B. La domestication de la mélancolie : le corps-forteresse d’un Ministère assiégé

Les facteurs sociaux, les dispositifs législatifs et les contraintes financières forment d’indéniables circonstances objectives qui éclairent les interrogations des agents du ministère de l’Équipement. L’action publique constitue en ce sens un cadre structurel et présente des contraintes objectives qui s’imposent en partie aux acteurs, tendent à délimiter leurs actions et à circonscrire leurs manières d’envisager l’avenir du corps des Ponts et Chaussées. Une analyse sociologique de l’action publique invite néanmoins à ne pas se contenter d’étudier les transformations de l’environnement ex nihilo mais à les saisir à partir des individus qui s’en font les interprètes au regard de finalités stratégiques. Ensemble de contraintes objectives qui structure l’environnement, l’action publique est également mobilisée sous la forme de « récits » dès lors utilisés comme une « ressource cognitive 279  » par les acteurs pour asseoir leurs argumentations et défendre leurs prises de position. Considérer que ce contexte ne détermine pas tout à fait la teneur des récits qui en sont faits ne revient pas à nier cette probabilité. C’est éclairer d’un jour différent les représentations des ingénieurs, façonnées par le contexte tout autant qu’elles le sont avec celui-ci 280 . En racontant, voire en mythifiant, les évolutions qui ont affecté le ministère de l’Équipement, ses responsables vont ainsi construire la nécessité du changement et justifier l’urgence des réformes à entreprendre.

Á l’occasion des deux « actes » de la décentralisation, deux types de discours vont se faire écho au sein du ministère de l’Équipement. Deux mises en scène et en mots de la décentralisation qui relèvent toutes deux d’une managérialisation de ses enjeux. Les deux discours sont chaque fois portés par des responsables du ministère de l’Équipement. Pour le « premier acte », une figure se détache dans le paysage administratif : celle de Serge Vallemont, adjoint au directeur du Personnel de 1981 à 1984, puis directeur du Personnel de 1985 à 1992. Durant le « deuxième acte », le discours apparaît moins directement personnalisé et circule notamment par des journaux internes promouvant les réformes en cours. Directeur de cabinet du ministre Gilles de Robien depuis septembre 2003 et bientôt secrétaire général du ministère de l’Équipement 281 , Patrick Gandil apparaît néanmoins comme un acteur central dans la diffusion de ce discours. Par-delà la disparité de leurs approches et des différences de profils des deux personnalités 282 , leurs discours en appellent tous deux à une réaction managériale face aux lois qui affaiblissent le Ministère. Célébrant les atouts du management, ils entendent fédérer les ingénieurs du corps et les mobiliser au service des institutions déconcentrées du Ministère, et éviter notamment la désertion des DDE qui serait dommageable pour leur administration.

Nous souhaitons ici revenir sur ces discours et les moyens, essentiellement rhétoriques, par lesquels, à la faveur d’un retournement symbolique, la décentralisation a été instrumentalisée au profit du Ministère. Deux mouvements nous semblent ici à l’œuvre : d’une part, les responsables du Ministère, Serge Vallemont en tête, s’appuient sur la première phase de la décentralisation pour imposer des réformes managériales propres à fidéliser les agents ; d’autre part, l’« acte deux » est présenté aux cadres supérieurs et à leurs jeunes pairs comme une réforme managériale, exaltante à mener… au cœur des services déconcentrés de l’Équipement en voie de démantèlement.

Notes
279.

RADAELLI Claudio M., « Logiques de pouvoirs et récits… », Revue française de science politique, op. cit., p.258.

280.

Ibid., p.272.

281.

Il est nommé au Conseil des ministres du 18 mai 2005. Article 1, décret du 19 mai 2005 portant nomination d’un secrétaire général à l’administration centrale. Depuis 2005, huit postes de secrétaires généraux ont été créés dans l’administration. Ils se réunissent tous les quinze jours autour du secrétaire général du gouvernement à Matignon pour échanger des informations, s’entendre sur des stratégies, voire engager des coopérations interministérielles.

282.

Cf. les encadrés retraçant la trajectoire professionnelle des deux individus. Celui de Serge Vallemont figure dans les pages suivantes. En raison de l’importance croissante du rôle joué par Patrick Gandil au fil de ces pages, son parcours est retracé dans le chapitre trois.