2) Quand les comportements dévient de la norme, de la technique et du terrain

Trois questions précises nous permettent de caractériser l’état des rapports entre le corps des Ponts et le ministère de l’Équipement : quelle est l’évolution des effectifs du corps occupant la position administrative censée concerner la majorité des IPC, soit la « position normale d’activité » (PNA, cf. infra) ? Les métiers techniques du corps attirent-ils toujours les ingénieurs du corps ? Et, enfin, comment évolue la présence des IPC au sein des services déconcentrés ?

Encadré n°5 : Difficultés de l’analyse statistique du corps des Ponts et Chaussées
La multiplication de données non harmonisées
Les chiffres disponibles sont non seulement disparates selon les institutions dont ils émanent mais se contredisent également au sein d’une même source.
Pour donner quelques exemples précis parmi d’autres, les données concernant les affectations des jeunes IPC en sortie d’École diffèrent selon qu’elles sont relevées par l’ENPC (qui en rendait compte dans ses publications L’École des Ponts depuis 1960), par le chargé de mission du corps qui gère les sorties d’École et élabore à cette fin ses propres bases de données, ou par les services gestionnaires de la DPS qui présentent leurs propres effectifs dans les bilans de gestion du corps des Ponts et Chaussées. Selon que l’on s’adresse à l’une ou l’autre de ces institutions, les chiffres concernant un même sujet s’avèreront (parfois radicalement) différents.
L’analyse des bilans de gestion du corps relève également d’un véritable casse-tête. D’une année sur l’autre, les chiffres indiqués sous un item identique sont modifiés sans explication.
Par ailleurs, le terme « effectifs totaux du corps » recouvre selon les cas des réalités disparates. Lorsque le chiffre n’est pas commenté, il revient à son lecteur de déterminer s’il inclut ou non les « ingénieurs-élèves », à savoir les ingénieurs non encore nommés « ingénieurs des Ponts et Chaussées », qui sont en formation à l’École en première et deuxième année (la nomination n’intervenant qu’au début de la troisième année à l’ENPC). Ou alors si le chiffre correspond ou non aux ingénieurs dit « en activité », excluant ainsi de fait les retraités, les « ingénieurs-élèves » et les IPC nouvellement nommés qui ont encore un an de formation initiale à accomplir avant d’être affectés sur un poste. Ou encore si, parmi les ingénieurs « en activité », l’auteur du comptage comprend ou non les ingénieurs qui ont été nommés IPC mais ont rendu leur démission afin de travailler dans le secteur privé. Ou enfin, plus rarement, s’il comprend ou non les ingénieurs des Ponts issus du concours professionnel et de la liste d’aptitude ou bien s’ils opèrent un distinguo en regroupant les « X-Ponts », soit ceux d’entre le corps qui sont issus de l’École polytechnique.
Une gestion plurielle du corps
Les dissonances apparentes entre les chiffres disponibles relèvent également du caractère éclaté de la gestion du corps. Le CGPC ne dispose que d’une autorité morale dans ce domaine. C’est la direction du Personnel qui est la véritable gestionnaire. Mais l’association professionnelle du corps (AIPC) prétend également y participer et dispose de données chiffrées précises sur les positions des ingénieurs des Ponts. Or ces deux institutions sont porteuses d’intérêts divergents en matière de gestion du corps.
Ainsi, l’enquêteur qui souhaite déterminer le niveau de présence des IPC en entreprise privée et son évolution, se trouve confronté à un épineux problème. Du côté des bilans de gestion, établis par les services de la direction du Personnel, le critère « entreprise privée » n’apparaît pas. Il faut donc « jongler » avec les catégories qui recouvrent les positions administratives. Mais les regroupements sont parfois modifiés d’une année sur l’autre et il arrive que les services gestionnaires fusionnent certaines catégories administratives, brouillant ainsi la perspective longitudinale sur plusieurs années. En outre, le résultat obtenu par la DPS en termes d’effectifs d’IPC dans le secteur privé apparaît largement inférieur aux chiffres que l’on retrouve par ailleurs, via par exemple les informations diffusées par le groupement des associations de la haute fonction publique, dit « G16 », qui n’indique pas les sources auxquelles il a puisé ses données 365 .
Mais les différences sont encore plus flagrantes avec les données chiffrées de l’AIPC, eu égard à la proximité des deux institutions vis-à-vis du corps des Ponts et Chaussées. L’association professionnelle du corps qui se donne notamment pour mission de promouvoir la mobilité entre les secteurs public et privé, entretient à ce titre des relations avec les ingénieurs qui ont statutairement quitté le corps en étant « rayés des cadres » ou en donnant leur démission, afin de travailler dans le secteur privé. Elle comptabilise les démissionnaires dans les effectifs du corps, faisant ainsi largement augmenter le taux de présence des IPC dans le secteur privé. L’association propose par ailleurs un annuaire des « IPC en entreprises » qui comprend en réalité l’ensemble des ingénieurs des Ponts travaillant dans le secteur dit concurrentiel, soit un ensemble bien plus important que le strict domaine des entreprises privées. Si l’on considère néanmoins les données quantitatives de l’association relative au secteur privé proprement dit et que l’on en retire les démissionnaires, on devrait logiquement retrouver des effectifs identiques à ceux relevés par la direction du Personnel. Or la marge d’erreur reste de près de 150 personnes (sur une population de 500 IPC dans le privé pour l’AIPC et de 220 pour la DPS) !
