1) L’« âge d’or » du ministère de l’Équipement

The language of ghosts: “The farther you go back, the more beautiful and desirable the world becomes. You drag yourself from sleep each morning to face something that is always worse than what you faced the day before, but by talking of the world that existed before you went to sleep, you can delude yourself into thinking that the present day is simply an apparition, no more or less real than the memories of all the other days you carry around inside you 235 .”

« Il me plaît de rappeler qu’il y a deux siècles et demi […] le fondateur de l’ENPC déceintrait le Pont de Neuilly [...] Cette opération spectaculaire et presque magique avait déplacé le roi Louis XV avec sa Cour et le Tsar de toutes les Russies […]. Rêvons d’un temps où l’ingénierie et les ingénieurs seraient ainsi reconnus et fêtés à leur juste valeur 236  ! ».

L’évocation de la période antérieure à la décentralisation intervient spontanément, et très fréquemment, sans même qu’on interroge les ingénieurs des Ponts et Chaussées sur la question. Comme pour compenser une description jugée trop pessimiste, comme pour se rassurer sur la pérennité de leur corps, ou conjurer le sort, les ingénieurs des Ponts n’évoquent pas la période actuelle sans nous rappeler leurs riches heures passées. Les descriptions affligées de la fragilisation actuelle du Ministère sont ainsi resituées dans l’histoire longue de cette administration et s’accompagnent d’évocations des accomplissements passés, censés fonder la légitimité du corps qui en ferait encore aujourd’hui une institution nécessaire, qui ne pourrait pas ne plus être :

‘« Je trace un tableau un peu noir là mais il faut voir plus loin, on a eu dans notre histoire d’autres heures difficiles et quand on prend conscience de la participation historique des ingénieurs des Ponts à ce qui fait la France d’aujourd’hui, on se dit qu’on devrait quand même finir par s’en remettre ! […] Un corps comme celui-là ne s’effondre pas du jour au lendemain… 237  »’

Rapporté à son histoire, narrée comme illustre et glorieuse, le récit du déclin vient du même coup en minorer la portée. La seule évocation, toujours sur un mode enchanté, des personnages célèbres du corps, de leurs missions historiques et de leurs réalisations légendaires, suffit à en rappeler le prestige. Á l’instar de ce que décrit Paul Auster en exergue, les IPC se réfugient dans la description du « monde d’avant » et donnent à voir la situation actuelle comme une difficulté passagère, une quasi « apparition ». C’est là tout le paradoxe : dans le même temps qu’il en conte l’altération, l’interlocuteur rappelle la légitimité de type historique du Ministère. Le récit du déclin fonctionne en réalité comme un activateur de légitimité. En revendiquant son inscription dans la lignée de l’administration des Ponts et Chaussées puis des ministères de la Construction et des Travaux publics, les cadres de l’Équipement présentent le Ministère comme une figure constitutive du pays, « sans qui la France ne serait pas ce qu’elle est 238  ». Cette représentation idéalisée d’un Ministère au passé glorieux le donne à voir comme une partie du patrimoine français. Tout se passe comme si ce passé exerçait une force magique encore vivace et tangible qui le rendrait indétrônable.

Très décentralisée, l’administration de l’Équipement occupe en effet une place à part dans le paysage administratif, notamment dans la première moitié du vingtième siècle. Ses services déconcentrés émaillent le territoire national 239 et les ingénieurs qui en sont responsables jouissent d’une grande autonomie et d’une conséquente liberté de décision vis-à-vis de l’administration centrale située à Paris. Dans les décennies qui précèdent le « premier acte » de la décentralisation, l’ingénieur des Ponts apparaît comme un notable qui entretient des relations étroites et de dépendance avec les représentants de l’ensemble des autres institutions locales, en premier lieu les communes, pour lesquelles il agit comme un prestataire de services. Les ingénieurs des services déconcentrés du Ministère constituent alors des pivots incontournables au niveau local. Ils cumulent en effet plusieurs fonctions. Ils sont les maîtres d’ouvrage en tant que conseillers techniques du maire en matière de génie civil, les maîtres d’œuvre qui se chargent de l’exécution des travaux, les contrôleurs de légalité et de conformité de leurs réalisations et ils jouent le rôle d’émissaires pour les élus, auprès de l’administration centrale :

