1) Premier acte de la décentralisation : une mise en scène obsidionale

« La rhétorique de la crise fait recette aujourd'hui 283 . »

D’après la définition qu’en donne Bruno Jobert dans l’introduction du livre Le tournant néo-libéral en Europe, l’administration de l’Équipement semble « en crise » dès les premières lois de décentralisation : « les tensions et les contradictions » à l’œuvre au sein du Ministère paraissent en effet avoir « atteint un degré tel que son identité, ses principes centraux de régulation sont menacés de disparition 284  ». Il apparaît dès lors intéressant de se pencher sur la manière dont les acteurs ont tenté de conjurer la « crise » 285 .

Dans ses mémoires, Serge Vallemont, l’un des personnages ayant marqué l’histoire du ministère de l’Équipement 286 , relate la manière dont le processus de décentralisation y a été vécu. Il évoque l’angoisse qui règne parmi l’encadrement supérieur, dès septembre 1981, à l’annonce du calendrier de préparation de la première loi de décentralisation, et le spectre de la « disparition programmée de l’administration de l’Équipement […] et [de] l’irrémédiable affaiblissement du corps des Ponts 287  ». Les ingénieurs envisagent avec effroi l’éventualité d’une « rétrograd[ation]au rang de subordonnés des préfets 288  » et pronostiquent dans l’inquiétude des « scénari[i] catastrophe 289  » et l’« éclatement des DDE 290  ». Une fois la loi dite « Deferre » promulguée, le 2 mars 1982, le désarroi est à son comble. Serge Vallemont décrit les signes de « l’affaiblissement de la “maison Équipement” 291  » à cette époque : « une administration se sentant à la dérive et attaquée de toutes parts 292  ». Les ingénieurs en chef voient « leurs repères disparaître 293  », le « moral des troupes [se dégrade progressivement] sur le terrain 294  » où se développe un « climat psychologique inquiétant 295  ». Si l’atmosphère décrite par Serge Vallemont rejoint certains discours des IPC que nous avons interrogés, elle semble néanmoins particulièrement apocalyptique. Elle contraste également fortement avec les résultats d’une enquête menée quelques années plus tard par Luc Rouban au sujet de la décentralisation, auprès de cadres supérieurs de la fonction publique occupant a minima la position de sous-directeurs. Les résultats obtenus dans les directions de l’Équipement indiquent que près de 46% des responsables se disent « très favorables » à la décentralisation, et il ne ressort aucune réponse « plutôt défavorables » au sein du Ministère, contrairement aux services déconcentrés d’autres administrations 296 . Les descriptions de Serge Vallemont dans son autobiographie s’apparentent néanmoins aux propos qu’il tenait alors aux agents du Ministère. En effet, au printemps 2005, à l’occasion de la présentation du livre de Véronique Chanut organisée par l’Institut du management public 297 , assis aux côtés de Michel Crozier 298 et probablement encouragé à l’objectivation (voire à la rationalisation a posteriori) par l’objet de la réunion 299 , Serge Vallemont confia aux personnes présentes les « arcanes » de sa stratégie. Venant confirmer l’analyse de Véronique Chanut qui travailla à ses côtés 300 , il admettait avoir volontairement dramatisé les enjeux de la décentralisation, en tant que directeur du Personnel, afin de mobiliser les énergies des cadres supérieurs en faveur des réformes managériales qu’il ambitionnait de mener. Cette stratégie, que l’on devine déjà entre les lignes de son autobiographie, avait également été démontrée par Patrice Duran qui rend hommage dans un article…

‘« … à l’intelligence et la ténacité de certains hauts fonctionnaires […] [grâce auxquels] l’Équipement a su surfer sur la vague décentralisatrice et jouer encore une fois de la contrainte externe pour se moderniser dans ses structures et sa gestion bien avant qu’une circulaire vienne lui en donner l’ordre 301 . »’

Serge Vallemont agit là comme un « montreur de management 302  », exposant les subtilités de sa démarche et les manipulations qu’il a initiées pour accéder à ses fins managériales 303 .

