Dans un ouvrage collectif sur la décentralisation, dirigé par Michel Crozier et Sylvie Trosa, l’auteur d’un des chapitres s’exprime ainsi :
‘« La décentralisation s’est faite contre les grands corps ; mais si elle a pu se faire, c’est parce qu’ils étaient déjà affaiblis, et que, dans leur faiblesse, ils n’ont trouvé personne pour les défendre 243 . » ’Il cite à cet égard le cas du corps des Ponts et Chaussées, considéré comme l’exemple « le plus significatif 244 ». Ces lois viennent en effet entériner un état de fait, à l’œuvre durant la décennie 1970 qui a consacré le lent déclin des services déconcentrés de l’État et de ses agents, et la montée en puissance des collectivités locales. Pris de vitesse par le pouvoir local, les hauts fonctionnaires en général, et les ingénieurs des Ponts et Chaussées en particulier, voient leurs attributions et leurs positions de pouvoir diminuer de façon conséquente. D’après les travaux mentionnés qui traitent de la montée en puissance des collectivités locales « par petites touches 245 », les lois de décentralisation 246 confèrent « seulement » un cadre réglementaire et légal à la perte de vitesse des grands corps, à l’œuvre depuis déjà plusieurs années, qui voient alors une partie de leurs attributions leur échapper officiellement. Pour le dire autrement, elles prennent acte de la situation et entérinent juridiquement l’autonomie dont les collectivités territoriales ont fait preuve durant les années précédentes.
Les premières lois de décentralisation marquent ainsi l’implication grandissante des collectivités locales et de leur personnel d’encadrement dans la mise en œuvre et le suivi des politiques publiques 247 . Si l’accroissement du poids et du rôle des collectivités locales s’observe dans tous les pays de l’Union européenne 248 , ses conséquences sont particulièrement importantes dans le domaine des politiques d’aménagement et d’équipement du territoire en France. Parmi les services déconcentrés de l’État, les directions départementales de l’Équipement ont en effet été « en première ligne 249 », dans la mesure où elles exerçaient alors la majeure partie de leurs activités directement avec les collectivités locales. Or, les premières lois de décentralisation offrent aux maires la possibilité de s’attacher leurs propres services techniques et de contourner les prestations offertes par les ingénieurs d’État dans les services déconcentrés 250 . Entre autres pertes d’attributions en matière d’urbanisme, de transports, d’aménagement de l’espace et d’équipement, ces derniers se voient retirer l’entretien et l’exploitation de la voirie départementale, soit trois cent soixante-cinq mille kilomètres de routes départementales 251 . La montée en puissance des maires permet, en outre, à ceux-ci d’être plus autonomes vis-à-vis des agents de l’État sur le territoire, et notamment des ingénieurs dans les subdivisions et les directions départementales de l’Équipement. L’apparition de figures entrepreneuriales et « modernisatrices 252 » parmi les édiles locaux voit les agents des services déconcentrés court-circuités par des élus qui, cumulant les mandats locaux et centraux, bénéficient de ce fait d’un accès direct aux instances de décision centrales 253 .
Malgré la perte de pouvoir et de prérogatives qu’ont couronnée les premières lois de décentralisation, l’État a conservé une place centrale et prépondérante dans la gestion du réseau routier 254 . Le décret du 31 juillet 1985 organise en effet une simple « mise à disposition 255 » d’une partie du personnel des DDE sous l’égide du président du conseil général, et non un transfert ou une partition, permettant ainsi aux ingénieurs des Ponts et Chaussées de garder la maîtrise de leurs services. Cette « artifice juridique 256 » a permis d’éviter la scission des services de l’Équipement et de préserver l’unité des services déconcentrés et la mainmise des IPC sur leur personnel.
Principalement portée par les élus, « aux corps défendant » de la haute fonction publique 257 , la poursuite de la décentralisation au début des années 2000 vient nettement réduire les compétences des services déconcentrés de l’État et les affaiblir d’un point de vue financier et humain. Présenté comme la condition du rétablissement « de la légitimité même de l’action publique », dans l’exposé des motifs du projet de loi 258 , l’« acte deux 259 » de la décentralisation opère de nouveaux transferts des services déconcentrés vers les collectivités territoriales. La loi du 13 août 2004 260 qui suit l’approbation par le Parlement, réuni en Congrès, de la loi constitutionnelle relative à l’organisation décentralisée de la République du 17 mars 2003, organise le transfert des compétences. Parmi celles-ci, les DDE voient la gestion de dix-huit mille kilomètres du réseau national actuel, soit environ les deux tiers 261 , passer sous la responsabilité des départements, au regard de leur « intérêt local ». Ce transfert doit s’accompagner de celui de trente mille agents aux collectivités 262 .
La décentralisation, déclinée en deux « actes », conduit donc à un affaiblissement important des services déconcentrés de l’État qui se voient vidés de leur substance et retirés les compétences qui faisaient leur raison d’être dans les territoires 263 . Elle est néanmoins, selon les analystes, le résultat d’un processus à l’œuvre depuis les années soixante-dix, par lequel les ingénieurs des Ponts et Chaussées ont progressivement perdu une partie de leur pouvoir et de leur légitimité au niveau local.
EDOU Emmanuel, « Les grands corps de l'État résisteront-ils à la décentralisation ? » dans CROZIER Michel et TROSA Sylvie (dir.), La décentralisation. Réforme de l'État, Paris, Pouvoirs locaux, 1992, p.26.
Idem.
LORRAIN Dominique, « De l’administration républicaine… », Sociologie du travail, op. cit., 1991, p.471.
