1) Splendeur de l’X et misère des DDE

Les quelques extraits précédemment mentionnés, tirés des considérations des IPC sur le déclin du Ministère, décrivaient la situation actuelle en la comparant à une période antérieure idéalisée durant laquelle l’ingénieur des Ponts aurait vécu un « âge d’or », jouissant d’un prestige local envié et d’une autorité incontestée. D’autres points de vue nous incitent à considérer avec précaution ce type de récit mythique. Dans son travail traitant de la création de l’École nationale des Ponts et Chaussées et qui s’étend jusqu’à la première moitié du dix-neuvième siècle, Antoine Picon évoque, déjà, le « décalage 345  » entre la qualité de l’instruction théorique dispensée par l’École polytechnique et la banalité de l’exercice quotidien du métier auquel elle prépare, et voit là l’un des principaux sujets d’insatisfaction des ingénieurs des Ponts et Chaussées. C’est en substance ce que narrait également Balzac au travers des illusions perdues de l’ingénieur Gérard, jeune ingénieur des Ponts affecté en province après ses études 346  :

‘« Entre seize et dix-huit ans, je me suis adonné à l’étude des sciences exactes de manière à me rendre malade, vous le savez. Mon avenir dépendait de mon admission à l’École polytechnique. […] Arrivé à l’École, j’ai travaillé de nouveau et avec bien plus d’ardeur, afin d’en sortir aussi triomphalement que j’y étais entré. […] Á vingt et un ans, je possédais les sciences mathématiques au point où les ont emmenées tant d’hommes de génie, et j’étais impatient de me distinguer en les continuant. […] J’entrai à l’École des Ponts et Chaussées […] je fus nommé à vingt-cinq ans, en 1828, ingénieur ordinaire. […] J’appris alors à quoi tendaient ces terribles déploiements d’intelligence, ces efforts gigantesques demandés par l’État. L’État m’a fait compter et mesurer des pavés ou des tas de cailloux sur les routes.
[…] Mon ingénieur en chef a soixante ans, il est sorti avec honneur, comme moi, de cette fameuse École ; il a blanchi dans deux départements à faire ce que je fais, il y est devenu l'homme le plus ordinaire qu'il soit possible d'imaginer, il est retombé de toute la hauteur à laquelle il s'était élevé [...]. L'homme qui se produisait à vingt-deux ans avec tous les symptômes de la supériorité, n'en a plus aujourd'hui que l'apparence. […] Mon ambition est-elle donc démesurée ? Je voudrais être utile à mon pays. Le pays m’a demandé des forces extrêmes, il m’a dit de devenir un des représentants de toutes les sciences, et je me croise les bras au fond d’une province ? 347  »’

Pour littéraire qu’elle soit, cette analyse nous semble avoir conservé toute son acuité 348 . Sans nécessairement prétendre à la pertinence d’une extrapolation de nos résultats sur l’ensemble du corps, l’enquête que nous avons menée auprès des ingénieurs des Ponts et Chaussées de la promotion 2004 de l’ENPC, issus de l’École polytechnique 349 , indique que la très grande majorité d’entre eux est entrée à l’X puis a intégré le corps des Ponts sans jamais l’avoir vraiment décidé. Paradoxalement, alors que la réussite dans les études élargit potentiellement l’éventail des choix d’avenir, s’opère un « effet de cliquet 350  » qui circonscrit la trajectoire scolaire et partant, cadre les ambitions professionnelles. Condamnés à la réussite perpétuelle, déterminés par leur position dans les concours, ces meilleurs élèves (les mieux classés) « se sentent irrésistiblement attirés par les plus grands corps 351  » : « on fait l’X parce qu’on a l’X, on fait le corps parce qu’on a le corps 352  », résume un jeune ingénieur des Ponts. Ils sont « pris au piège de leur excellence 353  » et contraints de devenir ce que leur dicte leur classement, sans avoir fait le choix de leur avenir professionnel 354 . Comme le formule très bien leur chargé de mission, ils « choisissent [le corps] […] pour retarder leur choix » :

‘« Les mécanismes de choix du corps des Ponts sont multiformes et il n’y a pas suffisamment de solidité par rapport à l’engagement vis-à-vis de l’État et par rapport aux métiers traditionnels. Beaucoup choisissent en fonction de leur classement, pour le prestige encore et aussi pour retarder leur choix 355  ! »’

Cette absence de perspective initiale et de motivation pour les métiers du corps renforce sans doute l’amertume des jeunes ingénieurs qui découvrent sans tarder tout ce qui sépare leur excellence scientifique de la réalité quotidienne du travail dans les directions départementales de l’Équipement 356 . Ainsi, à propos d’un stage professionnalisant proposé durant la scolarité du corps qu’un ancien directeur du Personnel évoque ce sentiment de déclassement qui envahit potentiellement les jeunes élèves :