Encadré n°6 : Une gestion stratégique au cœur d’enjeux institutionnels
Les différences de comptabilisation des effectifs entre la DPS et l’association du corps des Ponts ont récemment donné lieu à un échange un peu vif entre des représentants des deux institutions, échange auquel nous avons eu l’opportunité d’assister… sans obtenir d’explication sur la divergence de leurs effectifs.
Un des représentants de l’AIPC se rend au bureau du service gestionnaire de la direction du Personnel, l’objet du rendez-vous est précisément de faire le point sur leurs méthodes respectives de calcul. Nous sommes autorisée à assister à la réunion. Il présente la manière dont il a procédé pour recueillir ses effectifs et déterminer ses catégories. Il fait observer « des divergences assez fortes, notamment sur le privé » avec les bilans de gestion élaborés par la DPS :
« - Chez vous, il est à 17% en 2005 alors que chez nous il monte à 26%, précise-t-il, évoquant la dernière publication de la DPS
« - C’est une question de définition, nous n’avons pas la même définition du privé !, lui rétorque le chef du bureau.
« - Je suis demandeur de réponses méthodologiques !, insiste le représentant de l’AIPC. Notre principal doute par rapport à vous, ça tient vraiment au chiffre que vous avancez concernant les entreprises…
« - On ne gère que les IPC donc il n’y a pas de raison de retrouver des démissionnaires dans nos chiffres puisqu’ils n’appartiennent plus au corps !!, s’agace le représentant de la DPS […]
« - Mais vous avez une liste de ce que vous mettez dans le privé ? […] Vous, DGPA 367 , vous avancez un chiffre de 220 agents « en entreprise » en 2005. Il s’agit bien des gens dans le privé là ? [Le chef de bureau confirme] Parmi eux, 178 sont en dispo’ mais si on ajoute mes 137 démissionnaires encore en activité, on est encore bien loin des 500 !!
« - 500 c’est quand même beaucoup… clôt le chef de bureau, l’air dubitatif.
La réunion se termine rapidement, le chef de bureau est pressé. Il met fin à l’entretien vingt minutes plus tard. Ils prévoient de s’échanger leurs modes de calculs. Dès le lendemain, nous recevons le chef de bureau et moi-même un courrier électronique signé du représentant de l’AIPC. Il remercie pour l’échange, nous remet la version électronique de ses tableaux et propose de prolonger la discussion. Plusieurs mois plus tard, il n’avait toujours pas reçu de réponse de la part du chef de bureau…
L’association professionnelle et la DPS ont en effet intérêt à ce que les chiffres qu’elles avancent valorisent leur travail, leurs actions et leur raison d’être. La direction du Personnel et des Services veille à pourvoir les besoins du ministère de l’Équipement en agents. C’est notamment le rôle du chargé de mission qui est en partie évalué sur les chiffres de démission et de mise en disponibilité qu’il présente annuellement. Les services gestionnaires n’ont donc nul intérêt à faire valoir un chiffre élevé de départs d’ingénieurs des Ponts dans le secteur privé. Á l’inverse, l’AIPC encourage et aide les ingénieurs qui viennent rencontrer ses représentants à « faire rayonner » largement le corps « au service de la Nation 368  », autrement dit en dehors de l’État. Elle entretient ainsi un réseau d’ingénieurs des Ponts dans différents secteurs d’activités dans le domaine privé (cf. chapitre 4). Se prévalant de cette connaissance et du contact qu’ils ont préservé avec les IPC du secteur privé, y compris ceux qui ont démissionné, ses représentants revendiquent d’être associés à la gestion du corps. Ils souhaitent instaurer une gestion tripartite qui leur offrirait une place aux côtés des représentants du CGPC et de la DPS, leur rôle consistant à s’occuper de la mobilité des hauts fonctionnaires.
Notes
364.

Nous reproduisons là sous la forme d’extraits une notice méthodologique plus développée qui figure en annexes.

365.

Un ingénieur des Ponts et Chaussées qui a occupé pendant dix ans des fonctions de responsabilité au sein de l’AIPC qu’il a quittée en 2007, était en même temps, et est encore à l’heure actuelle, secrétaire général du G16. On pouvait ainsi s’attendre à ce qu’il ait fourni au groupement d’associations les données relatives au corps des Ponts. Étonnamment, les chiffres concernant, par exemple, le pantouflage diffèrent d’une institution à l’autre.

366.

Rendez-vous entre un permanent de l’AIPC et un chef de bureau de la DPS, observation directe, La Défense, le 2 avril 2007.

367.

Rappelons que la DPS s’intitule désormais « direction générale des Personnels et de l’Administration » (DGPA).

368.

Entretien auprès d’un responsable de l’AIPC, Paris, le 9 septembre 2003.