Encadré n°1 : Serge Vallemont (1930-.…)
Il commence sa carrière au bas de l’échelle de l’administration, comme dessinateur, avant d’intégrer la première promotion de l’École nationale des Travaux publics de l’État (ENTPE), créé en 1953. Secrétaire national du syndicat des ingénieurs TPE, de 1968 à 1974, il gravit progressivement les échelons hiérarchiques du ministère de l’Équipement. Ingénieur dans une subdivision rurale (1955-1956), il devient chef d’un bureau d’études (1956-1959) puis travaille à la DDE de l’Essonne (1965-1975) après un passage dans un laboratoire régional (1959-1965). Devenu ingénieur des Ponts et Chaussées en 1975, par la voie de la promotion sur liste d’aptitude 304 , il est nommé responsable de l’Urbanisme et de la Construction à la DDE de Seine-et-Marne (1975-1978). Il rentre dans l’administration centrale en occupant la fonction de chef de la mission de la « vie des services » à la direction du Personnel (1978-1981). Adjoint de Pierre Mayet, directeur du Personnel de 1981 à 1984, il devient conseiller technique au cabinet du Ministre de l’Équipement la même année. Il gardera cette fonction durant un an, avant d’être appelé à devenir directeur du Personnel, fonction qu’il occupera durant sept ans et dans laquelle il s’illustrera comme l’une des grandes figures « modernisatrices » du Ministère. Parti à la retraite en 1995, Serge Vallemont s’est imposé comme une des personnalités marquantes du corps de par les réformes qu’il a entreprises mais également en raison de son parcours professionnel qui l’a mené du plus bas de l’échelle au poste stratégique de directeur du Personnel.

En inscrivant ses projets dans un contexte d’incertitude et de précarité, Serge Vallemont s’est en effet saisi des menaces qui planaient sur l’administration de l’Équipement pour mobiliser les énergies autour de ses objectifs. Face à la « démobilisation de plus en plus grande du personnel 305  », il a souhaité proposer des perspectives claires et redonner leur « fierté 306  »à des cadres qui manquaient selon lui de confiance :

‘« [En tant que directeur du Personnel,] ma première motivation à l’égard des personnels de la direction fut de les motiver et de les responsabiliser autour d’un projet dont je voulais qu’ils se sentissent solidaires et partie prenante à sa réalisation. Ma réussite passerait par cette nécessaire adhésion… 307  »’

La morosité ambiante et le sentiment de perte d’identité ont semble-t-il constitué des atouts dans la stratégie de Serge Vallemont pour susciter l’assentiment du corps des Ponts et Chaussées et l’engagement de ses membres dans les réformes. Dès 1985, il a ainsi souhaité faire des directeurs départementaux de l’Équipement de véritables « patrons 308  » et des « moteurs du changement  309 »au niveau local, dans chacun de leurs services. Á contre-courant d’une décentralisation qui visait le pouvoir des DDE dans les territoires, la valorisation des cadres supérieurs « sur le terrain » entend les motiver et les fidéliser aux services déconcentrés, malgré le contexte. L’établissement de contrats passés entre eux et l’administration centrale et comportant des objectifs auxquels ont été attribués des moyens soumis à l’évaluation des « performances », visait dans cette perspective à responsabiliser les cadres et à en faire des alliés dans la bataille de la « modernisation » 310 . La métaphore guerrière est utilisée sciemment. Serge Vallemont présente ces réformes comme un plan d’attaque comprenant l’instauration d’une véritable « école de guerre 311  » avec la mise en place d’une formation continue au management. Créé en 1987, le cycle supérieur de management de l’Équipement (CSME) s’est imposé, selon Véronique Chanut 312 , comme « le fleuron de ce renouveau managérial 313  ». Après la décentralisation, cette formation venait répondre pour les agents du Ministère à une « nécessité impérieuse de redonner un sens à l’action et une nouvelle dimension à la légitimité d’intervention de l’Équipement 314  », admet aujourd’hui volontiers un chargé de mission au cabinet du Ministre.

Encadré n°2 : Le plan de « modernisation » du ministère de l’Équipement
Pour répondre aux conséquences de la décentralisation, « un plan de modernisation 316 est lancé en 1985. La même année, Serge VALLEMONT prend la tête de la direction du personnel. Venu “de la base”, il met en place une méthode de travail peu orthodoxe : convaincu que la modernisation doit venir du “terrain”, il incite, dans un premier temps, les services extérieurs à développer des initiatives de leur propre chef. Pendant cette période (1985-1987), il visite périodiquement, accompagné de son équipe, une DDE ayant élaboré de nouveaux outils de gestion ou d’organisation. Toutes les initiatives jugées pertinentes sont enregistrées et répertoriées puis mises en cohérence pour constituer le projet de modernisation du ministère […] généralisé au premier janvier 1988 pour l’ensemble des DDE. Outre les outils de mesure des coûts, le ministère de l’Équipement s’est exercé à développer le “professionnalisme” de ses agents […]. Á travers de multiples moyens, tout est fait pour inciter les agents, sans distinction de niveau hiérarchique, à adopter un comportement “managérial” dans l’exercice de leur activité professionnelle (développement de la gestion individuelle des personnes, entretien d’évaluation, dialogue social, formation). Outre la multitude d’incitations à l’adoption d’une éthique managériale, est créée en 1987 une école de management, le CSME (Cycle Supérieur de Management de l’Équipement). Cette formation s’inscrit exactement dans un processus d’éducation à la “responsabilité”. […] Dernière étape de la “modernisation” : le projet GEODE engagé en 1988, qui consiste en la mise en place d’un système de planification des activités et des moyens (les fameux POM, Plans objectifs-moyens). »

