3) 1982 : la décentralisation vécue comme un « coup de tonnerre 264  »

Á contre-courant des analyses développées par les sociologues, les témoignages relatifs au processus de décentralisation que nous avons recueillis indiquent que ces lois, et notamment les premières au début des années quatre-vingt, sont apparues comme un véritable choc 265 . Dans les esprits, la date fatidique de 1982 semble sonner le glas d’une période enchantée :

‘« Á une certaine époque, l’ingénieur des Ponts il gérait beaucoup de crédits, avant 82 hein, il était responsable, il avait de l’argent à dépenser, il prenait des décisions. L’ingénieur des Ponts dans un coin était vraiment quelqu’un qui avait un pouvoir assez colossal. C’est fini. […] de ce fait, l’ingénieur des Ponts il a perdu à la fois ses crédits, sa légitimité, son pouvoir et, pour les X-Ponts, une bonne partie de l’intérêt du métier 266 . »’

Á ce propos, le ton se fait souvent dramatique. Les premières lois sont décrites comme une amputation brutale et traumatisante. Il est question du « couperet de la décentralisation 267  », d’une véritable « onde de choc 268  » et d’une « rupture brutale 269  », au sein d’un univers toujours magnifié par la nostalgie des discours :

‘« [C’était l’époque] où l’État incarnait seul la demande sociale, où la science était la figure de proue du progrès économique et où le Corps, “chevalier” de la science au service de l’État, participait à la reconstruction du pays à marche forcée. […] [C’était avant qu’en] 1982 n’éclate, dans un ciel bleu, le coup de tonnerre de la décentralisation 270 . »’

Désemparés, les ingénieurs des Ponts et Chaussées semblent mal vivre ce décalage entre un passé glorieux durant lequel ils ont eu le sentiment de reconstruire, d’équiper et d’organiser le pays, de diriger des pans entiers de l’économie, notamment dans la construction et le transport, et la considérable réduction de leur rôle dans la décentralisation qui s’est faite essentiellement « contre eux 271  ». Se remémorant la réaction des IPC au début des années quatre-vingt, un chargé de mission au cabinet du ministère de l’Équipement (qui n’appartient pas au corps des Ponts et Chaussées), témoigne en tant qu’observateur :

‘« J’ai été témoin de cette incompréhension presque intime sur le mode du “on n’a pas mérité cela, pourquoi on nous retire cette légitimité sur laquelle nous avons excellé pendant des siècles ?” 272 » ’

Dans un esprit identique, le sous-directeur des services de la décentralisation au ministère de l’Équipement 273 confie au journal Le Monde :

‘« La décentralisation a été globalement un séisme moral : on a expliqué soudain aux gens qu'ils faisaient mal leur métier, qu'ils empêchaient l'élu d'exercer son pouvoir, qu'ils étaient illégitimes dans le domaine de la prospective et de l'aménagement 274 . »’

Si la « deuxième phase » du processus de décentralisation n’est pas contée sur le mode lexical de la rupture, elle n’en produit pas moins un profond désenchantement au sein du corps. Le sentiment de déclin et de manque de lisibilité de l’avenir est perceptible dans les discours des IPC sur leur institution :

‘« On vit actuellement quand même un contexte de secousses, de séismes. On n’a pas de vision bien claire de l’évolution du paysage administratif 275 . »’

Les descriptions de la situation du Ministère ont un air de déjà entendu. Alimentant le désarroi des IPC, un certain nombre d’évolutions sont dénoncées, qui accompagnent le retrait de l’administration de l’Équipement sur le territoire consécutif au « deuxième acte » de la décentralisation. La faiblesse des budgets nationaux et la montée en puissance de la concurrence du secteur privé constituent des arguments complémentaires venant conforter la description d’une tutelle en voie d’affaissement, dont la place au sein de l’État s’amenuiserait progressivement :

‘« Les compétences et les performances de l’Équipement sont aujourd’hui sérieusement contestées notamment face à la montée en puissance des services des collectivités territoriales mais aussi par rapport aux compétences offertes par des organismes privés ; leur manque de disponibilité est partout souligné : exemple, dans mon département, au niveau communal, la DDE n’est d’aucun conseil pour le montage et la réalisation d’une opération d’HLM en individuels […]. La DDE est perçue par les élus surtout comme empêcheur de faire 276 . »’

