrices » présentent pour point commun d’intervenir à des moments où l’institution est fragilisée. Cela nous invite dès lors à être attentive au contexte dans lequel le « nouveau » corps des Ponts et Chaussées voit le jour et, plus généralement, à ce que cela nous enseigne des rapports qu’entretiennent les agents de l’État à ce type de réformes.

Une réforme sous les auspices de la « modernisation »

Dès 1995, les hauts fonctionnaires des Ponts et Chaussées et de Météo France, bientôt rejoints par ceux de l’Aviation civile et de l’Institut géographique national, invoquent la nécessaire « modernisation » de l’État à l’origine de leur projet de fusion, inscrivant leur démarche dans le sillage d’une réforme de l’État appelée de ses vœux par le gouvernement. Énoncés dans la circulaire du Premier ministre du 26 juillet 1995 210 , qui assigne notamment à l’action du gouvernement « une réforme de l’encadrement supérieur 211  », les principes de cette « modernisation » constituent, selon les initiateurs de la réforme, LA source d’inspiration de leur projet. Á partir de 1997 s’engagent des échanges interministériels soutenus entre le ministère concerné, le ministère de la Fonction publique et celui de l’Économie et des Finances. La lecture des lettres de saisine du Budget et de la direction générale de la Fonction publique (DGAFP), des comptes rendus de réunions, ou des documents préparatoires élaborés par les services du ministère de l’Équipement, témoignent d’un registre discursif unimodal. Les promoteurs du projet de réforme le présentent invariablement comme le fruit des recommandations gouvernementales relatives à la « modernisation » de l’État. C’est par la revendication de cette affiliation que débute par exemple la lettre par laquelle le directeur de cabinet du ministre de l’Équipement saisit le ministère de l’Économie et des Finances de son projet de réforme statutaire :

‘« Dans le cadre des mesures préconisées par la circulaire du Premier ministre relative à la préparation et à la mise en œuvre de la réforme de l’État et des services publics, il est proposé de modifier le statut des ingénieurs des Ponts et Chaussées 212 . » ’

S’adressant au directeur général de la Fonction publique, son successeur évoque à nouveau le « chantier de modernisation de l’État 213  », affirmant qu’il soumet là « un projet qui s’inscrit totalement dans cette démarche 214  ». Les enjeux de la fusion « sont fondés sur une logique de modernisation 215  », insiste-t-il. Si les gouvernements ont changé entre les prémices de la réforme et les premiers échanges nourris entre les ministères, la référence « modernisatrice » demeure 216 . Les courriers de l’administration de l’Équipement adressés au ministère de l’Économie et des Finances ou à la DGAFP égrènent l’argument ad nauseam : le projet « s’inscrit dans le cadre des orientations interministérielles concernant la haute fonction publique 217  », ou encore, il « s’inscri[t] résolument dans le grand chantier de la modernisation de l’État et de la rénovation de son encadrement supérieur 218  », ou enfin, « dans le cadre des orientations du dernier Comité Interministériel pour la Réforme de l’État (CIRE du 12 octobre 2000) portant sur la dynamisation de la gestion des ressources humaines de l’État 219  », etc. Ritournelle sémantique, la rengaine « modernisatrice » apparaît comme le sésame dont la seule invocation légitimerait le principe de la réforme.

Les leçons de l’histoire

Au sein du ministère de l’Équipement, l’air n’est pas nouveau et les échos du refrain pas si lointains. Plusieurs travaux, nous aurons l’occasion d’y revenir, témoignent du caractère précurseur de cette administration en termes d’innovations managériales et de réformes dites « modernisatrices ». Dans sa thèse, Philippe Bezes qualifie le ministère de l’Équipement de « bon élève » de la réforme de l’État, désignant par là la volonté de ses agents de se positionner comme tels au sein de l’administration 220 . Sans conclure pour autant à un leurre managérial, plusieurs études montrent que les principes de la « modernisation » ne sont jamais prônés avec autant de ferveur que lorsque le Ministère traverse une période d’affaiblissement 221 . Dans des circonstances difficiles pour son administration, les agents du ministère de l’Équipement joueraient de la réforme « modernisatrice » comme d’une parade. Ainsi en irait-il de la création en 1966 du ministère de l’Équipement, résultat de la fusion des anciens ministères des Travaux publics et de la Construction, précisément retracée par Jean-Claude Thœnig dans L’Ère des technocrates. L’auteur décrit les conditions d’affaiblissement dans lesquelles intervient cette réforme 222 , conçue par des « jeunes Turcs » comme un élément de revitalisation de leur corps et un remède à l’« impasse grave 223  » dans laquelle il se trouve. Si cela n’augure rien de la qualité managériale du projet entrepris − question qui dépasse là notre centre d’intérêt (et notre champ de compétence) − la mise en lumière de la situation du ministère de l’Équipement au début du vingt-et-unième siècle, et des circonstances dans lesquelles sont rédigés les nouveaux statuts, nous met en garde quant à un certain nombre d’illusions qu’alimentent les discours indigènes.