Le tableau que Serge Vallemont a dressé de la décentralisation lui a ainsi permis de valoriser l’urgence des mesures à prendre pour préserver le ministère de l’Équipement, et de présenter leur caractère managérial comme inéluctable et salvateur. L’argument de la décentralisation apparaît ainsi central dans ce « récit de la contrainte extérieure 317  » qui aurait imposé à l’administration de se transformer pour reconquérir une légitimité que le contexte avait mis à mal :

‘« Certes tous les services n’ont pas subi le choc de 1982 de la même manière ni au même moment. Ainsi les DDE ont été en première ligne. […] Ainsi la contrainte externe n’a pas été la même pour tout le monde ou du moins elle n’a pas eu le même poids. Á l’Équipement, elle a joué à plein et a permis au ministère d’entrer très tôt, dès 1986, dans une logique de modernisation qui a permis incontestablement de rassurer les services et de redorer son image 318 . »’

Le parallèle entre cette mise en scène rhétorique venue légitimer l’introduction de valeurs dites managériales dans la gestion des cadres supérieurs de l’Équipement à la fin des années quatre-vingt, et celle des responsables actuels du Ministère en vue de mobiliser l’encadrement supérieur apparaît saisissant.

Notes
283.

JOBERT Bruno (dir.), Le tournant néo-libéral en Europe, op. cit., 1994, p.9.

284.

Idem.

285.

Á l’instar des analyses disponibles dans Le tournant néo-libéral en Europe.

286.

Cf. l’encadré n°1 qui en témoigne.

287.

VALLEMONT Serge, Une vie d’ingénieur aux Ponts et Chaussées (1951-1995). Chroniques d’un témoin engagé, Paris, Presses de l’ENPC, coll. « Tradition », 2004, p. 263.

288.

Ibid., p.264.

289.

Ibid., p.265.

290.

Ibid., p.271.

291.

Ibid., p.275.

292.

Idem.

293.

Ibid., p.267.

294.

Ibid., p.274.

295.

Ibid., p.277.

296.

Á l’encontre de plusieurs travaux qui indiquent que la décentralisation a été particulièrement éprouvante pour l’administration de l’Équipement, les résultats de l’enquête indiquent que les ingénieurs des directions de l’Équipement sont sortis gagnants de la décentralisation, jouant de leur expertise pour se situer en intermédiaires entre les préfectures et les collectivités locales. ROUBAN Luc, Le pouvoir anonyme, op. cit., 1994, pp.81-82.

297.

CHANUT Véronique, L'État didactique, op. cit., 2004. Réunion-débat organisée par l’Institut du management public, observation directe, Paris, le 12 mai 2005.

298.

Organisée dans des locaux de l’ÉNA du sixième arrondissement de Paris, la présentation rassemble une bonne vingtaine de personnes. Parmi les visages connus (de nous) : plusieurs membres du comité de rédaction de la revue Politiques et management public, des sociologues (Patrice Duran est discutant, dans la salle se trouvent Michel Crozier et Jean-Gustave Padioleau), et des agents du ministère de l’Équipement (Gilles Jeannot, ingénieur des travaux publics de l’État et chercheur au laboratoire de sciences sociales de l’ENPC, Olivier Desjorges, également ITPE et membre de l’équipe dirigeante du mastère d’action publique et Patrick Gandil, directeur de cabinet du Ministre, qui sera nommé six jours plus tard secrétaire général du ministère de l’Équipement).

299.

Le livre présenté porte précisément sur l’action de Serge Vallemont, et notamment sur la création du cycle supérieur de management de l’Équipement (CSME) dont il est à l’origine.

300.