Á la menace de la concurrence du secteur privé, que les acteurs présentent souvent comme une donnée récente censée être apparue avec la décentralisation 277 , qui obligerait les ingénieurs des Ponts à se montrer attractifs et performants en étant attentifs au coût de leurs prestations et à l’efficacité de leurs interventions, s’ajoute le manque de moyens de l’État qui ne serait plus en mesure de financer de grands projets d’équipement, dont le territoire national serait de toute façon saturé 278 . Face à l’abattement généralisé que semble susciter la décentralisation, les deux phases du processus vont être l’occasion d’une large diffusion d’un discours à caractère managérial au sein de l’administration de l’Équipement. Nous proposons à présent de regarder de plus près ce qui rapproche deux discours prononcés à plus de vingt ans d’intervalle.

Notes
264.

BOSQUI François (AIPC), « Le corps des Ponts », Rapport du secrétaire général, avril 1999, p.8.

265.

Si nous ne pouvons prétendre avoir sondé le corps des Ponts dans la mesure où nos entretiens offrent davantage une vision qualitative de leur vécu, le même constat a été fait par Véronique Chanut dans son ouvrage : CHANUT Véronique, L’État didactique, op. cit., p.89 et sq.

266.

Entretien auprès d’un enseignant de sciences économiques à l’ENPC, Paris, le 19 novembre 2002.

267.

Entretien auprès d’un ancien responsable de l’AIPC, Paris, le 23 janvier 2004.

268.

BOSQUI François (AIPC), « Le corps des Ponts », op. cit., avril 1999, p.8.

269.

JANVIER Yves, « Évolutions du ministère de l’Équipement en rapport avec le processus de décentralisation : une analyse historique » dansTHEYS Jacques, PERDRIZET François et al., Décentralisation et évolution du ministère de l’Équipement, Centre de prospective et de veille scientifique, note n°17, METLTM, 2003, p.60.

270.

BOSQUI François (AIPC), « Le corps des Ponts », op. cit., avril 1999, pp.8-12.

271.

EDOU Emmanuel, « Les grands corps de l’État résisteront-ils à la décentralisation », dans CROZIER Michel et TROSA Sylvie (dir.), La décentralisation, op. cit., 1992, p.26.

272.

Chargé de mission au cabinet du ministre de l’Équipement, réunion-débat organisée par l’Institut du management public, observation directe, Paris, le 12 mai 2005.

273.

Il s’agit de Patrick Gandil, personnage emblématique du ministère de l’Équipement que nous aurons l’occasion de présenter dans les prochains chapitres.

274.

LENFANT VALERE Carine, « Le nouveau rôle de la DDE. Frustrées par la décentralisation, les directions départementales de l’équipement continuent de conseiller les élus », Le Monde, 28 février 1993.

275.

Entretien auprès de l’ancien chargé de mission de la fusion des corps à la DPS, La Défense, le 24 avril 2003.

276.

VALLEMONT Serge, « L’Équipement demain : problèmes, enjeux, ressources. Quelles leçons tirer du passé, pour quel projet ? », 8 octobre 2002, document dactylographié remis par l’auteur.

277.

Sur les conséquences de l’intensification de la concurrence avec le secteur privé, notamment en termes de qualité et de coût des prestations proposées par les DDE, cf. : VALLEMONT Serge, Moderniser l’administration. Gestion stratégique et valorisation des ressources humaines, Paris, Nathan, coll. « Nathan Entreprise », 1991, p.58. C’est également le discours porté par la presse : LENFANT VALERE Carine, op. cit., Le Monde, 28 février 1993. Si la concurrence s’intensifie avec la décentralisation, Antoine Picon indique néanmoins que les ingénieurs des Ponts étaient placés dans un contexte concurrentiel dès l’apparition des ingénieurs de statut privé qui ont d’emblée critiqué le monopole de l’État sur les travaux publics, obligeant ces premiers à s’adapter à cette situation de rivalité alors inédite. PICON Antoine, L'invention de l'ingénieur moderne, op. cit., 1992, et notamment le chapitre 12 : « rivalités et coopérations », pp.589-610. Au sujet des relations entre les ingénieurs des corps de l’État et ceux du secteur privé, cf. : SHINN Terry, « Des corps de l'État au secteur industriel : genèse de la profession d'ingénieur, 1750-1920 », Revue française de sociologie, vol.19, n°1, 1978, pp.39-71.

278.

DURAN Patrice, « L’Équipement, une administration de gestion… », Annales des Ponts et Chaussées, op. cit., 2001.