Le « bon élève » de la « modernisation » au dernier rang de l’administration ?

Les discours qui accompagnent la démarche réformatrice visent à positionner les agents du ministère de l’Équipement dans une stratégie de précurseurs au sein de l’administration : aussitôt annoncées les grandes lignes de la circulaire du Premier ministre, les ingénieurs seraient déjà sur le pied de guerre, en ordre de bataille, prêts à satisfaire aux exigences réformatrices du gouvernement en vue d’améliorer le service public 224 . En montrant qu’ils anticipent certaines exigences du gouvernement, ils entendent (et semblent finir par) être considérés comme un modèle d’élèves disciplinés qui devancent les attentes de l’administration. Ainsi s’exprime en effet le directeur du cabinet du Ministre 225 lorsqu’il s’adresse à celui de la Fonction publique :

‘« La politique [de] mon ministère […] anticipe plusieurs axes que vous avez fixés pour la modernisation de l’encadrement supérieur 226 . »’

La démarche semble d’ailleurs appréciée par la DGAFP, censée encourager les corps de fonctionnaires à engager des réformes respectant les recommandations gouvernementales. C’est ce que retient un cadre de la direction du Personnel de l’Équipement d’une réunion avec les représentants de la Fonction publique, soulignant dans ses notes manuscrites : « Intérêt pour la DGAFP d’un exemple de principe qui peut faire école 227 . » C’est en effet sur ce registre que le directeur général de la Fonction publique s’adresse aux services du ministère de l’Équipement, les confortant dans leur rôle de précurseur :

‘« Ce projet de fusion s’inscrit pleinement dans les orientations de modernisation de la gestion des ressources humaines et présente un grand intérêt pour l’amélioration de la gestion des agents des corps concernés 228  », évoquant même dans un autre courrier un « dossier exemplaire pour la modernisation des corps techniques supérieurs de l’État 229 . »’

Les agents du ministère de l’Équipement prétendent, certes, se situer parmi les meilleurs élèves en matière de réforme de l’État, mais cela n’augure rien de la « santé » de leur corps ni des résultats qu’ils réalisent par ailleurs. S’ils se présentent auprès de la DGAFP comme de potentielles « têtes de pont » modernisatrices, la réalité de la situation du Ministère les place plutôt en queue de peloton de l’administration. Parallèlement au discours du « bon élève », et sans nécessairement le contredire, la situation du Ministère, objectivée par les analystes et contée, de manière subjective, par les membres du corps dans la discrétion et la liberté de ton qu’autorise (parfois) la situation de face-à-face, jure avec la communication institutionnelle et les discours de présentation de soi. Le constat, largement partagé au sein du corps, selon lequel le ministère de l’Équipement vivrait une période de forte déstabilisation, rejoint ainsi les diagnostics formulés dans les analyses sur le même sujet. Patrice Duran décrit par exemple le déclin de « l’Équipement » depuis les années soixante-dix, dans un article qui condamne à terme l’existence de cette administration, au moins dans ses attributions actuelles 230 . De même Jean-Claude Thœnig évoque-t-il le délitement du Ministère et la perte de prestige des ingénieurs des Ponts dont le corps serait en voie de régression 231 . La montée en puissance de la contestation associative de l’expertise des ingénieurs, l’autonomisation des collectivités territoriales qui s’adjoignent leurs propres services techniques avec la décentralisation, la concurrence des entreprises privées que les directives européennes intensifient et la faiblesse du budget national, associée à la saturation de l’équipement du territoire, concourent en effet à la précarisation du Ministère et au sentiment d’insécurité de ses agents.

En partant de l’apparent paradoxe qui consiste pour une administration parfois décrite comme « moribonde » 232 à se poser à l’avant-garde de la « modernisation », nous souhaitons décrire plus précisément la situation du ministère de l’Équipement et son évolution au regard du processus de décentralisation. Nous verrons que la rhétorique managériale qui porte les réformes décentralisatrices vise à mobiliser les membres du corps, à les galvaniser, afin qu’ils viennent en aide au Ministère précisément au moment où lui sont portés les coups (législatifs) les plus rudes (section 1). Mais le divorce entre le corps et le Ministère apparaît patent. La photographie que nous proposons de quelques-uns des liens qui attestent de l’état des relations entre les ingénieurs des Ponts et Chaussées et leur tutelle ministérielle suffit à objectiver distanciation de leurs rapports à la veille de la fusion. Le Ministère voit son principal corps d’encadrement supérieur s’autonomiser et dévier des chemins traditionnels de la trajectoire professionnelle. C’est dans ce contexte alarmant qu’apparaît la réforme des statuts du corps (section 2).

Notes
208.

La terminologie daterait en France de Napoléon. DREYFUS Françoise, L'invention de la bureaucratie, op. cit., 2000, p.241.

209.