Véronique Chanut, qui fut responsable de la mission « Évaluation et prospective » et conseillère scientifique pour le CSME de 1990 à 1993, affirme également que la décentralisation a été instrumentalisée pour justifier l’urgence des réformes. Nous pouvons regretter néanmoins l’absence de description des ressorts de cette mise en récit. CHANUT Véronique, L’État didactique, op. cit., 2004, p.89.

301.

DURAN Patrice, « L’Équipement, une administration de gestion… », Annales des Ponts et Chaussées, op. cit., 2001, p.68.

302.

Á l’instar des pastoriens de Bruno Latour qui parle de « montreurs de microbes » révélant l’existence du bacille [LATOUR Bruno, Les microbes. Guerre et Paix, Paris, AM Métaillié, 1984], Erik Neveu qualifie de « montreurs de communication » certains professionnels des médias et de la publicité, qui s’appliquent à disséquer les risques de la communication et à les faire connaître au public au travers de publications très médiatisées. NEVEU Erik, Une société de communication ?, Paris, Montchrestien, coll."Clefs / Politique", 1994, p.102 et sq.

303.

D’aucuns pourraient s’étonner d’une telle franchise de la part d’un haut fonctionnaire impliqué dans les rouages du pouvoir administratif − mais également syndical, en tant qu’ancien secrétaire général du syndicat corporatiste des TPE, et politique, notamment en tant qu’ancien maire-adjoint d’une commune −, au risque de passer pour un stratège cynique et sans scrupule. Ce serait oublier non seulement que les liens profonds qui l’unissent avec plusieurs sociologues (nous y reviendrons) et ses multiples activités associatives et de réflexion sur le management dans le service public, attestent de sa volonté d’adopter une hauteur de vue qui légitime une telle réflexivité. Son autobiographie s’intitule, rappelons-le, Chroniques d’un témoin engagé. Ce serait également faire fi de la position de Serge Vallemont qui, protégé par une carrière atypique et remarquable (au sens propre), qui l’a conduit à endosser de hautes responsabilités sous des gouvernements étiquetés de droite comme de gauche, est désormais à la retraite, et, à l’heure du bilan, semble vouloir en garder la primeur, comme l’indique la publication de son autobiographie. Ce serait enfin ignorer qu’un tel « aveu » lui permet de témoigner de son intelligence tactique, de confirmer l’importance de son rôle au sein du Ministère et de mettre en valeur l’ampleur des réformes managériales qu’il a mises en œuvre.

304.

Cf. la définition infra.

305.

VALLEMONT Serge, Une vie d’ingénieur…, op. cit., 2004, p.276.

306.

Ibid., p.326.

307.

Ibid., p.304.

308.

Ibid., p.314.

309.

Ibid., p.312.

310.

Pour une présentation de cette réforme de la gestion des cadres du ministère par son auteur, voir : VALLEMONT Serge, ibid., p.310 et sq. ou encore, du même auteur : « Le projet de progrès et de modernisation de l’administration de l’Équipement », Politiques et management public, vol.7, n°3, 1989, pp.167-177.

311.

VALLEMONT Serge, Une vie d’ingénieur…, op. cit., 2004, p.315.

312.

Rappelons que Véronique Chanut a consacré sa thèse de gestion au CSME auquel elle a participé. Menée sous la direction du professeur Jacques Rajot, la thèse fut soutenue en 2001. Parmi les membres du jury figuraient deux ingénieurs généraux des Ponts et Chaussées : Yves Cousquer, qui fut notamment président de l’AIPC de 1998 à 2003 et président des Aéroports de Paris de 1999 à 2001, et Serge Vallemont qui a rédigé la préface du livre qui en est tiré.

313.

CHANUT, Véronique, L’État didactique, op. cit., 2004, p.41.

314.

Un chargé de mission au cabinet du Ministre. Réunion-débat organisée par l’Institut du management public, observation directe, Paris, le 12 mai 2005.

315.

Extraits de CHATY Lionel, L'administration face au management, op. cit., 1997., pp.208-209.

316.

Dans l’ouvrage de Lionel Chaty, le terme apparaît parfois seul ou encadré de guillemets, sans véritable distinction. Nous avons respecté ici ses choix typographiques.

317.

RADAELLI Claudio M., « Logiques de pouvoirs et récits… » Revue française de science politique, op. cit., 2000, p.265.

318.

DURAN Patrice, « Les pannes de la déconcentration… », Revue française d'administration publique, op. cit., 2006, p.760.