2) Deuxième acte de décentralisation : un « défi managérial 319  »

« L’étirement de la période transitoire fait mal. Il faut relancer très vite un nouveau projet 320  ! »

Dans les discours qu’ils adressent aux élèves et aux agents, dans le cadre de réunions ou via les bulletins d’information internes, les responsables du Ministère présentent le « deuxième acte » de la décentralisation comme une réforme managériale. Le management apparaît ainsi comme un outil de communication au profit du Ministère dont les défenseurs entendent mobiliser les cadres. C’est ainsi que le vice-président du conseil général des Ponts et Chaussées (CGPC), Claude Martinand, s’adresse aux élèves au cours de sa « Leçon inaugurale » au mastère d’action publique (MAP), la première année de sa création pour le nouveau corps fusionné :

‘« La décentralisation de Gaston Deferre conduit à un certain déclin de l’Équipement durant les deux dernières décennies […]. En 2004/2005 des défis, des menaces, mais aussi des opportunités et quelques atouts nous conduisent à une alternative difficile :
- ou bien la poursuite du déclin ;
- ou bien un formidable sursaut pour impulser recentrage et renouveau et conduire une véritable refondation du ministère et du corps des Ponts et Chaussées 321 . »’

Le transfert massif des routes aux collectivités, les mouvements de personnel qui s’ensuivent, et l’abandon des attributions qui ont alimenté la légitimité historique du corps sont traduits dans un langage mobilisateur, occultant ainsi la blessure de la décentralisation, le sentiment de perte de sens lié à l’exécution de fonctions résiduelles ingrates au sein de services exsangues 322 , pour apparaître comme de formidables « défis à relever 323  » et d’exaltants projets de « conduite des hommes 324  ». La décentralisation offrirait ainsi l’occasion aux ingénieurs des Ponts de participer à un moment historique. L’idée de « tournant 325  » et de mouvement refondateur est largement présente dans les discours :

‘« Vingt ans après la première étape de décentralisation, la période à venir constitue un véritable tournant historique pour l’évolution du rôle de l’État et du ministère en particulier 326 . »’

La contrainte est masquée en défi et les agents du Ministère sont dès lors vivement invités à saisir l’opportunité managériale qui leur est ainsi offerte de participer à une réforme d’envergure :

‘« Notre ministère doit relever des défis importants […] L’enjeu est de taille. Il s’agit de saisir l’opportunité que représentent ces évolutions pour recomposer entièrement le paysage du ministère et l’adapter aux changements de la société. […] Le ministre […] compte sur la mobilisation de chacun pour progresser ensemble dans cette voie 327 . »’

Une « réflexion sur l’avenir du ministère », intitulée « séminaire de Roquelaure », a été engagée, associant l’encadrement supérieur de l’administration centrale au cabinet du Ministre 328 . Á l’occasion de cette réunion qui s’est tenue durant deux jours consécutifs, les 16 et 17 septembre 2003, Gilles de Robien, alors ministre de l’Équipement, a rappelé :

‘« Au-delà des inquiétudes légitimes liées à la décentralisation, le changement qui s’annonce est l’occasion de saisir de nouvelles opportunités 329 . »’

Aux directeurs des services déconcentrés de l’Équipement cette fois, le Ministre a tenu le même discours propre à motiver l’encadrement :

‘« La décentralisation est une opportunité, un atout à saisir par l’Équipement et non un repli de l’État sur lui-même 330 . »’
Encadré n°3 : Quand le directeur de cabinet vient ré-enchanter la décentralisation auprès des élèves du corps
Le 16 décembre 2004, à 18h, le directeur de cabinet vient rendre visite en personne aux élèves de troisième année du corps des Ponts et Chaussées, première promotion du nouveau corps fusionné à inaugurer la formation commune à l’action publique. L’évènement est inédit 332 . Quelque jours avant, l’un des délégués de la promotion bat le rappel : « Il est TRÈS IMPORTANT que vous soyez tous là. Il serait du plus mauvais effet qu’on ne soit qu’une dizaine… Ça sera très intéressant 333  ». Pour les « corpsards », il est impensable de ne pas être au rendez-vous. Á la mi-décembre, les listes de postes proposés à la sortie de l’École ont déjà circulé. Plusieurs élèves ont pris des contacts avec les employeurs qui les intéressent, certains ont déjà obtenu un entretien. Ils sont en concurrence entre eux sur chacun des postes. C’est à ce propos que Patrick Gandil tient à les rencontrer. Dans la salle de la bibliothèque, la promotion au grand complet attend son arrivée. Le chargé de mission du corps l’accueille à l’entrée. Après une rapide entrée en matière, le directeur de cabinet rentre aussitôt dans le vif du sujet :
« Quid des DDE ? Peuvent-elles vivre sans routes ? C’est un véritable séisme pour le personnel des DDE car il y a un côté historique fondamental. C’est donc un changement assez important. […] [Mais dans les DDE] ce sont donc des métiers qui sont intéressants en permanence et captivants aujourd'hui, car c’est une phase de transition qu’il faut gérer. Captivants pour le DDE 334 , qui a pour responsabilité de gérer la boutique mais aussi pour ses collaborateurs que certains d’entre vous pourraient être. […]
Pour ceux qui ont envie de faire du management, gérer cette transition c’est tout à fait fantastique ! Je me suis efforcé d’envoyer quelques camarades pour faire ça. Car gérer un changement de service, ça demande un niveau de management très élevé ! […]
On est dans un vaste projet de réorganisation ! C’est du management pointu et ça demande un niveau technique important. C’est des beaux projets ! Faut être opiniâtre, c’est une belle occasion ! […] La moitié des départements n’auront plus beaucoup de routes nationales. L’idée c’est qu’une bonne partie du transfert se fasse en 2006. Ceux qui seront en territorial connaîtront l’ensemble de ce processus de décentralisation, y’a vraiment des choses passionnantes, c’est du management pointu ! […] Vous n’avez vraiment pas fait un mauvais choix [de corps] ! »
Le faible impact du discours et le décalage ressenti par les élèves est perceptible. Á la sortie, un « corpsard » s’exclame, remportant l’assentiment général de ses camarades :
« Il est quand même très fort ce Gandil : on a perdu 66% de longueur de routes mais le routier c’est génial, c’est central ! Il faudrait tous qu’on aille bosser là-dedans alors qu’y’a plus rien à faire ! »