CHANUT Véronique, L'État didactique, op. cit., 2004, pp.41-46. Si l’auteure tend parfois à naturaliser le caractère « modernisateur » du ministère de l’Équipement, elle montre comment la mise en place d’une formation continue au management public pour les cadres supérieurs de l’Équipement, apparue à la fin des années quatre-vingt, s’inscrit dans la politique de « modernisation » entreprise à l’époque par les responsables du ministère de l’Équipement.

210.

Circulaire du 26 juillet 1995 relative à la préparation et à la mise en œuvre de la réforme de l’État et des services publics.

211.

Ibid., au 5. du I.

212.

Lettre du directeur du cabinet du ministre de l’Équipement, du Logement, des Transports et du Tourisme au cabinet du ministre de l’Économie et des Finances, objet : « Fusion des corps d’ingénieurs issus de l’École polytechnique. Projet de décret modifiant le décret n°59-358 du 20 février 1959 relatif au statut particulier du corps des ingénieurs des ponts et chaussées », Paris, le 28 mai 1997. Source : DPS, documents internes.

213.

Lettre du directeur de cabinet du ministre de l’Équipement, des Transports et du Logement au cabinet du ministre de la Fonction publique, de la réforme de l’État et de la décentralisation, objet : « Fusion des corps issus de l’École polytechnique », Paris, le 7 juin 1999. Source : DPS, documents internes.

214.

Idem.

215.

Idem.

216.

Seules les références aux textes changent, de la circulaire d’Alain Juppé (du 26 juillet 1995, op. cit.) à celle de Lionel Jospin (circulaire du 3 juin 1998 relative à la préparation des programmes pluriannuels de modernisation des administrations).

217.

Lettre de la sous-direction des Affaires financières et des réformes statutaires de la direction du Personnel et des Services du ministère de l’Équipement, des Transports et du Logement à la direction du Budget, bureau 2C du ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, objet : « Fusion des corps issus de l’École polytechnique », réf. : 99102, La Défense, le 23 novembre 1999. Source : DPS, documents internes.

218.

En gras dans le texte. DPS, « La fusion des quatre corps techniques supérieurs du ministère de l’Équipement. Un corps unifié pour le développement équilibré des territoires, des réseaux et des équipements publics », « Dossier relatif à la fusion des X », réunion interministérielle du 3 novembre 2000, 19 octobre 2000. Source : DPS, documents internes.

219.

DPS, « Ouverture du corps des Ponts et décloisonnement des viviers », « Dossier relatif à la fusion des X », réunion interministérielle du 3 novembre 2000, 27 octobre 2000. Source : DPS, documents internes.

220.

BEZES Philippe, Gouverner l'administration, op. cit., 2002., pp.697-700.

221.

Plus généralement, sur le recours au management par des administrations dominées, cf. : ALAM Thomas et GODARD Jérôme, « Réformes sectorielles et monstration de la modernité. Les usages des savoirs managériaux dans les politiques de l'emploi et de l'alimentaire », Politix, 3ème trimestre 2007, pp.77-100.

222.

THŒNIG Jean-Claude, L'ère des technocrates, op. cit., 1987, p.89 et sq.

223.

Ibid., p.94.

224.

Le premier rapport étudiant la faisabilité de la fusion date d’avril 1995 et précède donc de trois mois la circulaire d’Alain Juppé relative à la préparation et à la mise en œuvre de la réforme de l’État et des services publics. Les corps techniques supérieurs de l’Équipement peuvent donc aisément faire valoir le caractère précurseur de leur démarche au regard de la politique de « modernisation » souhaitée par le gouvernement Jospin dans sa circulaire de juin 1998.

225.

La règle typographique que nous utilisons pour le ministère de l’Équipement s’applique également à son ministre.

226.

Lettre du directeur de cabinet du ministre de l’Équipement au cabinet du ministre de la Fonction publique, op. cit., le 7 juin 1999. Source : DPS, documents internes.

227.

DPS, réunion entre la DPS et la DGAFP, notes manuscrites, le 7 septembre 1999. Source : DPS, documents internes.

228.

Lettre du directeur général de l’Administration et de la Fonction publique au directeur du Personnel et des Services du ministère de l’Équipement, des Transports et du Logement, réf. : 02430, Paris, le 4 avril 2000. Source : DPS, documents internes.

229.

Lettre du directeur adjoint au directeur général de l’Administration et de la Fonction publique à la direction du Personnel et des Services du ministère de l’Équipement, des Transports et du Logement, objet : « Fusion des quatre corps techniques supérieurs du METL », réf. : 008414, Paris, le 13 décembre 2000. Source : DPS, documents internes.

230.

DURAN Patrice, « L’Équipement, une administration de gestion… », Annales des Ponts et Chaussées, op. cit., 2001.

231.

THOENIG Jean-Claude, « Les grands corps », Pouvoirs, n°79, novembre 1996, p.115.

232.

C’est notamment ce qui ressort de l’analyse de Patrice Duran : DURAN Patrice, « L’Équipement, une administration de gestion… », Annales des Ponts et Chaussées, op. cit., 2001.