‘« Il y avait un stage en service déconcentré de l’Équipement, on y envoyait les ingénieurs élèves. Il fallait vraiment qu’ils aiment le béton, les routes et tout ça, parce que c’était vraiment les chantiers profonds là… Donc un décalage énorme entre ce qu’on leur avait appris, la vision que leur offraient leurs études et puis une réalité quotidienne qui peut être intéressante mais qui était montrée sous l’aspect le plus dur, quoi 357  ! »’
Encadré n°4 : La mauvaise réputation
Ce qui se dit dans le corps sans nécessairement être formulé, les jugements à demi-mot qui s’échangent sur le ton de l’évidence et les complicités qui se nouent sur des constats entendus, sans qu’il soit besoin d’étayer davantage, nous semblent dignes d’attention. Seul un travail et une présence de longue durée au sein du corps permettent au chercheur une imprégnation suffisante pour se familiariser avec quelques-uns des implicites, des non-dits et des sous-entendus qui naissent du vivre-ensemble et contribuent à souder un corps. S’il doit faire preuve de rigueur dans ses observations, veiller à la fiabilité de ses sources et à la rigueur de son protocole d’enquête, bref être attentif à la scientificité de sa démarche 358 , le chercheur a, nous semble-t-il, des enseignements à tirer de types peu protocolaires de recueils de l’information. Ainsi en va-t-il de formes de parole sociale plus grossières et évanescentes telles que la rumeur, la réputation ou l’anecdote qui, comme le rappelle Luc Boltanski, « éclaire le dessous des choses 359  ». Á condition de ne pas les prendre au mot, elles en disent parfois long sur les représentations et les états d’esprit.
La démarche s’avère moins aisée lorsqu’il s’agit d’apprécier ce qui se dit sur le corps dans le corps. Et les acteurs imposent une résistance aux sollicitations à visée réflexive. Á la faveur d’une pause à la suite d’un enseignement de l’ENPC, quelques anciens élèves de l’X se retrouvent « à la cafet’ » pour fumer une cigarette 360 . Ce moment d’entre-soi des élèves peu nombreux à fumer est propice à la complicité. Ils se remémorent le « Forum de l’X », grand’messe où les entreprises, les laboratoires de recherche, les Écoles et les corps font leur promotion auprès des Polytechniciens. Une remarque à la dérobée sur le corps des Ponts nous encourage à intervenir pour demander que soient explicités les sous-entendus d’une conversation dont la teneur nous échappe. Revenant à la charge en plusieurs occasions, nous recueillons, par bribes, ce qui se dit (par certains) dans le corps sur le corps, dans les forums de l’X.
Á Polytechnique, l’administration en général et le ministère de l’Équipement en particulier souffrent d’une réputation peu enviable auprès de certains élèves. Véhiculant l’image d’une institution « archaïque », « grisâtre », engluée dans ses routines administratives, le ministère de l’Équipement apparaît comme le synonyme de la tradition et de l’absence de dynamisme. De manière symptomatique, nous racontent les élèves, lors des « Forums de l’X », les entreprises prennent place à la lumière du jour dans le hall marbré de Polytechnique derrière de luxueux stands. Elles distribuent des plaquettes attrayantes sur papier glacé, font miroiter des salaires alléchants et des carrières « à l’international ». Pendant ce temps, les représentants de l’État venus promouvoir les grands corps sont cantonnés dans l’ombre du sous-sol, à côté des toilettes, derrière des stands cartonnés d’allure poussiéreuse. Ceux du corps des Ponts ont des airs de « bureaucrates », ils parlent de génie civil et de travail « sur le terrain » dans les DDE.
Si les propos sont à lire au conditionnel, car nous n’avons pas été témoin de ces scènes, ils semblent néanmoins répandu au sein du corps, comme nous avons pu le constater lors de nos enquêtes par observation directe au sein du mastère d’action publique. Les plus anciens en sont d’ailleurs conscients. Évoquant de lui-même cette mauvaise réputation du Ministère auprès des Polytechniciens au cours d’un entretien, le directeur de cabinet de l’ancien ministre de l’Équipement Jean-Claude Gayssot, nous confiait sa volonté − non encore concrétisée… − de mettre en place un groupe de réflexion avec de jeunes membres du corps pour « redorer le blason du service public 361  ».