Faisant de nécessité vertu, la rhétorique managériale tend à accréditer l’idée d’un État énergique qu’il serait exaltant de servir. Occuper un poste à responsabilité « sur le terrain » permettrait ainsi aux membres du corps d’être aux commandes d’une réforme de grande envergure et leur offrirait l’occasion de faire leurs preuves en tant que managers du changement. Les capacités de pilotage qui leur seraient attribuées dans le cadre de ces missions sont présentées comme autant d’opportunités professionnelles prestigieuses pour de hauts fonctionnaires prêts à s’investir dans les réformes. Annoncée comme une occasion d’acquérir des responsabilités valorisantes et un faire-valoir pour les hauts fonctionnaires chargés de la mener, la réforme décentralisatrice est pensée comme un couronnement permettant d’accéder à l’honneur professionnel. Venant flatter l’ego des cadres et leur prétendu « instinct managérial 335  », elle est décrite comme nécessitant des managers, figure d’idéal professionnel 336 convoquée comme un instrument de mobilisation de cadres supérieurs prétendument valorisés sur le plan hiérarchique par l’accès à ce statut honorifique et convoité 337 . Jouant paradoxalement sur l’attirance supposée des jeunes ingénieurs pour le secteur privé, les membres du corps exerçant dans l’administration tentent de les rassurer sur la plus-value managériale qu’apporterait à leur « équation personnelle » (selon la formulation indigène) une prise de poste dans l’administration : « Les premiers postes dans les services de mon Ministère sont un atout pour les jeunes qui essaiment vers le privé 338  », affirmera à son tour Gilles de Robien, alors ministre de l’Équipement. La réforme de l’État, telle qu’elle est présentée aux agents du Ministère, fait figure d’ambitieux défi à relever pour des cadres qui seraient en quête d’héroïsme 339 .

La mise en récit d’une montée des périls, l’exacerbation d’une contrainte extérieure brandie comme une menace et le recours à une rhétorique managériale aux accents galvanisants, apparaissent ainsi comme le fruit d’une élaboration collective qui vise à mobiliser l’encadrement supérieur dans une stratégie de sauvetage du ministère de l’Équipement. Dans cette situation conjoncturelle défavorable, nombreux sont en effet les agents à prédire un sombre avenir au Ministère et à craindre que son réservoir d’emplois ne constitue une variable d’ajustement 340 en matière de gestion des effectifs de la fonction publique 341 . Selon certains IPC, sans projet mobilisateur, le Ministère deviendra une « administration subsidiaire 342  », les grands corps le déserteront, « débauchés par les entreprises privées 343  », et il ne parviendra ni à conserver ni à attirer les cadres supérieurs susceptibles de le « piloter 344  ». Mobiliser les ingénieurs des Ponts en faisant du management un vecteur d’engagement au profit du Ministère permettrait ainsi de ressouder les rangs et de faire du corps un rempart. Les ingénieurs des Ponts et Chaussées sont-ils sensibles à un tel discours ? Sont-ils effectivement incités à demeurer fidèles au Ministère, et notamment à ses services déconcentrés, pour y mener des réformes censées les enthousiasmer ? Si les effets d’un tel discours sont malaisément mesurables, nous proposons à tout le moins d’examiner comment évoluent les rapports entre le corps des Ponts et Chaussées et le Ministère. Sans présumer du lien qui peut exister entre l’intensité des rapports qui les unissent et la performativité du discours managérial, nous proposons d’évaluer le degré de fidélité du corps à sa tutelle et son évolution.

Notes
319.

Un intervenant lors d’une réunion sur les métiers du corps, observation directe dans le mastère d’action publique (MAP), Paris, le 16 décembre 2004.