Lancée par la loi du 2 mars 1982, complétée par les lois du 7 janvier et du 22 juillet 1983 et par de nombreux décrets, elle a notamment affecté le corps des Ponts et Chaussées par un texte publié le 1er août 1985 [Décret du 31 juillet 1985 abrogé relatif aux modalités du transfert aux départements et à la mise à disposition de ceux-ci des services extérieurs du ministère de l’urbanisme, du logement et des transports (directions départementales de l’équipement et services spécialisés maritimes)]. Pour une analyse des débuts de la « première phase » de décentralisation, cf. : DUPUY François et THŒNIG Jean-Claude, « La loi du 2 mars 1982 sur la décentralisation. De l'analyse des textes à l'observation des premiers pas », Revue française de science politique, vol.33, n°6, décembre 1983, pp.962-986.
Selon le rapport présidé par Yves-Thibault de Silguy, la part de la fonction publique d’État, par rapport à l’ensemble de la fonction publique, a diminué de 68% en 1969 à 56% en 1998, et les effectifs de la fonction publique territoriale ont augmenté de 13% dans la décennie 1990. DE SILGUY Yves-Thibault (prés.), « Moderniser l’État : l’encadrement supérieur », Rapport au ministre de la Fonction publique, de la Réforme de l'État et de l'Aménagement du territoire, Paris, La documentation française, 2003, p.11.
L’application du principe de la subsidiarité renforce ce processus, dans la mesure où il répond au souci de rapprocher le niveau de prises de décision des citoyens. GREFFE Xavier, La décentralisation, Paris, La Découverte, coll."Repères", 2005, notamment « La décentralisation en Europe : la montée des régions », pp.64-85.
DURAN Patrice, "Les pannes de la déconcentration : l'échec du rapprochement des directions départementales de l'Équipement et des directions départementales de l'Agriculture et de la Forêt en 1993", Revue française d'administration publique, vol.4, n°120, 2006, p.760.La part des activités d’une DDE en lien direct avec les collectivités territoriales avant la décentralisation s’élève, précise-t-il, à 70%. Á ce sujet, cf. également : REIGNER Hélène, Les DDE et le politique. Quelles co-administration des territoires ?, Paris, L'Harmattan, coll."Logiques politiques", 2002.
La loi du 2 mars 1982 offre ainsi aux départements, aux communes et aux établissements publics intercommunaux la faculté de créer un établissement public dénommé « agence départementale » chargée d’apporter une « assistance d’ordre technique, juridique ou financier ». Article 32, Loi n°82-213 du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions.
Pour plus de détails à ce sujet, cf. le mémoire de recherche réalisé par Oren Wolff, sous la direction de Philippe Bezes : WOLFF Oren, Le ministère de l'Équipement face à la décentralisation. Chronique d'une réforme annoncée du secteur des Routes, mémoire de recherche, master mention "Sociétés et politiques comparées", Paris, IEP de Paris, 2007.
Cf. par exemple : PADIOLEAU Jean-Gustave, « L'action publique urbaine moderniste », Politiques et management public, vol.9, n°3, 1991, pp.133-143 ; SMITH Andy et SORBETS Claude (dir.), Le leadership politique et le territoire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002.
Cf. entre autres : DUPUY François et THŒNIG Jean-Claude, L'administration en miettes, Paris, Fayard, 1985, p.128 et sq.C’est un des facteurs qui viennent remettre en causele modèle de la régulation croisée analysé notamment par François Dupuy et Jean-Claude Thœnig : DUPUY François et THŒNIG Jean-Claude, Sociologie de l'administration française, op. cit., 1983,p.108 et sq.
THŒNIG Jean-Claude, L’Ère des technocrates, op. cit., 1987, p.308.
Décret du 31 juillet 1985 relatif aux modalités du transfert aux départements et à la mise à disposition de ceux-ci…, op. cit.
KESSLER Marie-Christine, Les grands corps de l'État, op. cit., 1986, p.259.
C’est ce qu’indique l’analyse des rapports consacrés à la réforme de l’État et à la « performance des administrations publiques », à laquelle s’est livré Patrick Le Lidec. LE LIDEC Patrick, « La relance de la décentralisation en France. De la rhétorique managériale aux réalités politiques », Politiques et management public, n°3, 2005, p.111 et sq.
Comme l’indique Patrick Le Lidec, ibid., p.102.
Ainsi qualifié dans l’administration, il recouvre un corpus juridique formé de lois organiques et constitutionnelles dont les votes s’échelonnent de mars 2003 au mois d’août 2004.
Loi n°2004-809 du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales.
La France compte environ vingt-huit mille kilomètres de routes nationales. Le tiers restant, « d’intérêt national et européen », demeure de la compétence de l’État. Un décret trace le nouveau périmètre du réseau routier national [Décret du 5 décembre 2005 relatif à la consistance du réseau routier national]. Cf. également : Décret du 16 mars 2006 modifiant le décret du 30 mars 1967 relatif à l’organisation et aux attributions des services départementaux et régionaux du ministère de l’Équipement ; Décret du 16 mars 2006 portant création et organisation des directions interdépartementales des routes.
Décret du 5 décembre 2005 portant application de l’article 18 de la loi n°2004-809 du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales. Cf. également : GREFFE Xavier, La décentralisation, op. cit., 2005, p.117.
Ce rude coup porté aux grands corps de l’État s’accompagne, en outre, de restructurations au sein du secteur marchand qui vont également contribuer à les affaiblir. En effet, le « chassé-croisé » auquel conduit la décentralisation voit, en même temps que le retrait de l’État, l’apparition « symétrique » de grands groupes privés. LORRAIN Dominique, « De l’administration républicaine… », Sociologie du travail, op. cit., 1991, p.482.