Le « sentiment d’absurdité 362  » évoqué par un jeune ingénieur les premiers jours de son arrivée dans une direction départementale de l’Équipement résume le fossé qui sépare l’idéal scientifique des enseignements dispensés à Polytechnique et la trivialité des missions qui lui ont échu « sur le terrain ». C’est exactement ce qu’affirme Theodore Porter dans l’extrait qui suit :

‘« The ablility to deploy mathematics skillfully was an important component of their professional identity. The abstract analysis emphasized at Polytechnique was taught for reasons having more to do with science and mathematics than engineering. That style of mathematics was, Gillispie suggests, almost useless for roads and canals […] worse than useless, it gave form to an ethos of disdain for skills and materialities 363 . »’

Le sentiment de désenchantement vécu par les jeunes ingénieurs des Ponts passés dans les services déconcentrés de l’État apparaît davantage comme un rite de passage, sorte de « bizutage » qui certifierait la conversion à un « devenir-ingénieur », tant il semble être évoqué à des époques différentes. Néanmoins, les évolutions de l’action publique locale ont assurément rendu les missions dans les DDE plus ingrates et la transition moins aisée.

Notes
345.

PICON Antoine, L’invention de l’ingénieur moderne, op. cit., 1992, p.461.

346.

Le personnage est inspiré de son beau-frère, Eugène Surville, ingénieur des Ponts et Chaussées mécontent de son métier. Á propos de sa carrière et ce qu’elle peut expliquer de la diatribe de Balzac, cf. BRUNOT André et COQUAND Roger, Le corps des Ponts et Chaussées, op. cit., 1982, pp.142-147.

347.

BALZAC Honoré de, « Gérard à Grossetête », Le Curé de village, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1978 (1ère éd. : 1841), pp.794-800.

348.

Les erreurs historiques relevées par André Brunot et Roger Coquand dans le texte de Balzac ne retirent rien à la finesse de l’analyse. Pour plus de détails, cf. : BRUNOT André et COQUAND Roger, Le corps des Ponts et Chaussées, op. cit., 1982, pp.137-152.

349.

La promotion compte également des ITPE qui ont intégré le corps des Ponts par la voie du concours interne. Á l’occasion de notre enquête d’observation directe aux côtés des élèves du corps des Ponts durant leur formation à l’action publique, nous avons ainsi sondé l’ensemble des ingénieurs issus de l’École polytechnique sur les motivations qui ont présidé leur choix d’intégrer une préparation aux grandes Écoles scientifiques, puis l’École polytechnique et enfin le corps des Ponts et Chaussées.

350.

C’est ce que montre également Jean-Michel Eymeri au sujet des élèves de l’École nationale d’administration : EYMERI Jean-Michel, La fabrique des énarques, op. cit., p.107.

351.

SADRAN Pierre, Le système administratif français, op. cit., 1997, p.127.

352.

Entretien auprès d’un jeune ingénieur des Ponts de la promotion X97, Paris, le 15 novembre 2002. C’est la « dialectique de la consécration et de la reconnaissance au terme de laquelle l’École choisit ceux qui la choisissent parce qu’elle les choisit » décrite par Pierre Bourdieu dans : BOURDIEU Pierre, La Noblesse d'État, op. cit., 1989, p.140 (en italique dans le texte).

353.

EYMERI Jean-Michel, La fabrique des énarques, op. cit., 2001, p.107.

354.

Jean-Michel Eymeri souligne à cet égard le décalage entre cette absence de choix et les discours officiels qui décrivent la passion de l’intérêt général censée mouvoir les serviteurs de l’État qui verraient dans le service public une vocation. Ibid., pp.87-88.

355.

Entretien auprès du chargé de mission du corps des Ponts, La Défense, le 26 février 2007.

356.

Le « désajustement » entre les attentes de l’individu et les exigences du corps peuvent conduire à une « prise de distance à l’égard de l’institution » qui mène à ce que Jacques Lagroye et Johanna Siméant appellent des « itinéraires de déception ». LAGROYE Jacques et SIMEANT Johanna, « Gouvernement des humains et légitimation des institutions », dans FAVRE Pierre, HAYWARD Jack et SCHEMEIL Yves (dir.), Être gouverné. Études en l'honneur de Jean Leca, Paris, Presses de Sciences po, coll."académique", 2003, p.67.

357.

Entretien auprès d’un ancien directeur du Personnel, Noisiel, le 28 janvier 2004.

358.

PAYRE Renaud et POLLET Gilles, « Analyse des politiques publiques et sciences historiques… », Revue française de science politique, op. cit., 2005.

359.

Selon le dictionnaire Le Robert, cité dans BOLTANSKI Luc, avec DARRE Yann et SCHILTZ Marie-Ange, « La dénonciation », Actes de la recherche en sciences sociales, n°51, mars 1984, p.4.

360.

Observation directe durant la formation des « deuxième année » de l’ENPC, Champs-sur-Marne, le 19 septembre 2003.

361.

Entretien avec le président de la première section du CGPC, ancien directeur de cabinet du ministre de l’Équipement, La Défense, le 17 février 2003.

362.

Entretien auprès d’un jeune ingénieur des Ponts de la promotion X97, Paris, le 15 novembre 2002.

363.

PORTER Theodore M., Trust in Numbers. The Pursuit of Objectivity in Science and Public Life, Princeton, Princeton University Press, 1995, p.20.