320.

Un adjoint d’un directeur départemental de l’Équipement, cité dans : MARTINAND Claude (vice-président du conseil général des Ponts et Chaussées), « Questions d’avenir sur les missions et l’organisation de notre ministère. Contribution du Bureau du CGPC », le 31 juillet 2003, p.22 (notre pagination).

321.

Leçon inaugurale du mastère d’action publique, prononcée le 6 septembre 2004 par le vice-président du CGPC, document dactylographié remis par l’auteur, p.4.

322.

C’est, nous le verrons, en des termes proches que les acteurs en entretien qualifient désormais les missions des cadres en DDE.

323.

Un intervenant lors d’une réunion sur les métiers du corps, observation directe dans le MAP, Paris, le 16 décembre 2004.

324.

Idem.

325.

MARTINAND Claude, « Questions d’avenir… », op. cit., le 31 juillet 2003, p.1 (notre pagination).

326.

METLTM, Stratégie ministérielle de réforme du ministère de l’Équipement, des Transports, du Logement, du Tourisme et de la Mer (METLTM) 2004-2007, Document de travail, 17 octobre 2003, p.11.

327.

Direction du Personnel, des Services et de la modernisation (DPSM), Équipement demain, Lettre d’information sur les réformes du ministère de l’Équipement, n°2, décembre 2003, p.1.

328.

Á ce sujet, cf. WOLFF Oren, Le ministère de l'Équipement face à la décentralisation, op. cit., 2007.

329.

DPSM, Équipement demain, Lettre d’information sur les réformes du ministère de l’Équipement, n°1, novembre 2003, p.1.

330.

Gilles de Robien aux directeurs départementaux réunis le 18 février 2003. Cité dans : DPSM, Flash Décentralisation, n°1, 6 mars 2003, p.1.

331.

Visite du directeur de cabinet du Ministre à la première promotion du MAP, observation directe, Paris, le 16 décembre 2004.

332.

Nous n’avons trouvé nulle trace d’une telle visite d’un directeur de cabinet à une autre promotion du corps en cours de scolarité et aucun des acteurs interrogés n’a eu le souvenir qu’un tel « évènement » ne se fut jamais produit dans l’histoire récente du corps des Ponts et Chaussées.

333.

Courrier électronique du délégué de la promotion ENPC 2004 aux élèves du MAP, objet : « De Robien et vos missions », le 10 décembre 2004. Source : remis par l’auteur.

334.

Le sigle renvoie à la fois à la structure départementale et à celui ou celle qui la dirige.

335.

Un intervenant lors d’une réunion sur les métiers du corps, observation directe dans le MAP, Paris, le 16 décembre 2004.

336.

Christopher Hood montre les investissements symboliques dont le management et les rôles qu’il met en scène font l’objet, apparaissant ainsi comme un « accomplissement professionnel » : HOOD Christopher, The Art of the State. Culture, Rhetoric and Public Management, Oxford, Clarendon Press, 1998.

337.

Luc Rouban évoque l’« intérêt professionnel » et « la satisfaction personnel[le] » qu’éprouveraient les fonctionnaires à effectuer de telles missions. ROUBAN Luc, La fonction publique, Paris, La Découverte, coll."Repères", 1996, p.109.

338.

Assemblée générale de l’AIPC, observation directe, Paris, le 6 juillet 2004.

339.

Cette idée émane d’une enquête effectuée par Véronique Chanut, présentée lors d’un colloque de l’association « Services publics » intitulé « Attirer des jeunes de talents pour bouger le service public ». Plusieurs ingénieurs des Ponts participent à cette association, dont Serge Vallemont fut le président. Observation directe, Paris, le 20 juin 2003.

340.

La configuration démographique du ministère de l’Équipement laisse présager de nombreux départs à la retraite dans les prochaines années. Ministère de la Fonction publique, de la Réforme de l’État et de l’Aménagement du territoire, « Sorties de fonction des titulaires civils à l’horizon 2018 et répartition par âge au 31décembre 2000 » dans « Situation et perspectives démographiques de la fonction publique de l’État », Rapport de la DGAFP, juin 2002, p.11.

341.

THEYS Jacques, GALLAND Jean-Pierre et al., « Le ministère de l’Équipement face à la décentralisation et aux nouveaux enjeux des années 2000 : quelles perspectives d’évolution ? » dans THEYS Jacques, PERDRIZET François et al., Décentralisation et évolution du ministère de l’Équipement, op. cit., p.23. D’après les données de l’INSEE, le ministère de l’Équipement fait partie des administrations qui ont perdu le plus d’emplois entre 1990 et 2000 (plus de dix mille), de nombreux départs à la retraite n’ayant pas été remplacés. Une des hypothèses avancées chiffre à plus d’un tiers la réduction des effectifs du ministère d’ici à 2020. Ibid., p. 31.

342.

« L’évolution tendancielle du ministère : qu’est-ce qui se passe, si rien ne se passe ? », Rapport de la DGAFP, ibid., p.25.

343.

Idem.

344.

Idem.