‘« D’une part, [le Service ordinaire des Ponts et Chaussées] fonctionne comme service local interministériel à disposition d’autres Administrations d’État. […] D’autre part, à côté de ses fonctions d’Administration d’État il agit également pour le compte des collectivités locales. […] Le Service ordinaire dispose donc d’avantages considérables débordant le cadre strict du ministère des Travaux Publics. Il maîtrise ainsi la conception, l’exécution et le contrôle des opérations publiques en matière de Génie civil. […] Il est par conséquent d’un précieux secours aux collectivités locales en tant qu’intermédiaires entre elles et l’État. Il les aide à faire aboutir leurs projets en étant leur avocat devant les autres ministères, voire devant leur propre administration centrale et en facilitant la recherche de crédits et de subventions de l’État. Bref, les cellules territoriales tiennent en mains les deux extrémités du dossier : son approbation et sa réalisation. Elles sont juges et partie. […] Tout ou presque est dans leurs mains 240 . » ’

Cette « fonction d’interface 241  » leur assure un rôle essentiel au niveau local, qui leur garantit une légitimité non seulement technique mais également politique. Á tel point qu’avant la création du ministère de l’Équipement en 1966, l’exercice du métier dans les services déconcentrés est considéré par les ingénieurs comme très prestigieux, bien davantage que l’occupation d’un poste en administration centrale, perçue comme dégradante :

‘« […] les ingénieurs en place répugnent dans leur grande majorité à quitter la voie royale de la carrière territoriale. En se spécialisant ou en devenant “parisien”, l’ingénieur des Ponts occupe un statut de marginal dans son corps et se place en porte-à-faux par rapport à ses collègues. Ainsi des ingénieurs des Ponts avaient été mutés à Paris parce qu’ils avaient connus des “ennuis” dans l’appareil territorial ou étaient considérés comme incapables 242 . »’

Les évolutions qui précèdent, sur le territoire, la promulgation des premières lois de décentralisation viennent pourtant modifier et affaiblir le pouvoir des ingénieurs des Ponts et Chaussées au niveau local.

Notes
235.

AUSTER Paul, In the Country of the Last Things, Faber and Faber, Londres, 1995 (1ère éd.: 1987), p.10.

236.

MARTINAND Claude, « Apologue de l’ingénieur responsable et du développement durable », allocution prononcée le 8 sept 2003 devant le congrès de la Fédération internationale des ingénieurs conseils, p.6. Source : CGPC, archives personnelles.

237.

Entretien auprès du président de la troisième section du conseil général des Ponts et Chaussées (CGPC), La Défense, le 25 avril 2003.

238.

Allocution de Gilles de Robien, ministre de l’Équipement, Assemblée générale de l’AIPC, observation directe, Paris, le 6 juillet 2004.

239.

THŒNIG Jean-Claude, « Une fédération d’agences locales », L’Ère des technocrates, op. cit., 1987, p.47 et sq.

240.

Ibid., pp.49-51.

241.

BARDET Fabrice et JOUVE Bernard (dir.), Les ingénieurs des Travaux publics de l'État au défi du territoire : du magistère technicien à l'impératif politique, Polycopié de "Politiques publiques de l'Équipement", Vaulx-en-Velin, 2007, p.24. Ce polycopié a fait l’objet d’un ouvrage, à paraître : BARDET Fabrice et JOUVE Bernard, Les ingénieurs des Travaux publics de l'État et l'action publique : du magistère technicien à la gestion de l'incertitude, Lyon, Presses universitaires de Lyon, à paraître (2008).

242.

THŒNIG Jean-Claude, L’Ère des technocrates, op. cit., 1987, p.93.